Notes de programme

YVES CASTAGNET

Programme détaillé

Louis Vierne (1870-1937)

Pièces de fantaisie, extraits :

– Cathédrales
– Feux-follets
– Clair de lune
– Carillon de Westminster

[30 min]

Symphonie pour orgue n° 1, en ré mineur, op. 14

I. Prélude
II. Fugue
III. Pastorale
IV. Allegro vivace
V. Andante
VI. Final

[36 min]

 

Yves Castagnet orgue

Concert sans entracte

Introduction

J’avais pour Franck un culte fait d’admiration passionnée, d’affection filiale et de respect profond. […] J’adorais cet homme qui m’avait témoigné une si tendre bienveillance, qui m’avait soutenu, inspiré un profond amour de la musique, incité aux espoirs les plus grands. (L. V.)

On célèbre en cette année 2020 les 150 ans de la naissance de Louis Vierne, et c’est l’occasion de mettre à l’honneur l’œuvre de ce compositeur qui tient une place particulière dans le répertoire de la musique d’orgue française, en souhaitant que cela soit également l’occasion de redécouvrir sa production très personnelle d’œuvres pour piano, musique de chambre, mélodies, compositions chorales, et sa symphonie pour orchestre. La musique de Vierne est l’expression d’une personnalité sensible et tourmentée ; au cours de sa vie marquée par les épreuves, c’est toujours vers la composition qu’il se tourne pour essayer de surmonter les désillusions et les deuils, la musique étant pour lui une valeur intangible qui élève l’âme, indépendamment de toute croyance religieuse.

Louis Vierne est né avec une maladie des yeux qui l’a rendu quasi aveugle et nécessitera des soins douloureux et contraignants. À l’Institut des jeunes aveugles de Paris, il acquiert une solide formation musicale, mais la vie d’internat le marque profondément par sa rudesse et son austérité. Après avoir été quelque temps élève de César Franck, pour lequel il gardera toujours une grande vénération, il reçoit l’enseignement rigoureux de Charles-Marie Widor à la classe d’orgue du Conservatoire de Paris. En 1892, Widor lui propose de devenir son suppléant à la tribune du monumental orgue Cavaillé-Coll de l’église Saint-Sulpice. Il devient également son assistant à la classe d’orgue en 1894, fonction qu’il conserve quand Alexandre Guilmant succède à Widor. Sa carrière d’organiste concertiste est alors en plein essor, et il s’affirme également comme compositeur. Cette période heureuse et féconde voit aussi son mariage avec une jeune cantatrice, et bientôt la naissance de trois enfants. L’année 1900 marque un aboutissement, avec sa nomination par concours comme titulaire de l’orgue Cavaillé-Coll de Notre-Dame de Paris, tribune qu’il fera rayonner jusqu’à sa mort.

Mais les épreuves vont bientôt s’accumuler : sa femme le quitte, sa mère décède. À la mort de Guilmant en 1911, il subit une sévère déception en n’étant pas nommé professeur au Conservatoire, à l’issue de dix-sept ans d’enseignement comme assistant, au profit d’Eugène Gigout (il démissionne de ses fonctions au Conservatoire et Vincent d’Indy l’engage comme professeur à la Schola Cantorum). En 1913, son fils André meurt de la tuberculose. En 1915, un glaucome menace les dernières lueurs que perçoivent encore ses yeux. La guerre frappe rudement : son fils Jacques, engagé volontaire à 17 ans, meurt dans des circonstances tragiques, et son frère René, qui avait suivi les pas de son aîné en devenant organiste et compositeur, meurt au combat quelques mois avant l’armistice. Vierne dédie à leur souvenir son quintette pour piano et cordes et un poème pour piano.

Les années vingt voient Louis Vierne s’affirmer comme organiste concertiste dans des tournées européennes (Allemagne, Angleterre,…) ; il effectue en 1927 une tournée triomphale de trois mois aux États-Unis et au Canada. Ses dernières années sont assombries par la maladie, le repli sur soi et la solitude. Il meurt d’une crise cardiaque le 2 juin 1937 au cours d’un ultime concert à la tribune de Notre-Dame, après avoir donné la première audition intégrale de son Triptyque, et alors qu’il allait se lancer dans une improvisation.

Je n’ai eu qu’un seul but : émouvoir. (L. V.)

Sa production pour orgue, résolument orientée vers l’orgue de concert, non liturgique, est dominée par les six symphonies, œuvres monumentales dans lesquelles Vierne s’inscrit dans la lignée de Guilmant et Widor et illustre l’esthétique de l’orgue symphonique français, indissociable de la facture d’Aristide Cavaillé-Coll. Parallèlement, Vierne a composé plusieurs de recueils de pièces de concert, abstraites ou d’inspiration poétique, personnelle et subjective : les Pièces en style libre (1913), qui peuvent se contenter d’un harmonium ou d’un orgue à deux claviers, sans partie de pédale obligée, et les Pièces de fantaisie, plus exigeantes, pour grand orgue à trois claviers et pédalier. Ces dernières, réparties en quatre suites de six pièces chacune, présentent des caractères expressifs très contrastées, des pages méditatives aux démonstrations particulièrement virtuoses. Elles ont été composées notamment en vue de la tournée de Vierne aux États-Unis en 1927. Les dédicaces offertes à des collègues, disciples et amis organistes reflètent l’intérêt que recueillait alors la musique de Vierne aux États-Unis comme dans différents pays européens.

Pièces de fantaisie

Pièces de fantaisie

Composition : 1926-1927.

Cathédrales

Cathédrales est manifestement un hommage à Notre-Dame de Paris, et au-delà, à toutes les cathédrales où l’orgue résonne, où l’œil se perd dans l’obscurité des voûtes, interroge le mystère des piliers monumentaux, et où l’esprit médite dans la lumière colorée des vitraux. À sa tribune, qu’il a occupée avec dévouement pendant trente-sept ans, Vierne a vécu des moments d’intense jubilation : «J’y ai connu le plus complet sentiment de domination, de possession totale.» Maurice Duruflé, qui fut son disciple et son assistant à Notre-Dame à partir de 1927, témoigne : «Comme le capitaine du navire sur la passerelle, il respire le grand large. La sensation est absolument grisante. […]. Vierne s’était totalement identifié à ce cadre grandiose, il s’y était si totalement incorporé, qu’il était devenu l’âme de la cathédrale

Dans cette pièce de caractère majestueux et hiératique, Vierne utilise les ressources du langage harmonique en coloriste, opposant des séquences diatoniques, «blanches», à des phrases aux accords plus tendus, aux enchaînements chromatiques ou suivant la gamme par tons. Ces contrastes sont soulignés par les oppositions de registration, où l’orgue recréée l’espace sonore d’une vaste nef aux résonances profondes (les notes les plus graves du pédalier sont sollicitées). Les immenses tenues de quintes ou quartes à vide initiales, le lent cortège d’accords parfaits diaphanes imitant une polyphonie a cappella, suivant la courbe d’une ogive, les bribes mélodiques d’un plain-chant imaginaire évoquent un lointain passé médiéval. Peu à peu, le mouvement processionnaire s’anime jusqu’à aboutir à un point culminant scintillant de lumière, pour retomber ensuite dans le clair-obscur serein d’une conclusion apaisée.

- Feux-follets

En totale opposition avec le caractère statique et monumental de Cathédrales, Feux follets est une sorte de scherzo fantastique d’une grande virtuosité qui explore le registre de la légèreté capricieuse et imprévisible, sur des harmonies chromatiques parfois presque atonales. Les éclairs fantomatiques virevoltent sur les différents plans sonores de l’orgue avec une fluidité déconcertante, presque diabolique ! L’imagination musicale de Vierne atteint là un sommet d’inspiration.

- Clair de lune

Dans une simple forme symétrique en trois parties, le sublime Clair de lune déroule un thème aérien aux sons flûtés (jeux de Flûtes et Gambe) qui dessine une arabesque descendante sur des harmonies aux constants glissements chromatiques. La partie centrale, au lyrisme plus ample, se souvient du romantisme wagnérien.

- Carillon de Westminster

Enfin, le célèbre Carillon de Westminster, cheval de bataille des organistes, est une brillante toccata qui se développe par paliers, en crescendo. Les quatre notes du célèbre carillon de la Tour de l’horloge du Parlement britannique, tour à tour aux claviers ou au pédalier, sont parées de multiples habillages sonores, d’harmonies inattendues, et engendrent des accompagnements en ostinatos rapides, eux-mêmes carillonnants. Toute la puissance des jeux d’anches est convoquée à la fin pour une péroraison grandiose, d’une énergie joyeuse et triomphante.

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En associant ces quatre Pièces de fantaisie, Yves Castagnet a en quelque sorte recréé une symphonie en quatre mouvements, avec un prélude sérieux, un scherzo léger et sarcastique, un mouvement lent lyrique et un final brillant. Dans ses symphonies pour orgue seul, Vierne vise d’emblée la construction architecturale d’une grande forme de musique pure, conduisant son inspiration sans le support d’idées poétiques ou évocatrices, et atteignant de ce fait l’essence même d’une création sonore immanente.

Première Symphonie

Symphonie pour orgue n° 1, en ré mineur, op. 14

Composition : 1898-1899.
Dédicace : à Alexandre Guilmant.

La Première Symphonie, composée en 1898-1899, est l’œuvre d’un jeune organiste qui n’est pas encore titulaire du grand orgue de Notre-Dame de Paris, mais seulement suppléant de son maître Widor à Saint-Sulpice. Certains commentateurs ont noté de ce fait qu’elle sonne différemment des symphonies suivantes, nées sur l’orgue de Notre-Dame : conçue dans une acoustique différente, elle n’a pas non plus la même «lumière».

Première œuvre de grande envergure du compositeur, c’est la seule des six symphonies à comporter six mouvements, parmi lesquels une fugue, unique exemple parmi les œuvres de Vierne. Comme les cinq autres symphonies, elle est écrite dans une tonalité mineure ( mineur).

Le «Prélude», vaste et impressionnant narthex, est formé d’une pâte sonore très dense, avec des thèmes mélodiques dont le dessin en courtes cellules répétées et amplifiées rappelle ceux de César Franck. Le langage, intensément chromatique, aux lignes tortueuses, donne une expression douloureuse à cette procession introductive qui gagne peu à peu en puissance jusqu’à s’élever sur une impressionnante houle portée par un trait de pédale. Cette progression aboutit à un point culminant trillé, après quoi le thème initial reparaît à pleine puissance, en double pédale (octaves aux deux pieds), suivi d’une coda apaisée.

La «Fugue», d’un caractère grave et serein, est construite sur un sujet coloré par l’arpège de septième diminuée. Pourtant le langage est plutôt diatonique, à quelques exceptions près. Le contrepoint linéaire déploie ses courbes et contre-courbes d’une grande continuité, non dénué de procédés savants hérités de la tradition académique. Mais, arrivé au comble de la densité polyphonique et de la tension tonale, il s’interrompt brusquement sur une sorte de cadence indiquée «fantasia», amenant la coda sur le sujet en larges accords massifs, en total contraste avec l’écriture précédente.

Après le diptyque sérieux du «Prélude» et «Fugue», la «Pastorale» apparaît comme un intermède apaisé, dans la tonalité majeure de si bémol, sur des jeux d’une grande douceur sonore (Flûtes et Hautbois agreste, Voix humaine avec tremblant dans la partie centrale). Les mélodies, d’un caractère cantabile, adoptent un rythme doucement balancé de berceuse, selon la tradition de la pastorale qui est souvent associée au temps de Noël.

L’«Allegro vivace» est un scherzo, morceau ludique et plein d’esprit, rapide et léger, où la personnalité de Vierne perce dans toute son originalité. Le compositeur renoue avec un langage chromatique et tourmenté, en mineur, donnant un côté insaisissable et fantomatique à l’écriture tonale. La légèreté virevoltante des traits virtuoses s’interrompt un moment pour laisser chanter dans la partie centrale une cantilène dédoublée en canon, utilisant le jeu de Trompette du clavier de Récit.

L’«Andante» (indiqué «Quasi adagio» dans la partition) est le véritable mouvement lent expressif et lyrique de la symphonie. D’un caractère rêveur, il fait entendre l’association ondulante des jeux de Gambe et Voix céleste, caractéristique de l’orgue de Cavaillé-Coll. La plastique des thèmes mélodiques, tout en arabesques sinueuses, est particulièrement recherchée.

Le «Final» est résolument symphonique par la puissance sonore sollicitée (jeux de fonds et anches). Sa tonalité de majeur permet de clore l’œuvre dans une ambiance festive, joyeuse et héroïque, comme une victoire remportée sur les ombres, les douleurs et les doutes exprimés par le sombre «Prélude» ou l’équivoque «Allegro vivace». Le thème principal, bien dessiné, diatonique, conquérant, apparaît à la pédale, et son anacrouse initiale devient vite un motif récurrent, plein d’énergie. Il est développé dans différentes couleurs tonales, toujours accompagné de carillonnants accords, jusqu’à son triomphe final.

Isabelle Rouard

Découvrez l’historique de l’orgue de l’Auditorium : www.auditorium-lyon.com/fr/orgue.