Saison 2023 /2024

Je suis un éternel insatisfait

Entretien avec Nikolaj Szeps-Znaider

Nikolaj Szeps-Znaider

Dernière saison du premier mandat de Nikolaj Szeps-Znaider à la tête du collectif lyonnais ; l’occasion d’un premier bilan, mais aussi de projets pour le suivant, qui le mènera jusqu’en juin 2027 !

De quelle façon ce premier mandat a-t-il fait évoluer votre vision du collectif artistique et humain incarné par l’Orchestre ?

Nikolaj Szeps-Znaider : Dans toute relation, a fortiori professionnelle, la première phase de découverte cède le pas à une longue période durant laquelle chacun apprend à travailler ensemble. Cela signifie, pour moi, comprendre les mécanismes auxquels les musiciens répondent le mieux. Je prends un exemple très simple et concret : un ré n’est pas juste. Il s’agit d’un fait objectif. Vous pouvez l’exprimer de façon tout aussi objective : «Monsieur ou Madame X, votre n’est pas juste», car vous savez que la personne en face de vous est à la fois suffisamment à l’écoute et peu susceptible. Avec d’autres, vous serez obligé de prendre des gants : «Monsieur ou Madame X, pourrez-vous faire très attention à la justesse de ce ré la prochaine fois ?». Et pour certains, de taper du poing sur la table : «Monsieur ou Madame X, ce est faux !» Maintenant, imaginez que vous deviez calibrer l’approche la plus pertinente, non pas pour une seule personne, mais pour cent à la fois, en tenant compte de leurs différences individuelles et des dynamiques de groupe parfois contradictoires dans lesquelles elles s’inscrivent. Voilà ce qu’un chef apprend, dans le temps long d’un mandat de directeur. À Lyon, les musiciens ont en commun la générosité, l’instinct, la virtuosité. Mon but est donc de les entraîner à s’écouter, à repérer la circulation des principaux thèmes mélodiques entre les pupitres, à anticiper les inflexions de dynamiques dans les mesures qui suivront… Au moment où vous jouez d’un instrument, votre cerveau est submergé d’informations, et le chef doit vous aider à prioriser celles que vous envoient les collègues autour de vous.

Quels concerts vous ont laissé les souvenirs les plus durables ?

N. S.-Z. : Ils sont nombreux, mais au risque d’en oublier : celui de Moscou, durant notre tournée russe ; la Symphonie n° 2, «Résurrection» de Mahler ; Ma Patrie de Smetana ; nos concerts avec Maria João Pires, en particulier celui donné à la Philharmonie de Paris. Tous ces merveilleux solistes que nous avons accueillis, parmi lesquels Gidon Kremer, Yefim Bronfman, Thomas Hampson ; l’extraordinaire précision d’écoute et de parole d’Olga Neuwirth durant sa résidence de compositrice, qui a encore souligné combien cet orchestre est chez lui dans la musique de notre temps. Nous avons beaucoup de chance, certains ont besoin d’alcool ou de drogues pour se projeter hors des limites du réel, alors que les grandes œuvres et les grands artistes nous offrent la même chose sans risque pour la santé !

Vous évoquiez la Russie, pays que vous connaissez bien pour avoir été quelques années durant chef invité du Théâtre Mariinski à Saint-Pétersbourg. Quel regard portez-vous sur les déchirements que vivent à la fois les musiciens ukrainiens, privés de scène dans leur pays par les destructions et les combats, et les artistes russes, sommés de choisir entre l’exil et le soupçon de compromission s’ils restent dans leur pays ?

N. S.-Z. : Préambule indispensable à toute réponse : nous parlons, pour l’Ukraine, d’une catastrophe humanitaire, de morts, de la destruction d’un pays. Et de la part de l’envahisseur russe, d’un acte injustifiable et inexcusable. Ce contexte rappelé, je ressens une immense tristesse, connaissant bien les musiciens et le public russes, et jusqu’à certains fonctionnaires au sommet du pouvoir, qui quelques heures avant l’invasion, refusaient de croire que Poutine commettrait cette folie. Ce point me paraît très important : rien ne serait plus dangereux que de tenir les musiciens pour responsables, même certains qui ont pu autrefois voter pour ce régime, car quasiment personne ne pensait possible ce basculement de la rhétorique au crime. Je ne veux pas juger ceux qui restent, car certaines raisons familiales peuvent aller à l’encontre de vos convictions profondes. Ce dont je suis sûr, c’est qu’il s’agit d’une tragédie pour la culture russe, ce trésor de notre héritage commun, après les années fantastiques d’échange et d’ouverture qui ont suivi la chute de l’URSS. Mais aussi, que notre aide doit en premier lieu se porter au secours des artistes ukrainiens, ce que nous faisons à l’Orchestre national de Lyon en intégrant provisoirement dans nos rangs des musiciennes qui ont dû fuir les bombardements et n’avaient plus de travail.

Quels seront les défis de votre prochain mandat, afin d’éviter de vous répéter ?

N. S.-Z. : Se répéter ou se renouveler, c’est avant tout une affaire de tempérament. Je fais partie des éternels insatisfaits, ce qui peut être terriblement frustrant pour mon entourage. Les grands maîtres représentent un idéal inatteignable ; les œuvres-mondes de Brahms ou Mahler ne peuvent s’exprimer en une seule interprétation, celle-ci serait saturée, illisible. Comme si vous traversiez un parc en espérant humer chaque fleur ; vous n’en sortiriez plus jamais ! Un concert, c’est une série de choix, et face à toute virtualité abandonnée, vous avez échoué. Tant mieux : non seulement l’impossible interprétation parfaite semblerait dénuée de cohérence en renonçant à renoncer, mais elle vous condamnerait à ne plus jamais jouer l’œuvre que vous auriez trop bien réussie.

Envisagez-vous alors certaines directions nouvelles ?

N. S.-Z. : Un grand nombre, mais plus particulièrement Haydn et Mozart. Ils permettent à l’orchestre de toucher du doigt une forme d’abstraction musicale. Abstrait, Mozart ? Comme tous les classiques, dont les partitions n’indiquent presque rien, à l’opposé de celles de Mahler, ce grand paranoïaque qui ne faisait confiance à personne et notait chaque phrasé. L’appropriation de ce répertoire par les ensembles spécialisés sur instruments d’époque a privé les formations symphoniques du sens de l’agogique et de la polyphonie. Mais ça, c’est la raison intellectuelle de revenir à ces œuvres ; l’autre, c’est le plaisir du public et des musiciens !

Faut-il pour ce faire alléger les effectifs, et jouer à quarante musiciens plutôt qu’à cent ?

N. S.-Z. : C’est un vieux débat, au cœur duquel les anciens modernes ont vieilli eux-mêmes. Feu Nikolaus Harnoncourt ou mon ami Gidon Kremer étaient des révolutionnaires durant ma jeunesse ; aujourd’hui ce sont des icônes que d’autres voudraient briser. On pourrait parfaitement doubler les vents et convoquer vingt-quatre violoncelles et contrebasses – Mozart s’émerveillait d’en entendre autant à Mannheim, alors l’un des rares orchestres européens aux effectifs aussi larges. On gagne en densité ce qu’on perd en transparence et en agilité. Je fais pour ma part le choix d’équipes plutôt resserrées, mais sans y chercher une quelconque médaille musicologique. Se laisser inspirer par les recherches stylistiques favorisées par les instruments d’époque, c’est très intéressant, mais ne doit pas devenir un but en soi. Le seul fait de jouer sans vibrato n’a jamais suffi à faire un bon musicien – pas plus que l’inverse !

La pandémie, puis la réouverture des salles, se sont accompagnées de débats passionnés touchant au rapport des institutions culturelles à leur public. Avec un peu de recul désormais, qu’est-ce qui a changé ?

N. S.-Z. : Le recul est encore bien faible ! Un an seulement de fonctionnement à peu près normal, c’est trop peu pour confirmer des tendances, sur la durée idéale d’un concert, les répertoires qui attirent ou non… La seule règle générale semble celle de l’imprédictibilité ! Dans certaines villes, tel soir qui remplissait le mieux peine à présent à se vendre, tandis que le public se bouscule le dimanche après-midi qu’il fuyait autrefois. L’habitude de se décider au dernier moment, prise quand les restrictions sanitaires ont été partiellement levées, semble désormais bien ancrée. Une part significative du public âgé n’est pas revenue, mais nous voyons à l’Auditorium de Lyon de nombreux jeunes, dont beaucoup ne connaissent visiblement ni les œuvres, ni les interprètes, ni les codes des concerts classiques. C’est très excitant, et nous place devant une énorme responsabilité. Pour le marketing, celle de comprendre comment nous les avons attirés et d’y parvenir mieux encore. Pour moi, celle de choisir les programmes et de les diriger d’une manière qui leur fera dire, non pas : «Qu’est-ce qu’on essaie le week-end prochain ?» mais «Retournons entendre l’orchestre !».

Dans une société en pleine mutation, que doit devenir un orchestre symphonique… et que doit-il rester ?

N. S.-Z. : Devenir et rester, les deux termes sont d’égale importance. Il y a cent ans, l’idéal représenté par les arts dit savants allait de soi, leur valeur n’avait pas besoin d’être expliquée. Nous vivons aujourd’hui dans un monde utilitaire et, dans les pays où la culture est subventionnée, l’État est tenu de se justifier de l’argent qu’il y dépense. Nous pouvons toujours mettre en avant l’effet économique multiplicateur bien établi de nos activités : un euro de subvention à une place de spectacle, ce sont également des transports, des hébergements, des restaurants… des coiffeurs, dont on dope l’activité ! Mais en nous tenant à une telle réponse, nous n’échappons pas à ce registre matériel, or nous trouverons toujours plus productifs que nous. Ce que nous devons devenir, c’est d’abord les ambassadeurs de ce que nous restons. À savoir, les dépositaires de l’héritage le plus élevé de l’esprit humain, et l’incarnation d’une quête d’excellence. Et pour ce faire, pallier l’effondrement de l’éducation aux arts dans le système scolaire général de tous les pays, en jouant nous-mêmes ce rôle. Certaines musiques peuvent être appréciées dès la première écoute. Mais une symphonie de Mahler ou un opéra de Wagner, comme une pièce de Shakespeare ou un poème de Goethe, sont trop complexes si on ne vous y a pas préparé. Sans doute ne serons-nous plus jamais ceux qui attendent à l’intérieur du temple que les novices viennent à eux. C’est désormais à nous d’innover pour aller chercher ceux qui ignorent encore quels mondes les attendent au-delà du quotidien.

Entretien réalisé par Vincent Agrech le 25 février 2023.

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