Programme détaillé
Sonata V, en la majeur
Extraite du recueil Sonatinae XII pro Violino solo cum Basso continuo (Vienne, 1692)
Praeludium – Sonata
Partia III pour 2 violons et basse continue, en la majeur, C 64 (extraits)
Extraite du recueil Harmonia artificioso-ariosa (Salzbourg, 1696)
Scordatura : la2, mi3, la3, mi4
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Bernardo Storace (1637-1707)
Ballo della battaglia
Extrait du recueil Selva di varie compositioni d’intavolatura per cimbalo ed organo (Messine, 1664)
Corrente in Tromba detta la Spada, a tre
[Courante en trompette dite l’Épée, à trois]
Bataille en ré majeur (Codex Rost)
Chaconne en ré majeur (Codex Rost)
Johann Heinrich Schmelzer (1623-1680)
Lamenta a tre (Codex Rost)
Harpeggio
Prélude de la Partita V du recueil Artificiosus Concentus pro camera, distributus in sex parte, seu partias à violino solo con basso bellè imitate (Salzbourg, 1715)
Scordatura : sol2, ré3, la3, ré4
La Crucifixion, autrement nommée La Prise de Vienne par les Turcs
Sonate X du recueil Rosenkranz-Sonaten [Sonates du Rosaire], composé vers 1674-1676 à Salzbourg
Scordatura : sol2, ré3, la3, ré4
Præludium – Aria – Variatio – Adagio
Extraite de la Partia V pour deux violons, en sol mineur, du recueil Harmonia artificioso-ariosa (Salzbourg, 1696)
Scordatura : sol2, ré3, la3, ré4
Praeludium
Extrait de la Sonata IV, en ut mineur, du recueil Sonatinae XII pro Violino solo cum Basso continuo (Vienne, 1692)
Il combattimento tra David e Goliath
[Le Combat de David contre Goliath]
Suonata prima du recueil Musicalische Vorstellung einiger Biblischer Historien in Sanaten-Manier («Sonates bibliques» pour clavecin) (Leipzig, 1700)
Arrangement instrumental : Alice Julien-Laferrière
I. Le bravate di Goliath [Les Bravades de Goliath]
II. Il tremor degl’Israeliti alla comparsa del Gigante, e la loro preghiera fatta a Dio [La Frayeur des Juifs à la vue du Géant, et leur prière faite à Dieu]
III. Il corragio di David, ed il di lui ardore di rintuzzar l’orgoglio del nemico spaventevole, colla sua confidenza messa nell’ajuto di Dio [Le Courage de David, et son ardeur à rabaisser l’orgueil de l’épouvantable ennemi, avec la confiance placée dans l’aide de Dieu]
IV. Il combattere fra l’uno e l’altro e la loro contesa ; vien tirata la scelce colla frombola nella fronte del Gigante ; casca Goliath [Leur Combat et leurs querelles ; la pierre lancée par la fronde atteint le front du Géant ; Goliath s’effondre]
V. La vittoria [La Victoire de David]
VI. Il giubilo comune, ed i balli d’allegrezza del Populo [La Liesse générale et les danses d’allégresse du Peuple]
Concert sans entracte.
Distribution
Ensemble Artifices :
Alice Julien-Laferrière violon et direction
Minori Deguchi violon
Julie Dessaint viole de gambe
Kazuya Gunji et Mathieu Valfré clavecin et orgue
Adrien Pineau timbales
Introduction
Au XVIIe siècle, les pays germaniques du sud, influencés par l’Italie, développent une école de violon d’une grande virtuosité, où brillent des compositeurs tels que Johann Heinrich Schmelzer et Heinrich Ignaz Franz von Biber. Ils utilisent des techniques innovantes comme la scordatura (un accord des cordes différent de l’accord standard) et différents effets de jeu pour enrichir l’expressivité du violon. Ils cultivent le stylus fantasticus, où la virtuosité se met au service d’une imagination débordante et de musiques narratives. Un des thèmes en vogue, en cette période secouée de conflits où pèse la menace ottomane, est celui des batailles où les timbales viennent volontiers renforcer les instruments à cordes pour peindre le fracas des combats. Vers 1775, Biber compose avec les Sonates du Rosaire un recueil magistral, dont la dixième sonate sera reprise sous le titre de Victoire des chrétiens dans un recueil de 1683, attribuée à Andreas Schmelzer (fils), pour saluer la victoire du roi de Pologne sur les Turcs au siège de Vienne. Autre monument du répertoire baroque, les Sonates bibliques de Johann Kuhnau (1700) sont écrites à l’origine pour clavier (clavecin ou orgue) et retracent en musique différents épisodes de la Bible. La première sonate, arrangée par Alice Julien-Laferrière, peint la victoire de David contre Goliath.
Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon
Artificiosus
Au XVIIe siècle, en musique comme dans les arts en général, les pays germaniques du sud sont fortement marqués par l’influence italienne. Mais il s’y développe bientôt une école de violon originale ainsi que des ateliers de lutherie de qualité qui rivalisent avec ceux de Crémone (le luthier le plus représentatif de cette école est Jakobus Stainer, d’Innsbruck). Les compositeurs, dont les plus célèbres sont Johann Heinrich Schmelzer et Heinrich Ignaz Franz von Biber, développent un style d’une grande virtuosité, utilisant fréquemment les doubles cordes dans un jeu polyphonique complexe, et inventent des procédés sonores descriptifs inédits à base de pizzicati (cordes pincées), col legno (jeu avec le bois de l’archet), batteries rapides et ornements particuliers. Ils utilisent largement la scordatura, procédé qui consiste à changer l’accord standard des cordes du violon pour donner à chaque œuvre une sonorité spécifique, notamment par la résonance des cordes à vide. Si la scordatura complique la lecture en déplaçant la notation des hauteurs, elle favorise le jeu polyphonique propre à chaque tonalité par l’utilisation d’accords pleins, et permet d’élargir la palette expressive du violon, ce qui correspond au goût baroque pour l’artifice, la variété et l’expressivité des affects.
Fantasticus
La représentation des batailles en musique remonte à la Renaissance, avec le fameux exemple de La Guerre, chanson polyphonique de Clément Janequin évoquant la bataille de Marignan à grand renfort d’onomatopées dont la célébrité européenne a donné lieu à de nombreuses adaptations instrumentales. On peut citer également, à l’orée de l’époque baroque, le «stile concitato» (style agité) que Monteverdi déploie dans son Huitième Livre de madrigaux pour représenter les passions guerrières. À l’époque baroque, le goût d’un art représentatif prend de l’ampleur, sur les scènes d’opéra comme dans l’art instrumental qui conquiert son autonomie. On y cultive le stylus fantasticus, où une virtuosité extraordinaire est au service de l’imagination, sans le secours d’un texte chanté.
«Le stylus fantasticus convient aux instruments. C’est la méthode de composition la plus libre, la moins contraignante, elle n’est liée à rien, ni aux mots, ni à un thème mélodique ; elle fut instituée pour illustrer le génie et enseigner les préceptes cachés de l’harmonie et l’ingéniosité des phrases harmoniques et fugues.»
Athanasius Kircher, Musurgia universalis, 1650
Certains compositeurs de cette époque, notamment dans les pays germaniques, ont introduit dans leurs œuvres instrumentales des éléments descriptifs ou narratifs (chants d’oiseaux, récits dramatiques) et ont évoqué les échos guerriers avec un sens du pittoresque et une expressivité exaltée. Ces compositions ne sont pas des musiques militaires à proprement parler (elles sont destinées aux cordes ou aux claviers, et non pour trompettes et timbales) mais elles reprennent les stéréotypes sonores des batailles pour en restituer l’animation, le fracas des armes, les cris des combattants, l’écho des fanfares et des marches, les lamentations des blessés, les célébrations glorieuses. C’était peut-être une façon d’exorciser la réalité sordide des conflits, avec son cortège de massacres, pillages, famines et épidémies. Le souvenir de la guerre de Trente Ans, qui avait ensanglanté une bonne partie de l’Europe dans la première moitié du XVIIe siècle, restait vivace, et les incursions des Turcs menaçaient régulièrement l’empire des Habsbourg. L’évocation du fracas des batailles dans la musique de cour permettait de transposer ces réalités en insistant sur la gloire militaire des princes et des souverains, et sur leur rôle dans la défense de la foi chrétienne.
La battaglia
L’ensemble Artifices a conçu un programme haut en couleurs où les interprètes se sont permis de rehausser la musique de chambre pour cordes par la présence de timbales baroques, qui apportent une dimension sonore supplémentaire aux évocations guerrières. En effet, sur les champs de bataille, les timbales étaient associées aux trompettes dans les régiments de cavalerie, corps d’armée les plus prestigieux. Quant aux trompettes, outre leur rôle utilitaire de communication sur les champs de bataille, elles accompagnaient les parades de prestige en rehaussant la gloire des chefs militaires. Ce sont des instruments naturels (les pistons ne sont pas encore inventés) dont les possibilités mélodiques sont limitées essentiellement aux sons harmoniques, c’est-à-dire aux arpèges d’accords parfaits majeurs, symbole de perfection. Leurs fanfares éclatantes deviennent vite un stéréotype musical facilement reproductible par les instruments de chambre (comme par exemple au début du prélude de la Partia III d’Harmonia artificioso-ariosa de Biber). La scordatura des violons, en favorisant des intervalles acoustiquement purs, contribue à cette imitation. La trompette, représentant le pouvoir temporel, est aussi un instrument symbolique entre la vie et la mort, associé aux anges messagers : elle annonce la résurrection du Christ, ou encore la fin des temps.
Sonates du rosaire
Biber, grand virtuose et profond compositeur, domine l’école des violonistes d’Autriche et d’Allemagne du sud. Originaire de Bohême (pays qui était alors le «conservatoire de l’Europe» grâce à l’enseignement dispensé par les collèges de jésuites), disciple du violoniste viennois Schmelzer, il rejoint en 1670 la chapelle de l’archevêque de Salzbourg où il est nommé Kapellmeister en 1684. Au sein de sa production instrumentale, sa création la plus marquante est un recueil de quinze sonates pour violon et basse continue, les Rosenkranz-Sonaten [Sonates du Rosaire], qui illustrent les quinze mystères du Rosaire (prière catholique de méditation sur les étapes de la vie du Christ et de la Vierge Marie). Il s’agit donc d’une œuvre hautement spirituelle, imprégnée de symbolisme, destinée sans doute à accompagner les dévotions de la Confrérie du Rosaire de Salzbourg. À part la première (accord standard), chaque sonate a une scordatura propre, lui donnant sa coloration spécifique. La dixième sonate est consacrée à la Crucifixion. D’une expression dramatique (sol mineur), le prélude commence par un motif en forme de croix et fait entendre des rythmes heurtés et violents, censés imiter les coups de marteau. Ensuite un air à variations permet de méditer sur le moment ultime où le Christ a remis son âme à Dieu le Père, et le tremblement de terre qui s’est ensuivi.
Ce qui justifie la présence de cette sonate dans un programme centré sur les batailles, c’est qu’elle est reparue quasi à l’identique dans un recueil postérieur, sous le titre de Victori der Christen [Victoire des chrétiens], attribuée à Andreas Schmelzer (fils), en 1683, date de la victoire du roi de Pologne sur les Turcs au siège de Vienne. Les sous-titres évoquent à présent «Les Turcs en marche», «Les Turcs font le siège de Vienne», «L’Attaque des Turcs», «Avance des Chrétiens», «Combat des Chrétiens», «Recul des Turcs», «Victoire des Chrétiens». La symbolique initiale a pu être détournée, n’étant pas une transcription sonore anecdotique, mais cela laisse à réfléchir sur la notion de «musique à programme»…
La musique à programme (qui s’oppose à la «musique pure») est une forme de musique instrumentale qui cherche à raconter une histoire, peindre une scène, illustrer un sujet extra-musical (littéraire, pictural, historique, naturel…) sans avoir recours à des mots.
Les Sonates bibliques de Johann Kuhnau (prédécesseur de Johann Sebastian Bach comme cantor à Leipzig) sont un autre célèbre exemple de musique à programme de l’époque baroque. Ce sont des œuvres pour clavier (clavecin ou orgue) qui retracent en musique différents épisodes hauts en couleur de l’histoire sainte. Alice Julien-Laferrière a arrangé la première sonate pour son ensemble instrumental, lui conférant un pouvoir d’évocation accru. On remarquera la lourdeur du géant Goliath qui s’avance d’un air bravache, l’angoisse du peuple israélite, qui chante un choral harmonisé de douloureux chromatismes, le joyeux courage du jeune David, l’animation du combat et le coup de fronde fatal, et enfin, après la déroute des Philistins, la liesse générale de la victoire.
– Isabelle Rouard