Programme détaillé
Sonate n° 4, en mi bémol majeur, op. 7
I. Allegro molto e con brio
II. Largo con gran espressione
III. Allegro – Minore – Allegro da capo
IV. Rondo : Poco allegretto e grazioso
[30 min]
1. Andante con moto : Cantabile e compiacevole
2. Allegro
3. Andante : Cantabile e grazioso
4. Presto
5. Quasi allegretto
6. Presto – Andante amabile e con moto
[15 min]
--- Entracte ---
Quatre Ballades op. 10
1. Andante (ré mineur)
2. Andante (ré majeur)
3. Intermezzo : Allegro (si mineur)
4. Andante con moto (si mineur)
[23 min]
1. Agitato (si mineur)
2. Molto passionato, ma non troppo allegro (sol mineur)
[15 min]
Distribution
Grigory Sokolov piano
Introduction
«L’essence de l’interprétation, c’est l’amour profond que l’on porte à une pièce, assorti de la liberté intérieure de l’interprète», déclarait Grigory Sokolov au quotidien L’Humanité. Pour éprouver cet amour, pour parvenir à cette liberté, le pianiste russe naturalisé espagnol mûrit ses programmes jusqu’à en maîtriser la moindre note et le moindre silence. Qu’il joue Bach et Mozart, comme lors de son dernier récital à l’Auditorium (novembre 2023), ou qu’il plonge dans le romantisme de Schubert, Schumann, Brahms ou Rachmaninov, il prend le temps de la réflexion et du travail. Son amour du détail le fait exceller dans ces petites pièces de Beethoven ou Brahms qu’il a inscrites au programme du concert de ce soir. Il n’a pas son pareil pour créer un univers avec quelques notes, et il est particulièrement à son aise quand il s’agit de déployer l’émotion tour à tour pudique et exubérante des Bagatelles op. 126 de Beethoven (1823-1824), le lyrisme teinté de fantastique des Ballades op. 10 du jeune Brahms (21 ans) ou ses plus tardives Rhapsodies op. 79 (composées en 1879, à 46 ans), qui poursuivent dans cette veine épique et fantastique avec quelques nuances plus mordorées. Sokolov nous aura auparavant emmenés sur les sommets extraordinaires de la Quatrième Sonate de Beethoven, une partition achevée en 1797 qui compte parmi les plus fougueuses du compositeur allemand.
Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon
Beethoven, Sonate n° 4
Composition : 1796-1797.
Dédicace : à la comtesse Babette von Keglevics.
Cette Quatrième Sonate, que Beethoven publie comme un opus entier, est la première qu’il qualifie de «grande sonate». En effet, par ses dimensions (elle est la plus longue de ses sonates, après la Hammerklavier op. 106) et par la richesse de ses idées musicales, elle surpasse ses précédentes œuvres pianistiques de la «première période». Elle est dédiée à une élève, dont Beethoven était peut-être amoureux, et nous révèle un compositeur de 26 ans plein d’énergie et d’ardeur juvénile.
L’Allegro molto e con brio frappe l’auditeur par son expression conquérante, et son écriture aux effets quasi orchestraux : les accents puissants et l’accroissement de la densité sonore lors de spectaculaires crescendos renouvellent l’écriture pianistique héritée de Haydn et Mozart. Le second mouvement, extrêmement lent, explore la puissance expressive des silences, et nous livre une confidence intense et recueillie (l’indication «con gran espressione» n’est pas anodine !).
Dès ses premières sonates pour piano, Beethoven amplifie la forme classique en ajoutant un scherzo en troisième mouvement. Celui de la Quatrième Sonate est une danse gracieuse et fluide, auquel le trio central, en mineur, apporte un contraste saisissant, par son grondement ténébreux d’arpèges et d’accents tourmentés.
Le finale est un rondo où un refrain élégant alterne avec des couplets plus agités, pleins de trouvailles de technique pianistique, où la virtuosité devient un vecteur dramatique. Mais à la fin, les triples croches vrombissantes s’allègent en un pianissimo détendu et paisible.
– Isabelle Rouard
Beethoven, Bagatelles op. 126
Beethoven a publié trois recueils de Bagatelles, dont seul le dernier, op. 126, a été conçu d’emblée comme un cycle, et non comme des pièces assemblées selon les contingences de l’édition. Bagatelle signifie «petit rien», chose sans importance, mais sous ce titre modeste se cachent des joyaux d’invention et de spontanéité. Beethoven s’y livre au pur plaisir de l’invention musicale, rappelant quel improvisateur il a été pendant sa jeunesse. Désormais enfermé dans la surdité, c’est au papier à musique qu’il confie ses dernières pensées (l’op. 126 est sa dernière œuvre pianistique). Détachées de tout caractère démonstratif, sans virtuosité extérieure, sans contrainte de forme ou de style, ces pièces brèves sont des prototypes du genre romantique de la pièce lyrique pour piano, que Schubert intitulera «Moment musical», et qui feront bientôt florès.
Ces Bagatelles ont inspiré à Romain Rolland ces quelques lignes lumineuses :
On ne connaît (trop !) des grands classiques que leurs grandes œuvres composées et développées – leurs tragédies en cinq actes. Il nous manque l’étoffe de leurs journées, le premier jet de leurs émotions et de leurs pensées, la floraison de leurs rêves et de leur fantaisie. Il fallut Schubert et les romantiques pour faire au caprice et au songe leur juste place dans le jardin de l’art. Et combien moins avaient-ils à nous dire qu’un Beethoven emprisonné dans sa vie intérieure et possédé par la fièvre d’un monologue ininterrompu !
(Le Chant de la Résurrection, p. 560)
– I. R.
Brahms, Ballades op. 10
Composition : Düsseldorf, été 1854.
Dédicace : à Julius Grimm.
Moins développées que les ballades de Chopin, les quatre Ballades de Brahms forment un tout, un cycle qu’il est préférable de ne pas dissocier. Brahms est alors âgé de 21 ans ; il s’est installé dans la maison des Schumann, alors que Robert est hospitalisé et que Clara s’absente pour poursuivre ses tournées de concerts. Il y étudie les trésors de leur bibliothèque, lit et compose. L’année précédente, il avait été accueilli avec enthousiasme et admiration par le couple Schumann, et salué comme «celui qui devait venir», le «jeune aigle», l’«élu»… une reconnaissance qui était aussi pour Brahms la source d’une immense pression.
La Première Ballade constitue une sorte d’exception chez Brahms : une œuvre instrumentale s’inspirant d’une source extra-musicale, littéraire, alors qu’il est habituellement le tenant de la «musique pure». Il s’est inspiré étroitement de l’antique ballade écossaise Edward, qu’il a connue dans la traduction allemande de Herder (dans son recueil de poésies populaires Stimmen des Völker [Voix des peuples]). La musique retrace le dialogue tragique entre Edward et sa mère, jusqu’à l’aveu fatal : Edward a tué son père, mais c’est sa mère qui l’y a poussé. En quelques phrases concises, Brahms parvient à concentrer ce sombre drame, dans un climat de narration légendaire et fantastique.
La Seconde Ballade, dénuée de tout support poétique explicite, est cependant tout aussi évocatrice, avec ses contrastes frappants : on passe du rêve au cauchemar, de l’illusion féerique au drame fantastique.
La Troisième Ballade est un intermezzo en forme de scherzo, d’un caractère instable, mystérieux et inquiétant, laissant place à un lumineux trio central, aux échos interrogateurs.
La Quatrième Ballade, plus longue et plus lyrique, est une sorte de méditation poétique, et sans doute aussi un hommage à Schumann. Elle se complaît dans un univers contemplatif, renonçant à tout mouvement extérieur objectif pour saisir l’essence même du rêve romantique.
– I. R.
Brahms, Rhapsodies op. 79
Composition : Pörtschach, été 1879.
Dédicace : à Elisabeth von Herzogenberg.
Création : 20 janvier 1880, par le compositeur.
Les deux Rapsodies op. 79 sont des œuvres de la maturité, composées en 1879 et dédiées à Elisabeth von Herzogenberg, pianiste qui avait été élève de Brahms. Leur titre évoque l’esprit de l’improvisation, mais elles n’en ont que l’apparence, car Brahms ne renonce jamais à la rigueur de la construction (la première est un scherzo, la seconde adopte une forme sonate). Depuis son compagnonnage de jeunesse avec le violoniste hongrois Ede Reményi, Brahms connaissait et aimait les tournures à la tsigane, qu’il a magnifiées dans ses fameuses Danses hongroises ; mais il ne les emploie aucunement dans ses deux rhapsodies, qui n’ont donc rien à voir non plus avec les rhapsodies lisztiennes. En revanche, elles pourraient être encore intitulées «Ballades» car leur esprit fantastique, leur ton de narration légendaire et héroïque évoquent des ambiances de récits épiques nordiques qui ont imprégné l’imaginaire brahmsien. Leur début est frappant : toutes deux donnent l’impression de commencer en pleine action, par une phrase musicale qui pourrait prendre place au sein d’un épisode conclusif. L’auditeur est ainsi immédiatement emporté au cœur d’un tourbillon imaginaire et mouvant, aux sonorités résolument orchestrales.
– Isabelle Rouard