Notes de programme

KRONOS QUARTET

Sam. 20 jan. 2024

Retour au concert du sam. 20 jan. 2024

Programme détaillé

Angélique Kidjo (née en 1960)
YanYanKliYan Senamido #2**

Arrangement : Jacob Garchik.
Composition et arrangement : 2020.

[5 min]

Jlin (née en 1987)
Little Black Book**

Arrangement : Jacob Garchik.
Composition : 2018 – Arrangement : 2019.

[5 min]

George Crumb (1929-2022)
«God-music», extrait de Black Angels

Composition : 1970 – Commande : Université du Michigan – Création : Ann Arbor, Michigan (États-Unis), 23 octobre 1970, par le Quatuor Stanley.

[3 min]

Paul Wiancko (né en 1983)
Only Ever Us

Composition : 2021.

[7 min]

Antonio Haskell
God Shall Wipe All Tears Away***

Arrangement : Jacob Garchik.
Composition : 1935 – Premier enregistrement : 1937 (Mahalia Jackson) – Arrangement : 2014.

[4 min]

Steve Reich (né en 1936)
WTC 9/11

Composition : 2010 – Commande : Carnegie Hall de New York et Barbican Centre de Londres pour le Quatuor Kronos – Dédicace : au Quatuor Kronos – Création : Université Duke de Caroline du Nord (États-Unis), 19 mars 2011, par le Quatuor Kronos.

I. 9/11/01
II. 2010
III. WTC

[16 min]

--- Entracte ---

Philip Glass (né en 1937)
Quartet Satz°**

Composition : 2017. Création : Halifax, Nouvelle-Écosse (Canada), Dalhousie Arts Centre, 17 janvier 2018, par le Quatuor Kronos.

[7 min]

Peni Candra Rini (née en 1983)
SEGARA GUNUNG (PREMIER MOUVEMENT)**

Arrangement : Jacob Garchik et Andy McGraw.
Composition : 2023.

[8 min]

Laurie Anderson (née en 1947)
Flow***

Arrangement : Jacob Garchik.
Album original et arrangement : 2010.

[3 min]

Nicole Lizée (NÉe en 1973)
ZonelyHearts*

Composition : 2021 – Création de la première partie : San Francisco (États-Unis), SFJAZZ Center, juin 2021, dans le cadre du Kronos Festival, par le Quatuor Kronos.

– Opening Credits
– Part I
– Part II
– PhoneTap + CCTV
– Static Interference

[23 min]

* Écrit pour le Kronos Quartet
** Écrit pour Kronos Fifty for the Futur
*** Arrangé pour le Kronos Quartet
° Interprété avec le Quatuor Debussy et le Quatuor Gallus (Conservatoire national supérieur musique et danse de Lyon)

Basée à San Francisco, l’association à but non lucratif Kronos Performing Arts Association gère tous les aspects du travail de Kronos, y compris les commandes, les tournées de concerts et les représentations locales, les enregistrements, les programmes éducatifs et le festival annuel de Kronos à San Francisco. Dans le cadre de son effort de commande le plus ambitieux à ce jour, KPAA a récemment réalisé le projet Kronos Fifty for the Future. Dans le cadre de cette initiative, Kronos a commandé – et mis à disposition gratuitement en ligne – 50 œuvres nouvelles pour quatuor à cordes destinées aux étudiants et aux professionnels émergents, écrites par des compositeurs du monde entier.

Distribution

Kronos Quartet : David Harrington et John Sherba violon – Hank Dutt alto – Paul Wiancko violoncelle
 

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Quatuors additionnels dans Quartet Satz de Philip Glass :

Quatuor Debussy : Christophe Collette et Emmanuel Bernard violon – Vincent Deprecq alto – Cédric Conchon violoncelle

Quatuor Gallus : Diane Cavard et Elie de Buck violon – Léa Paci alto – Gabriel Bernes violoncelle (étudiants du Conservatoire national supérieur musique et danse de Lyon)

 

En partenariat avec Jazz Radio.

Introduction

Formé par le violoniste David Harrington, le Kronos Quartet révolutionne depuis cinquante ans le répertoire pour quatuor à cordes. Une aventure artistique unique dont l’empreinte déborde du seul champ musical, et un événement majeur de la saison de L’AO.

Avec plus de 1100 commandes d’œuvres et d’arrangements à son actif, le quatuor interprète avec la même exigence les grands compositeurs des XXe et XXIe siècles que la musique de légendes du jazz et du rock, de personnalités inclassables et de musiciens de tous les continents. Installé à San Francisco, Kronos est particulièrement indissociable des noms de Terry Riley, Philip Glass et Steve Reich : leurs compagnonnages artistiques ont engendré l’écriture de chefs-d’œuvre du répertoire répétitif américain.

Ce concert-anniversaire fait autant écho à l’histoire de Kronos qu’à l’avenir. Le mythique Quartet Satz de Glass (2017), où les Quatuors Debussy et Gallus rejoignent Kronos, y côtoie Reich avec son WTC 9/11, évocation du 11 septembre 2001 mêlant quatuor en direct et archives enregistrées. Pas moins de cinq compositrices d’horizons pluriels sont également au programme : l’icône new-yorkaise Laurie Anderson, la chanteuse béninoise Angélique Kidjo, la fascinante canadienne Nicole Lizée, la chanteuse indonésienne Peni Candra Rini et la jeune productrice électro américaine Jlin. Le pionnier de la musique contemporaine américaine George Crumb, le violoncelliste du quatuor Kronos Paul Wiancko et Antonio Haskell avec sa chanson God Shall Wipe All Tears Away (composée pour la «reine du gospel» Mahalia Jackson en 1935) complètent ce programme éclectique, qui incarne parfaitement la vision novatrice de Kronos : entre pièces de référence, ouverture au monde et aux créatrices de demain.

Les débuts du Quatuor Kronos : Black Angels de Georges Crumb

Formation classique par excellence, le quatuor à cordes a profité de son statut de modèle pour servir les explorations musicales les plus surprenantes du XXe siècle. Il s’est tout d’abord découvert une nouvelle âme littéraire, enrichi par Schönberg d’une voix de soprano pour chanter Le Septième Anneau du poète Stephan George, selon le même Schönberg a ensuite enfermé «tout un roman en un seul geste» dans les Six Bagatelles de Webern, selon Adorno a transformé le secret d’une passion amoureuse en un véritable «opéra latent» de Berg, avec Janáček s’est enfin inspiré de la Sonate à Kreutzer de Tolstoï avant d’écrire des Lettres intimes. Ayant étendu sa palette sonore, il s’est essayé à toutes sortes de combinaisons et de modes de jeu, a trouvé parmi les machines et les haut-parleurs de nouveaux partenaires. Le siècle n’était pas achevé qu’il avait déjà pris son envol en compagnie de Karlheinz Stockhausen grâce à quatre hélicoptères…

Plus de vingt ans avant cette ascension céleste, une pièce particulièrement déconcertante a incité le violoniste David Harrington à fonder le Quatuor Kronos. Pour «quatuor à cordes électrique», Black Angels a été composé en 1970 par le compositeur américain George Crumb et créé la même année par le Quatuor Stanley. L’œuvre réclame des verres en cristal, des baguettes en verre, des dés à coudre, des gongs suspendus, une maraca, des plectres ou trombones en métal, un archet de contrebasse. «Cloches perdues», «Danse macabre» ou «Sons d’os et de flûtes» : ses sous-titres annoncent treize «images des pays sombres» ou réactions aux «temps de guerre». Après une «Nuit des insectes électriques», évocation des attaques d’hélicoptères au Vietnam, un véritable programme se déroule en trois parties, «départ», «absence» et «retour», structuré par autant de thrènes. Plusieurs références musicales se glissent dans l’ouvrage : La Jeune Fille et la Mort de Schubert, une sarabande de style baroque, le plain-chant du Dies iræ de la Messe des morts, des motifs symboliques comme l’intervalle de triton – «Diabolus in musica» – ou le Trille du diable de Tartini. Les chiffres 7 et 13 ainsi que des procédés de «comptages rituels» dans différentes langues structurent la polyphonie dans une succession de quatuors, trios, duos et solos en ordre parfaitement symétrique. En dixième position, «God Music» (littéralement : : Musique de Dieu») se présente comme un «air accompagné». Un solo de violoncelle – la «voix de Dieu» – se développe sur les harmonies cristallines des autres instrumentistes. Les couleurs en sont si fascinantes qu’on comprend pourquoi David Harrington y a entendu un nouveau point de départ pour le quatuor.

Des créations pour un cinquantenaire

Fondé en 1973, le Quatuor Kronos ne pouvait manquer de célébrer son cinquantenaire. Cinquante années de créations et de découvertes associant les plus grands compositeurs : Sofia Goubaïdoulina, Astor Piazzolla ou Alfred Schnittke, les minimalistes Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass ; les figures majeures du jazz : Charles Mingus, Thelonious Monk ou Maria Schneider ; les grands noms du rock : Jimi Hendrix, Sigur Rós et Pete Townshend, David Bowie à Allen Ginsberg, liste d’autant moins exhaustive qu’elle néglige les musiques du monde et les styles inclassables. Quelques années avant de célébrer leur anniversaire, le quatuor s’est lancé dans un vaste projet, Fifty for the Future [Cinquante pour le futur]. Cinquante pièces créés sur six saisons (2015-2021), cinquante partitions mises librement à disposition des autres musiciens sur le site du quatuor, avec enregistrements, entretiens, notes de programme et vidéos explicatives pour aider leurs futurs interprètes à aborder la nouvelle musique. Avec, pour objectif, de «guider les quatuors à cordes dans le développement et le perfectionnement des compétences requises pour l’interprétation du répertoire du XXIe siècle».

Les compositeurs de Fifty for the Future viennent de tous les horizons. Avant d’y participer, Angélique Kidjo avait déjà proposé au Quatuor Kronos de participer à l’un de ses propres enregistrements car elle avait apprécié la façon dont les musiciens avaient travaillé avec des artistes africains. Elle-même voulait alors rendre hommage à sa défunte mère et aux femmes d’Afrique. Sur une chanson accompagnée uniquement par des percussions, elle avait ressenti un manque que les instrumentistes à cordes ont comblé de la plus belle manière. Le résultat, raconte la chanteuse franco-béninoise, a été une révélation : «Ils avaient capté la complexité des polyrythmies béninoises et apporté une belle énergie au morceau.» Invitée en retour par le quatuor Kronos à se joindre à Fifty for the Future, elle a voulu prolonger l’expérience et se replonger dans les musiques traditionnelles de son pays natal, typiques dans leur façon de mêler la voix et les percussions. Elle a bâti son discours sur l’absence de séparation nette entre mélodie et rythme avec des grooves et rythmes serrés. 

Pour Jlin Patton (Jlin), le même projet a surtout été un stimulateur pour expérimenter en toute liberté. Issue de la scène électro à la croisée des musiques minimalistes et actuelles, la compositrice a enrichi l’effectif d’une grosse caisse marquant le rythme. La répétition et la métamorphose progressive de ses formules dissonantes conduisent à la transe : «J’ai choisi le titre de Little Black Book parce que je possède un cahier noir dans lequel je note littéralement toutes mes idées de création. C’est mon livre de liberté absolue. Ce livre est très spécial pour moi car il m’a été offert le jour de mon vingt et unième anniversaire par mon cousin aîné. Lorsque Kronos m’a contacté pour réaliser ce projet, j’étais ravie et j’ai immédiatement su que je voulais l’aborder dans cette perspective de totale liberté sonore.» 

Quant à Paul Wiancko, le quatuor à cordes lui est un domaine d’autant plus familier que, violoncelliste, il est désormais membre du Quatuor Kronos. Lui aussi a souhaité se «sentir libre», pour «explorer et varier la ligne de basse» tandis que les autres cordes jouent leurs parties «librement, à leur rythme». Only Ever Us n’est pas là un simple quatuor mais une formation modulable pour devenir un quintette, un sextuor ou un septuor. Chaque possibilité est introduite par un drôle de commentaire sur les équilibres de la musique de chambre. Aux quatre premiers instruments obligatoires – «Au moins nous sommes l’un pour l’autre» – peuvent s’ajouter trois parties : un troisième violon – «Cela fait beaucoup de cordes de mi» –, un second alto – «Alto power !» –, un second violoncelle – «Autant lire du Schubert après ça» –, le violon et l’alto supplémentaires – «Pourquoi notre violoncelliste porte-t-il des bouchons d’oreilles ?» –, le violon et le violoncelle – «Moi contre le monde : une histoire d’alto» –, l’alto et le violoncelle – «Thérapie de couple à la Schönberg» – ou tous les instruments réunis – «Je vais chercher plus de chaises». Et le compositeur d’expliquer : «Cette pièce est un prétexte pour se rassembler. C’est une raison de mieux connaître quelqu’un et une chance de partager un moment avec lui. C’est l’occasion d’écouter, de discuter et peut-être de considérer que dans ce monde de nous contre eux, nous sommes libres de redessiner nos limites à tout moment pour les inclure davantage

L’arrangement comme création originale

Adepte de la fusion, le Quatuor Kronos s’approprie toutes sortes de musique. Empruntant des mélodies au jazz, aux musiques actuelles ou aux musiques du monde, il leur prête les idiomes du quatuor tout en profitant de la confrontation pour se réinventer lui-même. Parmi les arrangeurs, le tromboniste Jacob Garchik, collaborateur régulier de l’ensemble depuis 2006. Ayant poursuivi des études classiques tout en montant sur les scènes de jazz, l’instrumentiste aime l’idée de reprendre des standards : «C’est fascinant et satisfaisant, quelle que soit votre pratique de l’avant-garde. C’est comme les échecs, un vieux jeu avec des règles immuables, certainement pas le seul jeu à jouer, mais il y a toujours de nouvelles façons de le jouer

Cette «nouvelle façon» définit son art de la transcription et de l’arrangement. God Shall Wipe All Tears Away est une mélodie conçue par Antonio Haskell sur quelques versets de l’Apocalypse de la Bible anglicane du roi Jacques. Mahalia Jackson l’a immortalisée durant une séance d’enregistrement en 1937, et c’est au cours d’une collaboration avec le trio malien Da Kali que le Quatuor Kronos a été amené à la reprendre à son tour. À la voix de contralto d’Hawa Kassé Mady Diabaté revenait alors le thème, aux cordes l’accompagnement initialement confié à l’orgue. Violons et violoncelle suffisant à la conduite harmonique, une autre version s’est révélée possible, exclusivement instrumentale celle-ci. David Harrington se souvient comment l’altiste du quatuor a cherché à restituer l’émotion du chant de Mahalia Jackson tandis que lui et les autres membres du quatuor s’évertuaient à retrouver le son d’un harmonium, en recourant à des sourdines spécifiques et à des effets développés avec un ingénieur du son pour le violoncelle. 

Si l’homogénéité caractérise le quatuor à cordes au point de le définir, c’est en s’extrayant de ses timbres habituels que le genre s’est réinventé. Le choix des pièces et leurs transcriptions de Jacob Garchik le montrent si besoin était. Et sans doute est-ce le son singulier de Flow qui a mené le Quatuor Kronos à reprendre le morceau de Laurie Anderson. Connue pour ses performances et projets multimédias souvent inouïs, la réalisatrice et musicienne pop s’est fait connaître grâce à sa symphonie pour klaxons d’automobile. Extraite de l’album Homeland, qui évoquait la vie en Amérique, la pièce Flow avait été aussi reprise dans Heart of a Dog [Cœur d’une chienne], bande son d’un documentaire commandé par la chaîne de télévision Arte sur les souvenirs gardés par l’artiste de sa chienne adorée Lolabelle. Un sujet inattendu qui réclamait un traitement tout aussi improbable de la part du Quatuor Kronos.

Minimalisme

Dans la discographie du Quatuor Kronos, le minimalisme et l’école répétitive occupent une place essentielle. D’autant plus que les instrumentistes sont demeurés fidèles aux compositeurs quand ceux-ci s’écartaient de ces mouvements emblématiques de la vie musicale américaine. Dès les années quatre-vingt, le quatuor s’est ainsi fait l’interprète de la bande originale composée par Philip Glass pour le film Mishima, des œuvres de Terry Riley, de Different Trains de Steve Reich. De Steve Reich, le Quatuor Kronos a aussi créé le Triple Quartet et WTC 9/11, un hommage aux victimes de l’attentat au World Trade Center. Le 11 septembre 2001, le compositeur était avec son épouse dans leur résidence secondaire quand il a découvert ce qui se passait à New York ; leur fils et sa famille se trouvaient dans leur appartement familial à quelques pas des Tours jumelles. C’est donc une épreuve particulièrement douloureuse qu’il partage dans cette pièce pour quatuor à cordes (deux autres pouvant être enregistrés) et bande numérique. On y revit les événements en écoutant les voix du commandement de la défense aérospatiale américaine et des pompiers de New York, ainsi que les témoignages recueillis ultérieurement par le compositeur auprès d’habitants de Manhattan. On en retrouve la stupeur, entre incompréhension et panique, l’incapacité de se détourner des images qui défilaient en boucle sur toutes les chaînes. Les cordes prolongent les voix comme dans un arrêt sur image. Impossible d’échapper à l’enchaînement fatal, depuis le détournement du premier avion jusqu’à son écrasement sur le gratte-ciel, l’incendie, l’arrivée du second avion et le terrible effondrement. Dans le troisième mouvement, la répétition prend une nouvelle signification, renvoie à la récitation ininterrompue des textes bibliques dans le rituel juif pour les morts. Des textes chantés par la violoncelliste Maya Beiser. Le titre WTC renvoie à la fois au World Trade Center et à l’expression «World to Come», précédemment utilisée par David Lang, un compositeur ami de Steve Reich. Le monde est encore à venir.

Ayant enregistré le Premier Quatuor demeuré inédit de Philip Glass et sa musique composée pour le film Dracula de Tod Browning, le Quatuor Kronos a aussi gravé ses Cinquième, Sixième et Septième Quatuors, ainsi que le Quartet Satz commandé dans le cadre du projet Fifty for the Future. Pour Philip Glass, le quatuor est un genre à part : «Curieusement, les quatuors à cordes ont toujours fonctionné ainsi pour les compositeurs. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais il est presque impossible d’y échapper. C’est ainsi que pensaient les compositeurs du passé et cela n’en est pas moins vrai pour moi… C’est presque comme si l’on disait qu’on allait écrire un quatuor à cordes, qu’on respirait profondément et qu’on se lançait pour essayer d’écrire la pièce la plus sérieuse, la plus importante possible.» Si Philip Glass s’est dit que prendre de la distance lui permettrait d’échapper à ce sérieux dans son Cinquième Quatuor, Quartet Satz renoue avec une certaine gravité, d’une simplicité très émouvante. D’ailleurs, c’est un peu l’histoire de son auteur qui s’y raconte. Le titre rappelle celui du Quartettsatz [Mouvement de quatuor] de Schubert, le compositeur préféré du père de Philip Glass : «J’ai grandi avec lui et nous partageons en fait notre anniversaire, le 31 janvier.» Avec légèreté, le musicien suggère une «autoglorification» derrière la référence, mais David Harrington y devine quelque chose de plus essentiel : «Chaque mouvement ressemble à un univers entier […]. Philip nous a livré quelque chose qui résume toute sa vision dans une seule œuvre.» Si Quartet Satz permet au quatuor d’accueillir d’autres musiciens, il n’en remonte pas moins aux racines les plus profondes du genre. Le compositeur affirme que seul le Quatuor Kronos pouvait lui inspirer une telle pièce : «Je les visualise automatiquement en train de jouer de la musique et je sais comment ils sonnent. Je me dis : “Ce sera un bon rôle pour Hank. Il aimera ce rôle.” Je pense qu’il est probable que je ne partagerai jamais de telles relations avec un autre quatuor

Un cinquantenaire pour le futur

On ne compte plus les commandes et créations assurées par le Quatuor Kronos. Plus de mille au fil des ans grâce à la fondation de la Kronos Performing Arts Association. Pour David Harrington, le cinquantenaire de l’ensemble est l’occasion, plus encore que de remonter le temps, d’entrevoir le futur. Dix nouvelles pièces ont été commandées dans l’«attente impatiente de l’avenir». Et l’avenir du quatuor n’est peut-être pas indissociable de celui du monde à l’heure des désastres sociaux et climatologiques. Poétesse, compositrice et chanteuse, Peni Candra Rini se fait l’interprète des musiques traditionnelles comme des musiques expérimentales. Chantant avec un gamelan, elle peut accompagner des spectacles de danse, se produire en concerts, improviser en compagnie d’autres instruments ou réinventer les musiques traditionnelles. Sa précédente participation à Fifty for the Future était une réflexion sur le déclin de la culture nationale chez les jeunes générations et le rôle des artistes dans la transmission de valeurs universelles ; avec Segara Gunung [Océan-Montagne], elle évoque la vulnérabilité de son pays à l’activité volcanique et sismique, ainsi qu’à la montée du niveau des océans.

Si le futur paraît aujourd’hui dicté par l’intelligence artificielle, les technologies numériques et les machines toujours plus perfectionnées, le présent pourrait confirmer les projections de la science-fiction du siècle dernier. Échappant au cours du temps, la musique de la compositrice montréalaise Nicole Lizée s’empare des modernités tombées dans la désuétude, des premières vidéos MTV, des défaillances de l’informatique, des vieilles consoles de jeux, omnichords, stylophones, karaokés ou consoles Simon. Influencée par la culture rave, Nicole Lizée se fait DJ, manipule les platines et les disques vinyles. Attirée par le cinéma, elle réinvente musicalement Hitchcock. Avec ZonelyHearts, elle entraîne l’auditeur dans la Twilight Zone.

Construite à la manière d’un film avec générique et crédits introductifs, l’œuvre confronte le quatuor à l’irréalité télévisuelle. Jusqu’au programme signé par la compositrice elle-même : «Saison 1 : après une semaine de binge-watching d’émissions de télévision de science-fiction du milieu du siècle, un quatuor à cordes vit des événements étranges lors de ses répétitions... et leur vie quotidienne. Épisode 1 : Televortex. La télécommande du second violon John Sherba cesse de fonctionner, avec des conséquences inattendues et un impact sur l’ensemble du quatuor. Des appels téléphoniques sont reçus.» En dire plus reviendrait à spoiler, mais on sucera avec nostalgie quelques Pop Rocks, bonbons d’autrefois, pour écouter le crépitement du sucre pétillant dans les bouches ouvertes collées aux microphones. Un doux plaisir dans un univers gagné par la folie, soumettant l’humain au contrôle de CCTV, Closed-Circuit Television ou système de vidéosurveillance. En attendant les célébrations d’un centenaire car les modernités d’aujourd’hui sont à leur façon aussi éphémères dans une impérieuse fatalité postmoderne.

– François-Gildas Tual