Notes de programme

Hérodiade

Mer. 23 nov. 2022

Retour au concert du mercredi 23 novembre 2022

Programme détaillé

Jules Massenet (1842-1912)
Hérodiade

Opéra en 4 actes et 7 tableaux
Livret : Paul Milliet et Henri Grémont, d’après les Trois Contes de Gustave Flaubert

Composition : 1878-1880
Création : 19 décembre 1881  Théâtre royal de la Monnaie, Bruxelles
Création française : 29 mars 1883 – Nantes
Première lyonnaise : 18 décembre 1885 

Durée : 2h50 + entracte

Une coproduction Opéra de Lyon, Théâtre des Champs-Élysées et Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française

Distribution

Orchestre de l’Opéra national de Lyon
Chœurs de l’Opéra national de Lyon
(chef des chœurs : Benedict Kearns)
Daniele Rustioni direction
Clément Lonca assistant à la direction musicale
Ekaterina Semenchuk mezzo-soprano (Hérodiade)
Nicole Car soprano (Salomé)
Jean-François Borras ténor (Jean)
Étienne Dupuis baryton (Hérode)
Nicolas Courjal basse (Phanuel)
Paweł Trojak* baryton (Vitellius)
Pete Thanapat* baryton (le Grand-Prêtre)
Robert Lewis* ténor (une voix dans le temple)
Giulia Scopelliti* soprano (une jeune Babylonienne)

* Solistes du Lyon Opéra Studio

Hérodiade ou les derniers feux du grand opéra

Passé à la postérité avec Manon (1884) et Werther (1892), Jules Massenet (1842-1912) reste pourtant l’auteur d’une vingtaine d’opéras. Certains retrouvent cependant les faveurs du public depuis peu après avoir longtemps disparu des scènes lyriques, comme Cendrillon (1899), Don Quichotte (1910) ou Thaïs (1894). C’est le cas aussi d’Hérodiade, pilier de l’Opéra de Paris, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, et prisé par les plus grands artistes lyriques au tournant du XXe siècle.

Une genèse mouvementée : de Flaubert à Massenet

Hérodiade ne s’est pourtant pas imposé facilement. Le projet germe au cours de l’été 1877 lorsque Massenet rencontre l’éditeur Giulio Ricordi afin de préparer la première italienne de son Roi de Lahore, créé en avril au Palais Garnier avec un succès retentissant. Ricordi lui commande aussi un nouvel opéra dont la Scala de Milan aura la primeur. Massenet suggère de mettre en musique le dernier des Trois Contes de Gustave Flaubert, Hérodias, publié juste après la première du Roi de Lahore. L’écrivain, qu’il fréquente depuis quelques années, lui a adressé un exemplaire qui suscite aussitôt son enthousiasme : «Quelle merveille que ces pages !... / Je vis avec Antipas, Vitellius et l’adorable apparition de Salomé !» Flaubert développe en effet une histoire esquissée dans les deux premiers Évangiles. Le prophète Jean reproche à Hérodiade d’avoir épousé en secondes noces le tétrarque Hérode (ou Hérode Antipas), frère de son premier époux, alors que celui-ci est toujours vivant. Hérode le fait emprisonner, car il se méfie de l’aura qu’il exerce sur les chrétiens qui l’appellent saint Jean Baptiste. Lors d’un banquet organisé pour l’anniversaire d’Hérode, Salomé, fille du premier mariage d’Hérodiade, danse devant son beau-père. Séduit, Hérode s’empresse de la remercier et s’engage à lui donner ce qu’elle souhaitera. Sous l’influence de sa mère, Salomé obtient la tête du prophète qui lui est apportée sur un plateau. 

Lorsque Massenet s’empare du livret d’Hérodiade, ce récit évangélique rencontre un succès croissant auprès des peintres et écrivains, comme Stéphane Mallarmé, qui esquisse dans sa jeunesse une Hérodiade. Gustave Moreau célèbre à plusieurs reprises une Salomé mystérieuse et inaccessible tandis qu’Henri Regnault impose en 1870 le visage sensuel et inquiétant de cette femme fatale qui hante les artistes fin-de-siècle, comme l’écrit un critique du temps : «Ses grands yeux humides, voluptueux, félins, lancent des regards aigus et provocants à la fois, qui donnent le frisson comme ferait le contact d’une lame d’acier. Un sourire lascif entrouvre ses lèvres et laisse voir les perles de sa bouche.» Oscar Wilde perpétue cette image dans sa fameuse pièce, publiée en 1893 et transposée avec fracas sur la scène lyrique par Richard Strauss en 1905. Massenet s’inscrit dans cette mouvance tout en perpétuant le genre de l’opéra biblique dans lequel se sont déjà illustrés Rossini et Saint-Saëns, respectivement avec Moïse et Pharaon (1827) et Samson et Dalila (1877). Mais il souhaite surtout conjuguer l’exotisme du Roi de Lahore à la sensualité religieuse de son oratorio Marie-Magdeleine dont la création en 1873, avec Pauline Viardot dans le rôle-titre, l’a imposé comme un des compositeurs majeurs de son temps. La légende d’Hérodiade, comme le roman de Flaubert, est néanmoins profondément altérée. La danse sensuelle de Salomé disparaît ou devient un fantasme d’Hérode, exprimé dans son air «Vision fugitive» (acte II), comme l’a suggéré la musicologue Clair Rowden. Hérodiade et Salomé ignorent longtemps leur filiation, Salomé se suicide en l’apprenant et les librettistes imaginent une relation amoureuse entre la jeune femme et Jean. Paul Milliet et Henri Grémont (alias l’éditeur Georges Hartmann) proposent au compositeur le livret d’un ouvrage conventionnel conçu d’abord en 5 actes, agrémenté d’un ballet et truffé de situations stéréotypées obéissant aux codes du grand opéra, régi par des coups de théâtre mélodramatiques.

Flaubert, qui disparaît le 8 mai 1880, aurait-il cautionné ces transformations ? Aucune source ne permet de l’affirmer. Elles sont dans tous les cas à l’origine de multiples tensions, revirements et doutes qui jalonnent une genèse longue et sinueuse menant à une création maintes fois retardée en raison notamment d’une dramaturgie défaillante : le ballet et la révélation du lien de filiation seront déplacés à plusieurs reprises. Afin d’en consolider l’action, Massenet remanie son opéra. Il se brouille par ailleurs avec Ricordi qui ne lui accorde pas la distribution souhaitée, alors qu’il lui avait clairement exprimé ses désirs à propos du rôle-titre en se référant à un personnage de Lohengrin

J’ai toujours déclaré que le rôle d’Hérodiade est un genre d’Ortrude sauvage, et il faut qu’indépendamment d’une belle voix de mezzo-soprano dramatique, la femme ait un côté physique qui puisse justifier qu’elle est dans le drame la mère de Salomé et que cette femme qui fait décapiter Jean est au 3e acte sur le point de poignarder sa fille. 

Le directeur du Palais Garnier, Emmanuel Vaucorbeil, ne se montre guère plus avenant en lui reprochant de n’avoir pas choisi un librettiste plus aguerri ou un «carcassier», celui qui sait construire l’enveloppe dramatique d’un ouvrage. Au printemps 1881, Massenet se retrouve ainsi avec un opéra entièrement orchestré, mais sans théâtre qui souhaite l’accueillir. Il le réduit alors en trois actes en supprimant deux tableaux. Le Théâtre de la Monnaie lui ouvre néanmoins les portes peu après : Hérodiade est créé à Bruxelles, le 19 décembre 1881. Contre toute attente, la partition remporte un triomphe éclatant, saluée aussi bien par les critiques belges et français que les artistes français, comme Maupassant ou Saint-Saëns, venus en nombre découvrir un ouvrage français qui a échappé au public parisien. 
 

Une lecture républicaine du mythe d’Hérodiade

La nature du livret suscite néanmoins de multiples réserves dès la création. Ernest Reyer, qui compose une Salammbô, constate que Salomé n’est plus «la danseuse dont les attitudes “exprimaient des soupirs”» et Jean «le farouche prophète» lançant à Hérodiade : «Maudite ! maudite, crève comme une chienne !» Mais il concède avec humour : «Évidemment ce ne sont pas là des invectives à mettre dans la bouche d’un ténor d’opéra.» Plus incisif, Saint-Saëns s’exclame : 

À moi Regnault, à moi Flaubert, à moi, vous tous qui êtes épris de ce type étrange de puberté lascive et d’inconscience cruauté qui a nom Salomé, fleur du mal éclose dans l’ombre du temple, énigmatique et fascinatrice ! Venez et expliquez-moi, vous, les génies, expliquez-moi comment Salomé s’est transformée en Marie-Magdeleine ! ou plutôt ne m’expliquez rien, je ne chercherai pas à comprendre, et je ne m’occuperai pas des étrangetés d’un poème qui échappe à ma raison.

La relation de Salomé avec Jean Baptiste désarçonne aussi Liszt : «Le brillant succès de l’Hérodiade de Massenet me fait un sincère plaisir, écrit-il à une amie […]. Pour ma part je vous dirai tout bas que je garde quelque réserve à l’égard de certaines scènes amoureuses, nécessaires paraît-il au théâtre, introduites dans les sujets bibliques.» Verdi, quant à lui, ne mâche pas ses mots en privé. S’il reconnaît du bout des lèvres la qualité de la musique, il s’exclame : «Mais il y a un écueil, selon moi, difficile à résoudre : saint Jean qui fait l’amour à Salomé ! Ça je ne peux vraiment pas l’avaler.» Des journalistes, proches du clergé, expriment plus ouvertement leur hostilité envers une «œuvre infâme» et s’insurgent que Jean soit devenu un «érotomane d’instinct, saint dont l’œil libidineux et l’épais visage suintent la luxure par tous les pores, demeure, pendant la durée de trois heures, penché sur le sein de la courtisane».

La transposition amoureuse de la relation de Jean et Salomé s’inscrit pourtant dans une démarche mûrement réfléchie. Massenet et ses librettistes renouent d’abord avec le sujet de Marie-Magdeleine et proposent une lecture christique du mythe de Salomé, cautionnée par le compositeur qui confie bien plus tard à Charles Koechlin : 

Saint Jean-Baptiste, dans mon idée, ce n’est pas le Précurseur de l’Histoire, c’est le Christ lui-même («Il est bon, il est doux…») et Salomé c’est Marie Madeleine. L’entrée de Jean à Jérusalem, c’est celle de Jésus. Partout c’est calqué sur la vie du Christ.

Le compositeur et ses librettistes s’approprient surtout la pensée d’Ernest Renan (1823-1892). Depuis sa Vie de Jésus (1863), le célèbre écrivain et philosophe brosse un portrait du Christ plus humain qui renouvelle profondément l’approche philologique du sujet, mais indigne le clergé et les théologiens. Le librettiste de Thaïs, Louis Gallet, perçoit cette influence en écrivant juste après la première : 

[Jean] est un juste, parfois indigné et menaçant, mais plutôt doux et calme comme le Christ, le libérateur, dont il annonce la venue. Il est surtout un homme, ayant le cœur et la chair d’un homme, et apte à jouer, dans la vie théâtrale, le drame banal, mais éternellement vrai, éternellement nécessaire de l’amour.

Cette idéologie peut prêter aujourd’hui à sourire. Mais elle prend forme dans un contexte singulier où les républicains s’interrogent sur la relation de l’État au clergé, dont Flaubert se fait d’ailleurs l’écho dans sa nouvelle. Massenet véhicule également des idées républicaines, à la suite de Renan ou de Michelet, lorsqu’il place l’Amour au-dessus de tout dogme religieux. Dans son livre célébrant La Femme (1859), Michelet affirme sans ambages : «C’est que la Communion d’amour, le plus doux des mystères de Dieu, en est aussi le plus haut, et que son profond éclair nous rouvre un moment l’infini.» Républicain convaincu, mais modéré et croyant, Massenet développera régulièrement cette idée dans ses opéras. Ses ouvrages rencontrent un immense succès ou suscitent d’incessantes polémiques, car, souvent transgressifs, ils répondent aux préoccupations d’une société en quête d’une nouvelle relation avec les religions. Nourrie par la réflexion des saint-simoniens, la société de la IIIe République entend célébrer un Dieu d’amour et non plus terrifiant. Elle souhaite aussi ne plus dissocier radicalement la chair de la foi. Jean évoque cette revendication lorsque, troublé par ses propres sentiments, il s’interroge au début de l’acte IV : «Que je puis respirer cette enivrante fleur, La presser sur la bouche et murmurer je t’aime ! Ces mots ne sont pas un blasphème, Tu m’as donné la voix pour te nommer, Seigneur !… Et l’âme pour aimer !»
 

«Hérodiade» ou l’affirmation d’une personnalité musicale

Obéissant aux codes du grand opéra français, Hérodiade ouvre néanmoins de nouvelles perspectives musicales en conjuguant d’abord les influences de Verdi et de Wagner. Massenet conserve les formes closes, telles que l’air ou le duo. Mais il les intègre dans une trame plus continue en les reliant parfois par des motifs de rappel associés à un personnage ou à une idée, comme le motif de Jean qui apparaît lorsque Salomé en célèbre les vertus à l’acte I : «Celui dont la parole efface toutes peines, / Le prophète est ici !» Massenet se dote par ailleurs d’un langage vocal de plus en plus personnel en adéquation avec les sujets qu’il aborde. Sa déclamation, à la fois lyrique et contenue, épouse merveilleusement bien les intonations de la langue française. Elle fera école jusqu’à Debussy, Poulenc et Reynaldo Hahn qui désigne comme un précurseur celui qui lui enseigna la composition : «Massenet a donné à l’expression mélodique de l’amour, une nervosité, une langueur et une grâce étrange qu’elle n’avait jamais eue avant lui.» 

Avec Hérodiade, Massenet introduit aussi des harmonies colorées, influencées par la nature exotique du sujet. Il élabore à cet égard de subtils alliages orchestraux d’où émergent notamment les sonorités sensuelles du saxophone, encore peu fréquent dans l’orchestre symphonique. Au cours de son travail, le compositeur avait confié à son épouse :

C’est mon meilleur ouvrage.
Oui, c’est peut-être le meilleur au théâtre, parce qu’il est écrit sous l’influence de Marie-Magdeleine. Même pays, même couleur. Et cependant j’ignore s’il réussira.
J’ai mis un tel soin à l’orchestration – je l’ai tant travaillée ! (afin de la rendre facile, claire et nouvelle !)

Après la première de 1881, Hérodiade s’impose rapidement. Massenet reprend pourtant sa partition en remaniant notamment les deux tableaux qu’il avait écartés afin d’affermir l’économie dramatique du livret. Juste après la création bruxelloise, il réintègre «La Demeure de Phanuel», lors de la première à Milan en février 1882. Alors en formation au Conservatoire, le jeune Puccini rapporte le succès de la soirée à sa mère en des termes éloquents :

Quelle belle musique ! […] Quel orchestre, quelle orchestration et quel luxe dans les costumes et les décors ! une chose à rendre fou. Que nous sommes petits, nous, pauvres pygmées d’étudiants face à ce géant !

Pour la création française, donnée à Nantes en 1883, Massenet adjoint le tableau de «La Chambre d’Hérode» et, l’année suivante, donne à son ouvrage une forme définitive en 4 actes et 7 tableaux, lors de la première parisienne qui se tient au Théâtre-Italien. Hérodiade subjugue ou trouble désormais de nombreux artistes. Après une représentation à l’Opéra de Montpellier en 1890, Paul Valéry écrit à Pierre Louÿs : «Hier, j’ai été par hasard au théâtre entendre Hérodiade. […] Cette musique est par endroits suave et délicieuse.» L’année précédente, André Gide avait confié à Louÿs son émotion en des termes encore plus forts, suite à une représentation de l’ouvrage à l’Opéra de Rouen : 

J’ai, il n’y a que trois jours, découvert Massenet… Tu ne peux pas te figurer comme Hérodiade est beau. […] «La Marche sacerdotale» sent la prière et l’encens. Je ne vis plus que de cela. «L’air des Phéniciennes» (celui dont tu me parlais) n’est pas ce que j’en préfère ; peut-être à cause du sentiment voluptueux qu’il dit à merveille. 
 

La première d’«Hérodiade» à Lyon

La première lyonnaise d’Hérodiade, qui se tient le 18 décembre 1885 en présence de Massenet, provoque une polémique si virulente que la presse parisienne s’en fait l’écho. Malgré le succès de l’ouvrage, la presse cléricale fustige la nature du livret et invite ses lecteurs à ne pas assister au spectacle : «Que voulez-vous, il faut bafouer la religion pour avoir du succès !», s’exclame un journaliste du Courrier de Lyon. Mais la polémique redouble quand l’archevêque de la ville, Monseigneur Caverot, dénonce dans une lettre ouverte, «une œuvre dramatique et musicale où les pages du saint Évangile sont indignement travesties et profanées». Les républicains attisent alors à dessein les tensions en propageant et amplifiant une rumeur infondée, selon laquelle Massenet et ses librettistes seraient menacés d’excommunication mineure. L’affaire prend une tournure telle que le librettiste Paul Milliet éprouve le besoin de se justifier : 

Pour la composition du poème, je m’en suis rapporté scrupuleusement aux Évangiles. Seule, la dernière scène n’est pas conforme au récit évangélique ; mais je crois n’avoir fait en ceci qu’user d’un privilège que l’on n’a jamais contesté aux auteurs.
J’ai, du reste, fait tous mes efforts pour conserver à saint Jean-Baptiste sa noble physionomie, et pas un instant, il ne m’est venu à la pensée d’amoindrir cette noble figure consacrée.

La polémique retombe cependant aussi vite qu’elle avait germé. Hérodiade poursuit une carrière sans encombre au Grand Théâtre où elle sera régulièrement représentée. Ironie du sort, dans son roman Là-bas (1891), Joris-Karl Huysmans effectue peu après des liens éloquents entre le décorum de la basilique de Fourvière, alors en passe d’être achevée, et les couleurs orientalisantes du sujet : «C’est asiatique et barbare, cela rappelle les architectures que Gustave Moreau élance, autour de ses Hérodiades, dans son œuvre

Flaubert, la musique et les musiciens de son temps

Flaubert attachait une grande importance à la qualité musicale de ses textes. «Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore», confie-t-il à Louise Collet, alors qu’il écrit Madame Bovary. Dans une autre lettre, il assigne à un opéra une place éminente qui témoigne aussi de son goût pour la musique : «Les trois plus belles choses que Dieu ait faites, c’est la mer, l’Hamlet et le Don Juan de Mozart.» Le pouvoir de la musique s’observe enfin dans une fameuse scène du roman. Lors d’une représentation de Lucia di Lammermoor de Donizetti à Rouen, Emma Bovary s’identifie à l’héroïne tout en éprouvant des sensations physiques indicibles que seule la musique pourrait provoquer. Dans un roman de jeunesse, Mémoires d’un fou, Flaubert exaltait déjà ce phénomène : 

Je ne sais quelle puissance magique possède la musique ; j’ai rêvé des semaines entières au rythme cadencé d’un air ou aux larges contours d’un chœur majestueux ; il y a des sons qui m’entrent dans l’âme et des voix qui me fondent en délices. J’aimais l’orchestre grondant, avec ses flots d’harmonie, ses vibrations sonores et cette vigueur immense qui semble avoir des muscles et qui meurt au bout de l’archet ; mon âme suivait la mélodie déployant ses ailes vers l’infini et montant en spirales, pure et lente, comme un parfum vers le ciel.

Flaubert fréquente donc naturellement des musiciens, notamment dans le cercle de Pauline Viardot, où il croise Berlioz, Saint-Saëns ou Massenet qu’il apprécie et réciproquement. Il souhaite même un temps que Verdi puisse tirer un opéra de Salammbô avec le concours de Théophile Gautier pour le livret. Berlioz fut également pressenti, mais accaparé par ses Troyens, il ne donna pas suite, malgré son enthousiasme : «Votre livre m’a rempli d’admiration, d’étonnement, de terreur même… j’en suis effrayé, j’en ai rêvé ces dernières nuits. Quel style ! quelle science archéologique ! quelle imagination !» Le projet échoit en définitive à Ernest Reyer au grand dam de Saint-Saëns qui fut un temps animé de la même ambition. Flaubert ne vit cependant pas assez longtemps pour voir un ou plusieurs de ses romans portés à la scène. De nombreux projets restent également sans lendemain pour une raison que Reyer confie dans une lettre à l’écrivain : 

J’ai mis huit jours à lire votre livre et je suis prêt à recommencer. Mon enthousiasme et celui de Berlioz sont au même diapason. Quant à faire un opéra avec ce chef-d’œuvre, je n’y vois qu’un inconvénient – c’est de mettre en vers médiocres votre magnifique prose. Et puis il y a le danger de voir la partition écrasée par le livre.

Le compositeur ne se trompait pas. Plusieurs librettistes s’échinent successivement à élaborer le livret de son opéra qui, après avoir rencontré un immense succès, lors de sa création à Bruxelles en 1890, se maintient quelques années au répertoire avant de sombrer dans l’oubli. Malgré ses liens diffus avec sa source littéraire, Hérodiade constitue donc le seul opéra flaubertien du XIXe siècle qui soit encore à l’affiche.

– Jean-Christophe Branger

Argument

En Judée, à Jérusalem
Acte I – Une grande cour extérieure dans le palais d’Hérode à Jérusalem

[Sc. 1] Au lever du jour, des chefs de tribus provoquent une dispute en pressant des marchands et leurs esclaves de rassembler des objets précieux pour le tétrarque Hérode. Phanuel, le Chaldéen (basse), tente de les apaiser et prédit la libération prochaine de la Judée, opprimée par les Romains, et l’avènement de lois nouvelles. La jeune Salomé (soprano), esclave et danseuse qui cherche vainement le nom de sa mère, lui confie être apaisée par la parole du prophète Jean qu’elle souhaite ardemment revoir. Elle part avec la bénédiction de Phanuel. [Sc. 2] Hérode (baryton), qui entre précipitamment, exprime son attirance pour Salomé qu’il cherche désespérément. [Sc. 3] Hérodiade (mezzo-soprano) «paraît, pâle, égarée» pour réclamer à son époux la tête de Jean qui l’offense. Mais Hérode lui oppose un refus catégorique, bien qu’elle lui rappelle avoir abandonné sa fille pour l’épouser. Hérodiade menace alors de mettre elle-même sa demande à exécution lorsque Jean (ténor), qui vient d’entrer, les fait fuir en les maudissant. [Sc. 4] Salomé retrouve Jean et lui avoue son amour, mais celui-ci lui oppose l’amour divin, gage d’immortalité.

Acte II, 1er tableau – La chambre d’Hérode

[Sc. 5] Malgré le chant enjôleur de ses esclaves, Hérode reste obsédé par le souvenir de Salomé. Il ne peut dormir et leur demande de danser («Danses babyloniennes») tandis que l’une d’entre elles l’invite à boire un philtre amoureux lui permettant d’entrevoir Salomé. Hérode, qui subit le pouvoir de la boisson, entre dans un état second. [Sc. 6] Phanuel, arrivé entre-temps, tente de le raisonner en lui rappelant les souffrances de son peuple, mais en vain : Hérode implore son aide pour apaiser son désir amoureux et, soutenu par son peuple qui l’acclame, fait fi des prophéties de Jean. 

Acte II, 2e tableau – La place à Jérusalem

[Sc. 7] Hérode exhorte son peuple à combattre les Romains quand Hérodiade annonce l’arrivée du proconsul romain Vitellius et de son escorte. Vitellius accède d’un geste magnanime à la demande des prêtres juifs et suscite l’acclamation de la foule lorsque paraît Jean, suivi de Salomé et de femmes chananéennes, chantant «Hosannah ! Gloire à celui qui nous vient du Seigneur.» Hérode, qui a reconnu Salomé, attise la jalousie d’Hérodiade qui désigne ensuite Jean à Vitellius comme étant un conspirateur. Vitellius le fait arrêter. 

Acte III, 1er tableau – La Demeure de Phanuel

[Sc. 8] Phanuel s’interroge sur les prophéties de Jean et sonde les astres de la nuit pour tenter d’en percer le mystère, lorsque Hérodiade «entre tout à coup, inquiète, agitée». Venue l’interroger sur Salomé, qui lui a volé «l’amour du roi», Hérodiade se réjouit d’apprendre la mort prochaine de la jeune femme. Mais elle s’attendrit quand Phanuel lui rappelle qu’elle fut mère. Phanuel lui rétorque alors que Salomé est sa fille. Hérodiade récuse violemment cette affirmation, car elle ne voit en Salomé qu’une rivale. Phanuel la chasse et la maudit. 

Acte III, 2e tableau – Le Saint-Temple

[Sc. 9] Tandis que la foule acclame au loin Hérode et son épouse, Salomé se lamente sur le sort incertain de Jean. [Sc. 10] Hérode compte s’appuyer sur lui pour vaincre les Romains quand il aperçoit Salomé, «accroupie dans l’ombre.» Il lui déclare sa flamme. Horrifiée, Salomé le repousse et lui avoue aimer un autre, «plus fort que César, plus fort que les héros !». Hérode la menace, mais ils sont interrompus par les cantiques des Juifs et l’entrée du peuple dans le temple. [Sc. 11] Procession («Marche sacrée»), prières («Scène religieuse») et «Danse sacrée» se succèdent. [Sc 12] Les prêtres demandent à Vitellius de juger Jean qui se prétend roi des Juifs. Mais, Jean étant Galiléen, Vitellius se tourne vers Hérode qui consent à l’interroger. Déclarant son désir de liberté, Jean déchaîne la foule, les prêtres et Hérodiade qui réclament sa tête. Hérode leur rétorque qu’un fou ne peut être condamné et tente de soudoyer Jean pour parvenir à ses fins, mais en vain. À la stupeur générale, Salomé sort de la foule pour défendre Jean qu’elle se dit prête à suivre dans la mort. Ivre de jalousie, Hérode les condamne tous les deux. Jean prédit la chute de Rome à la foule en liesse, laissant Phanuel pétrifié et Hérodiade saisie d’une «étrange pitié».

Acte IV, 1er tableau – Un souterrain du Temple

Jean fait ses adieux à la vie, mais s’interroge sur son amour pour Salomé qui ébranle sa foi : est-il «l’élu des apôtres» ou bien «un homme en tout semblable aux autres» ? Son trouble est décuplé par l’arrivée de Salomé. Ils se déclarent leur amour, plus fort que la mort qui les attend. Mais, Salomé ayant été graciée par le tétrarque, Jean est mené seul au supplice, après avoir encore refusé de servir Hérode. 

Acte IV, 2e tableau – Une grande salle du Palais

Les Romains fêtent leur victoire dans le palais du proconsul. «Ballet» : 1. Les Égyptiennes ; 2. Les Babyloniennes, 3. Les Gauloises, 4. Les Phéniciennes, 5. Final. À la fin des réjouissances, Salomé se précipite pour implorer Hérode et Hérodiade de sauver Jean. Elle tente d’amadouer la reine en lui expliquant comment le prophète la réconforta lorsqu’elle fut abandonnée par sa mère. Mais l’entrée du bourreau, avec un glaive ensanglanté, annihile tous ses espoirs. Ivre de haine, Salomé s’apprête à frapper Hérodiade avec un poignard qu’elle retourne contre elle lorsque celle-ci lui révèle être sa mère.

– J.-C. B.

Auditorium-Orchestre national de Lyon

04 78 95 95 95
149 rue Garibaldi
69003 Lyon

The Auditorium and the Orchestre national de Lyon: music in the heart of the city. 160 concerts per season : symphonic concerts, recitals, films in concerts, family concerts, jazz, contemporary and world music, but also workshops, conferences, afterworks ...