Programme détaillé
Quatre Interludes marins de «Peter Grimes», op. 33a
I. Dawn [Aube]
II. Sunday Morning [Dimanche matin]
III. Moonlight [Clair de lune]
IV Storm [Tempête]
[18 min]
L’Arbre de vie, fantaisie concertante pour orgue et orchestre
[13 min]
--- Entracte ---
Le Sacre du Printemps, tableaux de la Russie païenne en deux parties
(Version de 1947)
I. L’Adoration de la Terre
Introduction (Lento) – Les Augures printaniers/Danse des adolescentes (Tempo giusto) – Jeu du rapt (Presto) – Rondes printanières (Tranquillo) – Jeux des Cités rivales (Molto allegro) – Cortège du Sage – Le Sage (Lento) – Danse de la Terre (Prestissimo)
II. Le Sacrifice
Introduction (Largo) – Cercles mystérieux des Adolescentes (Andante con moto) – Glorification de l’Élue (Vivo) – Évocation des Ancêtres – Action rituelle des Ancêtres – Danse sacrale (l’Élue)
[40 min]
Distribution
Orchestre national de Lyon
Eva Ollikainen direction
Grégoire Rolland orgue
Introduction
La musique nous fait souvent rêver, voyager au loin. Ici, elle nous ancre au contraire sur notre planète, face aux flots déchaînés qui scellent le destin de Peter Grimes ou face aux forces de vie qui surgissent de la terre. «En écrivant Peter Grimes, confie Britten, j’ai voulu exprimer les rigueurs de la lutte perpétuelle menée par les hommes et les femmes qui dépendent de la mer.» Entre les tableaux de son premier opéra, créé à Londres en 1945, le compositeur anglais place des interludes maritimes qui reflètent l’âme du protagoniste, en butte à la vindicte populaire dans un petit village de pêcheurs. «J’ai voulu exprimer la sublime montée de la nature qui se renouvelle : la montée totale, panique, de la sève universelle», nous dit Stravinsky à propos du Sacre du Printemps. Le Sacre du Printemps plonge dans les racines les plus primitives de la Russie païenne, au gré d’un rituel sauvage dont la création, en 1913 par les Ballets russes de Serge Diaghilev, causa l’un des plus grands scandales de l’histoire de la musique. L’Arbre de vie de Grégoire Rolland (2023), compositeur en résidence de l’Auditorium-Orchestre national de Lyon, est lui aussi une formidable montée de sève. «Les racines de cet arbre représentent les origines de la vie, explique l’auteur, qui tient lui-même les claviers. Il se déploie verticalement avec le tronc, symbole de solidité, de force, puis poursuit son évolution avec les branches, qui retombent parfois pour rejoindre les racines. En cela, il représente une circularité, où les racines deviennent des branches et inversement.»
Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon
Britten, Quatre interludes marins de «Peter Grimes»
Composition (Peter Grimes) : 1939-1945.
Livret : Montagu Slater, d’après le poème de George Crabbe The Borough [Le Bourg].
Création : Londres, Sadler’s Wells Theatre, 7 juin 1945, sous la direction de Reginald Goodall.
«La plus grande partie de ma vie s’est passée au bord de la mer. La maison de mes parents à Lowestoft faisait face à la mer et mon enfance fut remplie d’orages qui parfois amenaient des vaisseaux sur nos côtes et arrachaient des pans entiers de falaises environnantes. En écrivant Peter Grimes, j’ai voulu exprimer les rigueurs de la lutte perpétuelle menée par les hommes et les femmes qui dépendent de la mer, bien qu’il soit difficile de traiter sous la forme théâtrale un sujet aussi universel.»
Benjamin Britten, Genèse de «Peter Grimes»
En 1939, Benjamin Britten quitte l’Angleterre pour les États-Unis avec son compagnon, le ténor Peter Pears. Pacifiste déclaré, il ne veut pas se trouver pris dans une guerre qu’il sent inévitable. Mais il souhaite également donner un nouvel élan à sa jeune carrière et renouveler son inspiration sans craindre la réaction du milieu musical anglais, qu’il juge trop conservateur. En 1941, en Californie, il entend une émission radiophonique sur George Crabbe (1754-1832). Il se procure les œuvres de ce poète originaire comme lui du Suffolk et commence à ébaucher, d’après The Borough [Le Bourg], l’argument d’un opéra : Peter Grimes. Le scénario est achevé durant la traversée du retour vers l’Europe, en 1942. La création de Peter Grimes le 7 juin 1945, au lendemain de la capitulation allemande, remporte un succès considérable.
Peter Grimes était le premier opéra de Britten (sa seule contribution à la scène lyrique était alors une opérette, Paul Bunyan, créée aux États-Unis). Salué comme le plus grand ouvrage lyrique anglais depuis Purcell, il rendait son lustre à l’opéra insulaire, seul genre que n’avait pas abordé Edward Elgar. Il y a du Dickens dans l’observation si minutieuse et cruelle de ces gens simples, qui résume ce que l’humanité porte de plus beau et de plus noir. L’ogre monstrueux de Crabbe s’est mué en une victime incomprise, produit d’une société lâche qui, après l’avoir engendré, le calomnie et le pousse au suicide. L’histoire de ce marginal acculé par la vindicte d’un village entier (un rôle taillé sur mesure pour Pears) tenait particulièrement à cœur à Britten, qui se sentait lui-même isolé au sein de la société anglaise comme objecteur de conscience, comme homosexuel et comme musicien adepte d’une certaine modernité.
Entre les tableaux, l’orchestre brosse des peintures maritimes qui sont autant de métaphores de l’âme du protagoniste. Quatre de ces six interludes symphoniques ont été regroupés par Britten dans une suite de concert, qui suit un ordre différent de celui du drame. À la manière des trois mouvements de La Mer de Debussy, les trois premiers interludes peignent les couleurs changeantes de la mer à trois moments de la journée : l’aube (introduction de l’acte I), le matin (introduction de l’acte II) et la nuit (introduction de l’acte III). Le dernier interlude est l’effroyable tempête qui, entre les deux tableaux de l’acte I, fait craindre à juste titre que la pire tragédie est en train de se nouer.
– Claire Delamarche
Rolland, L’Arbre de vie
Composition : 2023.
Création : Angers, Centre des Congrès, 25 mai 2023, par Isabelle Demer (orgue) et l’Orchestre national des Pays de la Loire, sous la direction de Nil Venditti.
Commande : Orchestre national des Pays de la Loire, en partenariat avec le Printemps des orgues d’Angers.
Souvent assimilé à un symbole d’éternité, l’Arbre de vie se retrouve dans de nombreuses cultures, et a fait l’objet de nombreuses représentations picturales.
Les racines de cet arbre représentent les origines de la vie. Il se déploie verticalement avec le tronc, symbole de solidité, de force, puis poursuit son évolution avec les branches, qui retombent parfois pour rejoindre les racines. En cela, il représente une circularité, où les racines deviennent des branches et inversement.
Pour cette fantaisie concertante pour orgue et orchestre, commande de l’Orchestre national des Pays de la Loire, j’ai souhaité définir d’un point de vue sonore les différentes parties de l’arbre et ses caractéristiques.
L’œuvre débute par l’exploration du registre grave de l’orchestre et de l’orgue, avec des lignes mélodiques qui se répondent et s’entremêlent, telles des racines. Elles aboutissent à une partie plus harmonique, verticale, faisant référence au tronc de l’arbre, où l’orgue et les cuivres se répondent. Puis les bois de l’orchestre et l’orgue reprennent les motifs racinaires dans le registre aigu et les développent, symbolisant les branches et leur relation étroite avec les racines. Les parties suivantes de cette fantaisie superposent les différents éléments au travers de variations pour aboutir à une cadence de l’orgue, reprenant à lui seul tous les éléments musicaux. Une dernière partie fait entendre, dans une atmosphère apaisée, des tintements symbolisant les fruits de l’arbre, avant le dernier éclat de l’orgue et de l’orchestre.
Cette œuvre met également en valeur les différentes caractéristiques de cette formation originale qu’est l’orgue et orchestre. Ainsi, ces deux entités ont cette capacité à être successivement solistes et accompagnatrices, au travers de riches couleurs sonores, à la croisée de la musique de chambre et de la musique d’ensemble. Les contrastes produits entremêlent ainsi douceur et force, dans des dispositions variées.
– Grégoire Rolland
Stravinsky, Le Sacre du Printemps
Argument : Nicolas Roerich.
Composition : Oustiloug et Clarens en 1911-1913, puis corrections à diverses reprises.
Dédicace : à Nicolas Roerich.
Création : Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 29 mai 1913, par la troupe des Ballets russes dirigée par Serge Diaghilev, chorégraphie de Vatslav Nijinski, décors et costumes de Nicolas Roerich, avec Marie Piltz (l’Élue), Varontsov (le Sage), et l’orchestre des Ballets russes placé sous la direction de Pierre Monteux.
Révision : 1947.
L’éclat du Sacre du Printemps semble inaltérable. À chaque audition, la magie opère : c’est, à chaque fois, une première fois. Cette intensité infaillible tient peut-être au nouage si rare de la brutalité et de la franchise, de l’innovation radicale et de l’archétype, du naturel et du savant. La pureté et la force du geste tiennent pour beaucoup au projet qui a sous-tendu l’écriture de la partition. Notons que, pour ne pas être limité à une interprétation extramusicale et pour dépasser l’anecdotique, Igor Stravinsky va rejeter toute forme de références. Cela ne nous empêche pas de retourner aux sources de l’œuvre pour tenter d’en comprendre l’inextinguible jeunesse.
Au commencement, un homme hors normes : Serge Diaghilev, l’inventeur et l’animateur des Ballets russes. Entre 1909 et 1929 – l’un des moments les plus fascinants de l’histoire des arts –, la compagnie qu’il tient à bout de bras rayonne depuis Paris sur le monde. C’est lui qui repère Stravinsky en Russie et lui commande tout d’abord l’orchestration de pièces de Chopin pour Les Sylphides (1909). Suivent L’Oiseau de feu (1910) et Petrouchka (1911). Puis, en 1913, Le Sacre du Printemps.
Répondant parfaitement à l’idéal publicitaire et esthétique d’un art-événement porté par Diaghilev, Le Sacre du Printemps produit à sa création l’un des plus magnifiques scandales de l’histoire de la musique, qui nécessite d’ailleurs l’intervention de policiers. Révolte de la foule huppée contre la sauvagerie du projet, contre le cataclysme sonore de la partition et aussi contre une chorégraphie ne ressemblant à rien de connu. Le chahut est indescriptible. «Où donc ont-ils été élevés tous ces salauds-là ?» entend-on. Les défenseurs comme les adversaires de l’œuvre nouvelle rugissent. «Taisez-vous, garces du XVIe !» lance d’une loge un anonyme. La vieille comtesse de Pourtalès s’offusque : «C’est la première fois depuis soixante ans qu’on ose me manquer de respect.» La réponse ne se fait pas attendre : «Ta gueule !» On appelle aux pompiers ; on réclame des docteurs. Ravel crie au génie ; on le traite de «sale Juif». Un vent de folie souffle dans la salle dont Diaghilev est en partie l’auteur, lui qui, craignant un échec, a prévu une claque dont les interventions malhabiles ne font qu’accroître la tension.
Plus encore que la musique, il semble que ce soit la chorégraphie de Vatslav Nijinski qui ait déclenché les hostilités. La déconstruction de la danse classique est vécue comme un coup inacceptable porté à la tradition et un renversement de l’art du Beau vers le Laid. À l’encontre du mouvement d’idéalisation du corps et de la recherche de la grâce, Nijinski semble vouloir déformer le corps humain et le présenter dans des attitudes grotesques. Adolphe Boschot, chroniqueur à L’Écho de Paris, décrit les danseurs «gesticulants comme des possédés» et répétant «cent fois de suite le même geste» en une sorte de glorification du piétinement. Puis, continue-t-il, «ils se cassent en deux et se saluent. Et ils piétinent, ils piétinent, ils piétinent… Couic : une petite vieille tombe la tête par terre et nous montre son troisième dessous… Et ils piétinent, ils piétinent…» Poses de torticolis, masses de danseuses «emboîtées comme des sardines», pointe des pieds rentrée, immobilité de la danseuse étoile… Pour certains, les gestes hideux sont la manifestation de forces venues de l’inconscient, des poses puériles, des frénésies de peuplades primitives.
L’héritage du XIXe siècle, qui plaçait l’individu et le pathos au centre du dispositif esthétique, est anéanti sous les coups de semonce de l’orchestre. Crudité des timbres, fracas des accords, puissance des rythmes, simplicité à la fois archaïque et abstraite des mélodies dénuées de toute emphase expressive : la musique n’imite pas les émotions et ne vise pas à toucher le cœur, pas plus qu’elle ne s’adresse au cerveau ; elle n’exprime pas l’état d’un individu ; elle est la vitalité même, l’élan irrépressible de la nature, l’énergie venue des origines, – une énergie qui anime les corps et ordonne le rite d’une collectivité.
Le projet est né de la rencontre entre le compositeur et la personnalité protéiforme de Nicolas Roerich, peintre, archéologue et critique, spécialiste de l’art païen ancestral. Tous deux discutent des formes du paganisme tribal et développent l’argument du futur ballet. Roerich conseille le musicien, conçoit décors et costumes et nourrit par sa pensée et ses propres toiles (Les Idoles, Les Ancêtres de l’humanité, etc.) l’imaginaire du chorégraphe.
Dans une lettre à un éditeur russe du 15 décembre 1912, Stravinsky indique : «Je désire que mon œuvre fasse sentir la proximité des hommes et de la terre, la proximité des vies humaines et du sol.» La conception du Sacre du Printemps correspond à une période de la culture russe qui se tourne sur elle-même et explore ses origines. L’élite imagine la restauration de valeurs anciennes, ou premières, liées au sol, et spécifiques au monde slave, une sorte de slavitude qui remonterait à l’époque des Scythes. Selon cette perspective, la culture populaire, terrienne et élémentaire, est abordée comme une alternative à l’artificialité de la culture occidentale coupée de ses racines. L’œuvre rejoint un mouvement plus général dans la création, qui conçoit un nouveau barbarisme comme tendance moderne de l’art.
Enfin, l’élan qui porte la partition vient en partie d’une des émotions les plus puissantes ressenties par le compositeur. Longtemps après la création, ce dernier répond à Robert Craft, qui l’interroge sur ce qu’il a le plus aimé en Russie : «Le violent printemps russe, qui semble commencer en une heure, comme si la terre entière craquait. C’était là l’événement le plus merveilleux de chaque année.» Ces deux phrases seules dévoilent une grande part des fondements esthétiques de la partition, du frémissement quasi irréel du basson des premières mesures aux déchainements rythmiques les plus considérables : circularité du temps (retour des saisons), immédiateté et concentration du phénomène, son ampleur à laquelle personne ne semble pouvoir échapper («la terre entière»), sa violence venue du bas, enfin la conjonction, plutôt que l’opposition, d’une terreur (lié au tremblement de terre) et d’un enchantement («printemps», «merveilleux»). La fièvre collective conduit au don total d’une vie pour la célébration de la Vie. La «Danse sacrale» de l’Élue évoque une jeune vierge se convulsant jusqu’à la mort afin de régénérer la terre par son sacrifice. «J’ai voulu exprimer la sublime montée de la nature qui se renouvelle : la montée totale, panique, de la sève universelle» commente Stravinsky au moment de la création. C’est, ajoute-t-il, une «sorte de cri de Pan». C’est, complète Jacques Rivière, «la danse avant l’homme».
La musique, par son fracas, par l’ébranlement de nos points de repère, par ses frénésies et le vertige de ses répétitions, nous dit la terreur des origines, la crainte devant le monde, l’emportement des grands instincts et l’inscription de l’existence dans un cycle qui nous porte et nous dépasse.
Parce qu’il veut être libre dans le maniement du langage et parce qu’il redoute le «localisme», Stravinsky rejette finalement le folklorisme comme but. Il cachera ainsi avoir tiré une grande part du matériau thématique du Sacre d’une anthologie de chants lituaniens publiée en 1900. Ses propres esquisses, pourtant, et les recherches musicologiques ont permis d’établir à la fois l’ampleur des emprunts et l’extraordinaire travail d’appropriation et d’abstraction du matériau. Les motifs sont concis et répétés sans développement (au sens beethovénien), mais avec de micro-changements, formant une structure mosaïque qui s’affranchit des symétries et des régularités exactes. Avec le principe d’accumulation, les ruptures sidérantes et l’inventivité stupéfiante du rythme, Stravinsky s’empare de l’auditeur et lui impose l’inéluctable de l’instant (il est frappé par un accord-coup comme par la foudre) et de la forme (il est emporté jusqu’au terme du morceau).
La partition a un pouvoir d’envoûtement évident. Ce que Jean Cocteau dénonce peu après la création. Pour le jeune écrivain pamphlétaire qui, avec Le Coq et l’Arlequin, veut lancer une nouvelle esthétique née au contact d’Érik Satie, il faut éviter toute forme d’hypnotisme. La force d’entrainement du Sacre est telle selon lui qu’elle devient un danger, à l’image de la musique de l’auteur de Tristan et Isolde : «Wagner nous cuisine à la longue ; Stravinsky ne nous laisse pas le temps de dire “ouf”, mais l’un et l’autre agissent sur nos nerfs. Ce sont des musiques d’entrailles ; des pieuvres qu’il faut fuir ou qui vous mangent.» Dans le même temps, l’effet de cette nouvelle musique est si extraordinaire qu’elle permet de sortir de soi. C’est ce qu’en retient Darius Milhaud : «Ce fut un choc, un éclat, un réveil subit et bienfaisant, une force élémentaire enfin retrouvée, un coup de poing formidable et une reprise d’équilibre. […] Le dynamisme puissant nous secouait et nous donna à réfléchir.» Le Sacre porte un coup décisif à l’héritage romantique, aux langueurs, aux vapeurs et aux douceurs comme aux complications fin-de-siècle. «En une éruption de trente-cinq minutes», concluent les deux pianistes Arthur Gold et Robert Fizdale, le Sacre détruisit «le paisible paysage musical du XIXe siècle».
– Hervé Lacombe