Programme détaillé
Symphonie n° 6, en la mineur, «Tragique»
I. Allegro energico ma non troppo. Heftig, aber markig [Véhément mais avec puissance]
II. Andante moderato
III. Scherzo : Wuchtig [Pesant] – Trio : Altväterisch (Merklich langsamer) [À l’ancienne (Sensiblement plus lent)]
IV. Finale : Allegro moderato – Allegro energico
[90 min]
Concert sans entracte.
Distribution
Orchestre national de Lyon
Nikolaj Szeps-Znaider direction
Introduction
Chaque symphonie de Mahler est un monument si vaste et si riche qu’elle se suffit à elle-même. On ne saurait toutefois craindre ces mouvements aux dimensions gigantesques, tant le compositeur les nourrit de ses expériences, jusqu’à retrouver les sensations musicales de son enfance. Dans la Sixième Symphonie (1903-1906), une marche puissante laisse place à un thème censé brosser le portrait de son épouse, Alma. Au loin, des cloches signalent la présence d’un troupeau. Dans l’Andante, un cor prête son timbre au décor pastoral, tandis que le Scherzo use de soudains changements de mesures pour imiter, selon Alma, le «jeu arythmique de leurs deux jeunes enfants». Dans le dernier mouvement, deux coups de marteau saisissent l’auditeur. Deux et non trois car Mahler en a supprimé un, selon Alma encore, par superstition. Ces coups du destin rappelleraient la disparition de leur fille aînée, la démission forcée de Mahler de son poste à l’Opéra de Vienne, ainsi que la nouvelle de la maladie cardiaque qui allait précipiter sa mort. Si l’on ne peut affirmer que la symphonie suive un tel programme, toutes sortes d’images s’offrent à l’auditeur des premiers coups d’éclat à la désolation finale, progression pessimiste qui a valu à l’œuvre son surnom de «Tragique».
Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon
Mahler, Symphonie n° 6
Composition : étés 1903 et 1904, révision à l’été 1906 et au début de l’année 1907.
Création : Essen, 27 mai 1906, par l’Orchestre philharmonique d’Essen augmenté de musiciens de l’Orchestre d’Utrecht, sous la direction du compositeur.
Édition : nouvelle édition critique de l’Internationale Gustav Mahler Gesellschaft, Wien (Peters 2010).
À l’opposé des tourments exprimés dans la Sixième Symphonie, l’époque de sa composition est pour Gustav Mahler particulièrement heureuse, sur le plan artistique comme d’un point de vue personnel. Après avoir dépoussiéré nombre de maisons d’opéra en Allemagne et en Autriche-Hongrie en imposant une exigence artistique sans concession, il obtient en 1897, grâce au célèbre critique viennois Eduard Hanslick et à l’intervention de Brahms, le poste de directeur de l’Opéra de la Cour, à Vienne. Il rencontre en 1903 le peintre et scénographe Alfred Roller, membre de la Sécession viennoise, dont l’exigence et l’esprit novateur seront en parfaite adéquation avec les attentes de Mahler. L’Opéra de Vienne connaît alors son âge d’or et ses productions, réputées pour leur aboutissement artistique exceptionnel, font de Vienne le phare musical de l’Europe. Par ailleurs, Mahler s’est marié en 1902 avec Alma Schindler, une très belle jeune femme de vingt ans sa cadette, qui lui a donné dès l’année suivante une petite fille. Les deux mois d’été qui l’éloignent de Vienne et d’une charge de travail intense placent cependant cette nature angoissée face à ses propres démons intérieurs, et sa musique en cet été 1903 en devient le reflet. Les trois premiers mouvements de la Sixième Symphonie sont déjà achevés à la fin de l’été 1903 et l’immense finale, à la fin du suivant.
«La seule Sixième, malgré la Pastorale»
(Alban Berg)
Le classicisme apparent de la forme est trompeur. Certes, Mahler adopte une forme «classique» en quatre mouvements, tous dénués, pour la première fois chez Mahler, d’intentions programmatiques, et le premier adopte même une reprise intégrale de l’exposition. Mais son caractère pessimiste, ses puissants contrastes aux abysses navigants aux frontières de la tonalité et son immense finale qui s’achève dans le désespoir le plus total, en font une des œuvres les plus audacieuses du compositeur. La nouvelle symphonie terrifiera ces deux grands interprètes de Mahler que furent ses disciples Bruno Walter et Otto Klemperer, au point qu’ils ne la joueront jamais. Toutefois, elle marquera profondément les compositeurs de la seconde école de Vienne : Alban Berg en particulier, dont les Trois Pièces op. 6 sont un hommage à peine voilé à ce qu’il décrivait comme «la seule Sixième, malgré la Pastorale», et Arnold Schönberg, ébloui par la perfection formelle d’une œuvre dans laquelle «il n’y a pas une note superflue» et où «tout est partie intégrante, organique, indispensable, de l’ensemble».
L’Allegro energico, ma non troppo initial impose d’entrée un thème martial associé selon Theodor Adorno à une «marche brutale et aveugle de la multitude». Rythmé par les interventions martiales de la caisse claire, il s’illumine avec la grâce d’un second thème : une mélodie ascendante d’un puissant lyrisme censée dépeindre l’épouse du compositeur. Cette mélodie semble lutter contre un double motif récurrent qui habitera aussi largement le finale : un motif rythmique de six notes aux timbales et un accord de tierce majeur qui s’assombrit en mineur. C’est sur une transfiguration tapageuse de ce «thème d’Alma» que s’achève le mouvement, dans un brillant la majeur.
Mahler a beaucoup hésité quant à l’ordre des deux mouvements intermédiaires. Il a systématiquement dirigé en concert l’Andante en seconde position et le scherzo en troisième, après avoir essayé l’inverse en répétition. Convaincu du bon ordre dès la création, il a fait ajouter un erratum à la première édition imprimée en mars 1906 par C. F. Kahnt, sortie donc avant la création de l’œuvre, qui plaçait le scherzo avant le mouvement lent. Mais un télégramme envoyé par Alma au chef d’orchestre Willem Mengelberg en 1919, replaçant le scherzo en premier, a durablement imposé un ordre erroné, repris par Erwin Ratz en 1963 dans la première édition critique. Les dernières recherches ont rétabli l’ordre voulu par Mahler et, dans l’édition critique de 2010, l’Andante figure désormais en deuxième position. C’est l’option qu’a choisie Nikolaj Szeps-Znaider. Nombreux sont toutefois les chefs qui continuent d’adopter l’ordre qui a longtemps prévalu, soit scherzo puis Andante, comme le directeur musical honoraire de l’Orchestre national de Lyon, Leonard Slatkin, l’avait fait en 2015.
C’est la similitude des introductions de l’Allegro initial et du scherzo qui semble avoir incité Mahler à placer le scherzo après l’Andante, malgré une relation de tonalité moins cohérente que l’ordre inverse. Bâti sur deux thèmes variés en alternance, l’Andante est une sorte d’intermezzo symphonique, d’un caractère assez bucolique, où l’intervention des cloches de vache transporte l’auditeur dans les spectaculaires paysages des Dolomites, que Mahler parcourt durant cet été 1903 pour se reposer de la composition. Ce «chant de la solitude», selon Richard Specht, atteint un lyrisme déchirant dans le dernier tiers, dernier espoir avant les tourments à venir, et, orchestralement, prélude à certains passages extatiques du finale, avant de se conclure sereinement.
Le scherzo reprend le rythme martial du premier mouvement, implacable. Déformé par un accent mis régulièrement sur le troisième temps, il s’inscrit dans la lignée de ces scherzos sardoniques que l’on retrouvera souvent dans les dernières symphonies de Mahler. Avec sa métrique instable, son trio, marqué «Altväterisch» [À l’ancienne], renforce ce côté étrange et déstabilisant.
Ponctué initialement de trois coups de marteau (le troisième a été supprimé plus tard par superstition, mais il est rétabli par certains chefs comme Leonard Bernstein), le finale semble préfigurer les trois terribles coups du destin qui vont frapper Mahler en 1907, année de la création de la symphonie : la mort de sa fille aînée Maria à l’âge de 4 ans, la découverte d’une grave insuffisance cardiaque et la démission de l’Opéra de Vienne, poussée par un virulent antisémitisme dans la presse locale et des conflits de plus en plus insolubles avec l’orchestre. Son importante introduction, lugubre à souhait, comporte un thème de choral d’une grande noirceur qui servira de matériau à la sombre coda. Certains passages lyriques, en fait des variations du thème d’Alma, tentent d’apporter une lueur d’espoir, mais cela finit par s’effondrer sur des rappels désolés de l’introduction, les cloches de vache se transformant en glas, ou un puissant coup de marteau. Dans l’éclat terrifiant qui clôt la symphonie, Adorno voit rien de moins qu’«une agression de l’horrible», ajoutant que «tout est mal qui finit mal».
– Raphaël Charnay
– La Sécession viennoise
Fondé le 3 avril 1897, entre autres par Gustav Klimt, ce mouvement artistique regroupait quarante artistes au nombre desquels Alfred Roller et se plaçait en rupture avec la politique ultra-conservatrice de l’époque qui interdisait l’exposition de tableaux jugés trop modernes. De son intitulé complet «Union des artistes peintres autrichiens», elle est une des composantes de l’Art nouveau européen et constitue un événement fondamental dans l’histoire des arts à Vienne. La force de ce mouvement est telle qu’elle va modifier rapidement le style des arts plastiques et décoratifs de la capitale autrichienne. Ce style très ornementé, sans perspective, basé sur la courbe s’inspire du monde végétal, des insectes et des oiseaux, avant de s’orienter de plus en plus vers des formes plus géométriques. Alma est la belle-fille de Carl Moll, un de ses membres fondateurs les plus actifs.
– Mahler à l’Opéra de Vienne
Article de Jean-Charles Hoffelé, paru sur le site Concertclassic.com