Programme détaillé
Concerto pour violon en ré majeur, op. 61
I. Allegro, ma non troppo
II. Larghetto
III. Rondo : Allegro
Cadences : Wolfgang Schneiderhan, d'après les cadences de Beethoven pour sa transcription pour piano du Concerto pour violon.
[40 min]
--- Entracte ---
Symphonie n° 5, en mi bémol majeur, op. 82
Version originale de 1915 (création française)
I. Tempo moderato assai
II. Allegro commodo
III. Andante mosso
IV. Allegro commodo – Largamente molto
[35 min]
Distribution
Orchestre national de Lyon
Thomas Dausgaard direction
Isabelle Faust violon
Introduction
Commande de l’État finlandais pour les 50 ans de son artiste le plus éminent, la Cinquième Symphonie est l’une des œuvres les plus célébrées de Sibelius. Elle donna pourtant du fil à retordre à son auteur, qui la remania à plusieurs reprises entre sa première version de 1915 et sa forme définitive de 1919. En pleine guerre, la partition est un somptueux hymne à la nature boréale, refuge devant la folie des hommes. Mais, en 1915, Sibelius voit cette nature plus sauvage que quatre ans plus tard. Il ose des digressions, des superpositions, des gestes tranchants qu’il arrondira par la suite. Même le sublime thème de l’envol des cygnes, dans le finale, semble émerger d’un chaos traversé par les trompètements furieux des volatiles. Cette version pleine de surprises est entendue ce soir pour la première fois en France. Le Concerto pour violon de Beethoven en paraît presque sage. Il rompait pourtant de nombreux codes lorsqu’il naquit, en 1806, notamment dans son premier mouvement introduit par cinq battements de timbale. Isabelle Faust joue les cadences que Beethoven avait préparées pour une transcription pour piano jamais aboutie de ce concerto. Elles ont été reconstituées par Wolfgang Schneiderhan (1915-2002), éminent violoniste autrichien qui fut longtemps violon solo de l’Orchestre philharmonique de Vienne et enregistra, avec Wilhelm Kempff, une intégrale légendaire des sonates pour violon et piano de Beethoven.
Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon
Beethoven, Concerto pour violon
Composition : 1806.
Création : Vienne, Theater an der Wien, 23 décembre 1806, par Franz Clement.
Contemporain de la Quatrième Symphonie et des Trois Quatuors op. 59, «Razoumovski», l’unique concerto pour violon de Beethoven fut composé en 1806 à l’intention du virtuose Franz Clement, Konzertmeister du Theater an der Wien de Vienne, dont Beethoven avait fait la connaissance en 1794. Doté d’un jeu alliant puissance et tendresse, Clement passait pour l’un des meilleurs violonistes de son temps ; il faisait l’objet d’éloges répétés dans la presse et de succès bruyants auprès du public. Il jouissait par ailleurs d’une mémoire musicale prodigieuse, et de nombreuses anecdotes racontent comment il jouait de mémoire Fidelio ou La Création de Haydn, au grand étonnement de son entourage. C’est lui qui, en 1805, avait dirigé la création de la Sinfonia eroica, et Beethoven lui faisait pleinement confiance.
Lors de la création du concerto le 23 décembre 1806, Clement se tailla un franc succès ; mais, semble-t-il, il dut ce résultat surtout à ses prouesses personnelles (une sonate de son cru pour violon tenu à l’envers, qu’il aurait intercalée entre les deux premiers mouvements). Car le concerto lui-même laissa les premiers auditeurs plutôt déconcertés. Johann Nepomuk Möser, critique respecté de la Zeitung für Theater, Musik und Poesie [Journal du théâtre, de la musique et de la poésie], écrivit que «les connaisseurs sont unanimes à reconnaître que, s’il y a de beaux moments dans le concerto, l’enchaînement des événements semble souvent incohérent, et la répétition à l’infini de certaines banalités se révèle aisément lassante». On jugea que le soliste était bien en retrait, et que l’importance laissée à l’orchestre était démesurée. Celui-ci, en effet, ne se contente pas de flatter ou de mettre en valeur le soliste. Les deux partenaires conversent plus qu’ils ne s’opposent, l’un étant le prolongement de l’autre : le soliste semble émaner de l’orchestre, être son émissaire envoyé conquérir des sphères de lumière auxquelles la masse orchestrale ne peut prétendre.
«La répétition à l’infini de certaines banalités se révèle aisément lassante.»
Dans les années qui suivirent la création, les exécutions se comptèrent sur les doigts d’une main. En 1844, le jeune prodige hongrois József Joachim le présenta à Londres sous la direction de Felix Mendelssohn ; avec de tels ambassadeurs, l’œuvre trouva enfin le succès.
Contrairement au Triple Concerto pour piano, violon, violoncelle et orchestre (1803), le Concerto pour violon se rapproche, au moins dans ses deux premiers mouvements, des savants échafaudages élaborés par Beethoven dans ses symphonies, ses sonates pour piano ou ses quatuors à partir de ces années-là. Dans l’Allegro, ma non troppo initial, le motif générateur est infime : un groupe de cinq noires à la timbale que s’échangent bientôt violons et violoncelles et dont les battements hanteront tout le mouvement. Rarement une musique avait débuté d’une manière aussi singulière. Le soliste tarde à entrer en scène : c’est l’orchestre qui brosse le tableau dans une introduction où ces coups de timbales, ainsi que l’instabilité harmonique et thématique, créent un fort sentiment d’attente.
Après de longues mesures de formules diverses (certainement les «banalités» relevées par Möser), le thème principal s’élève enfin aux bois. Mais les battements s’invitent à la fête : ils sont égrenés par les violons et résonnent sourdement à la timbale, secondée par des accords de cuivres. Le violon, si longtemps attendu, surgit enfin. Il grimpe en octaves radieuses jusqu’à l’aigu de sa tessiture et, avant de prendre le thème à son compte, fait une démonstration d’agilité qui laisse l’orchestre coi. Après cette longue introduction orchestrale, son lyrisme simple et touchant, sa virtuosité réelle mais jamais gratuite sonnent comme une bénédiction. Le mouvement se poursuit dans cette alternance entre un orchestre dense, tendu, et un violon aérien.
Après ce morceau turbulent, le Larghetto en sol majeur évolue aux portes du rêve, dans une atmosphère de tendresse teintée de nostalgie. C’est une forme à variations inavouée, dont le thème est présenté à mi-voix par les cordes de l’orchestre avec sourdines. Dans les deux premières variations, les vents les plus chargés de mystère (cors et clarinettes, puis bassons) dialoguent doucement avec un violon qui s’étourdit en gracieuses figures ornementales. La variation 3 est confiée au tutti orchestral. Puis Beethoven ouvre une longue parenthèse : le violon solo vagabonde dans des volutes impalpables, puis énonce un nouveau thème d’un lyrisme exquis. Dans la variation 4, les cordes de l’orchestre énoncent le squelette du thème en pizzicatos, sous les commentaires loquaces du soliste. Puis le thème se réduit à son rythme initial, joué par les cors, tandis que le violon divague sur le thème de la parenthèse centrale.
Une modulation brutale, ponctuée d’une brève cadence du violon, éveille de cette douce rêverie et conduit au Rondo final. Plus classique dans son alternance entre soli et tutti, ce morceau au rythme ternaire et à l’entrain persuasif exalte le brio du soliste.
– Claire Delamarche
Sibelius, Symphonie n° 5
Composition : 1914-1915, d’après de premières esquisses remontant à 1912.
Révisions : 1916, 1919.
Création de la version originale : Helsinki, 8 décembre 1915, par l’Orchestre philharmonique d’Helsinki, sous la direction du compositeur.
Création de la version de 1916 : Turku, 8 décembre 1916, par l’Orchestre de la Société musicale de Turku, sous la direction du compositeur.
Création de la version définitive : Helsinki, 14 novembre 1919, par l’Orchestre philharmonique d’Helsinki, sous la direction du compositeur.
La musique de Sibelius ne conquit l’Europe continentale que très tard, longtemps plombée par les critiques acerbes des partisans d’une modernité plus dissonante – «le plus mauvais compositeur du monde», écrivait par exemple René Leibowitz. Mais si ses symphonies mirent tant de temps à s’imposer, c’est aussi parce que la forme sonate ne s’y dessine plus forcément. Les thèmes y apparaissent presque en lambeaux, dans un discours fait d’incises, d’ellipses voire de silences, où l’impression de croissance organique l’emporte sur la notion de développement telle que l’entendent les héritiers de Beethoven. Soit une matière vivante que certains regardent comme une végétation sonore aussi impénétrable que les forêts du grand nord. «Je pourrais comparer [le genre] à un fleuve. Il naît d’une multitude de ruisseaux qui cherchent leur chemin. Le fleuve, large et puissant, se jette dans la mer», explique le compositeur. L’œuvre qui nous occupe ne le fait pas mentir.
Oubliez pour cette fois la partition ordinairement jouée, en trois mouvements, de 1919. Vous en entendrez ce soir la version princeps, en quatre volets, de 1915 – du triptyque intermédiaire de 1916, on ne conserve que la partie de contrebasse. Si l’on apprend des esquisses parvenues jusqu’à nous que Sibelius travailla simultanément aux Cinquième et Sixième Symphonies, celle à notre programme lui demanda assurément le plus d’effort. Un combat avec lui-même ou, selon ses propres termes, une «lutte avec Dieu». Le contexte, il est vrai, ne lui simplifie pas le travail : alors qu’il rentre d’une tournée aux États-Unis, la Première Guerre mondiale éclate. Dans une Finlande sous oppression tsariste – depuis un siècle qu’elle l’a annexée, Moscou rêve désormais de la russifier complètement –, le compositeur se trouve de plus en plus isolé dans sa contrée nordique.
Le 22 septembre 1914, alors qu’il ne tient encore que très peu de choses de sa nouvelle grande œuvre, Sibelius mesure le chemin à parcourir : «Je suis encore embourbé, mais j’ai déjà un aperçu de la montagne que je devrai gravir […]. Dieu ouvre sa porte pendant un moment et son orchestre joue la Cinquième Symphonie», explique-t-il à l’ami Axel Carpelan (1858-1919), baron dédicataire de la Deuxième. Il faut maintenant chercher, se tromper, recommencer. «C’est comme si notre Père avait jeté des pièces de mosaïque du plancher céleste et m’avait demandé de les remettre comme elles avaient été», note Sibelius le 10 avril 1915. Heureusement, il trouve dans la nature une source d’inspiration majeure : «J’ai vu seize cygnes juste avant onze heures moins dix […]. Quelle beauté ; ils volèrent longtemps en cercle autour de moi. Disparurent dans le soleil voilé comme un brillant ruban d’argent», écrit-il quelques jours plus tard. L’idée musicale qui en découle portera le dernier mouvement.
Créée dans le cadre des festivités du cinquantième anniversaire du maître, la première mouture se passe de préambule. Ou, tout au moins, du fameux appel de cors entendu en 1919. De simples accords soutiennent l’éveil des flûtes et des hautbois, avant un changement d’éclairage confirmé par l’entrée les cordes. Lesquelles inquiètent lorsqu’elles ne frémissent pas – notez que l’un n’empêche pas l’autre dans leur tête-à-tête avec le basson vers la fin du morceau. Rien n’interdit toutefois d’entendre le Tempo moderato assai dans son ensemble comme une introduction au deuxième volet qui, du pianissimo au triple forte, en reprend les éléments de manière plus vivante, ramassée et puissante – Sibelius amalgamera ensuite ces parties dans un mouvement à la structure complexe. L’idyllique Andante mosso, aux allures de variations sur une idée énoncée en pizzicato, laisse déjà deviner des bribes du thème du finale. Thème qui, une fois déployé, décrit le fameux envol des oiseaux à propos desquels le compositeur écrit encore : «Leurs cris étaient du même timbre de bois que ceux des grues mais sans le moindre tremolo… Mystère de la nature et mélancolie de la vie !» Si cette version diffère dans les «détails» – organisation, orchestration, etc. –, sa conclusion comporte également deux cents mesures absentes de la partition définitive.
– Nicolas Derny