Notes de programme

Arcadi Volodos

Lun. 13 mars 2023

Retour au concert du lundi 13 mars 2023

Programme détaillé

Federico Mompou (1893-1987)
Scènes d’enfants

I. Cris dans la rue
II. Jeux sur la plage
III. Jeu II
IV. Jeu III
V. Jeunes Filles au jardin

Música callada
(Extraits)

I. Angelico (Premier cahier)  
II. Lent (Premier cahier)
XXVII. Lento molto (Quatrième cahier)
XXIV. Moderato (Quatrième cahier)
XXV. (Sans titre) (Quatrième cahier)
XI. Allegretto (Deuxième cahier)
XV. Lento, plaintif (Deuxième cahier)
XXII. Molto lento e tranquillo (Quatrième cahier)
XVI. Calme (Deuxième cahier)
VI. Lento (Premier cahier)
XXI. Lento (Troisième cahier)
XXVIII. Lento (Quatrième cahier)

 

--- Entracte ---

Alexandre Scriabine (1871-1915)
Pièces pour piano

– Étude en fa dièse mineur, op. 8 n° 2
– Étude en si bémol mineur, op. 8 n° 11
– Prélude en mi bémol mineur, op. 11 n° 14
– Prélude en si majeur, op. 16 n° 1
– Prélude en mi bémol mineur, op. 16 n° 4
– Prélude en si majeur, op. 22 n° 3
– Prélude en si bémol mineur, op. 37 n° 1
– Poème op. 63 n° 1, «Masque»
– Poème op. 63 n° 2, «Étrangeté»
– Poème op. 71 n° 2
– Danse op. 73 n° 2, «Flammes sombres»
– Sonate n° 10, op. 70
– Vers la flamme, op. 72

Distribution

Arcadi Volodos piano

En partenariat avec Les Grands Interprètes.

Federico Mompou

«Je ne suis pas un musicien, Monsieur ! Mais je voudrais bien être une musique !»
(F. Mompou)

Federico Mompou, compositeur catalan, est une figure singulière dont l’œuvre très personnelle cherche à traduire une expérience intime de l’être au monde. Cet artiste qui était de tempérament réservé, souvent silencieux, a laissé une œuvre essentiellement pianistique où chaque note, chaque résonance a sa nécessité, habitant le silence avec discrétion en cherchant à atteindre, avec la plus grande précision, une justesse de ton absolue. Il était inspiré par des ambiances, des impressions fugitives, et pourtant n’a pas créé une musique «impressionniste» ou descriptive. L’ascèse sonore de ses musiques d’un grand dépouillement se concentre sur l’essentiel : le mouvement abstrait, les vibrations de l’air, le scintillement de la lumière… Ses pièces courtes et sans artifice technique sont autant de croquis non figuratifs, au charme sonore indéfinissable, où parfois passe l’évocation d’une mélodie populaire, sans que jamais il fasse œuvre de folkloriste. Mompou est un magicien de la sonorité pianistique, qui émerge d’harmonies en quartes et quintes, émaillées de notes ajoutées, dont les dispositions acoustiques d’une grande précision font ressortir les résonances harmoniques. Dans son enfance, il avait vécu environné de la sonorité des cloches de la fonderie de son grand-père, expérience décisive de la nature hétérogène du son.

Scènes d’enfants

Composition : 1915, 1918.

Les Scènes d’enfants (dont le titre est une référence à Schumann, autre médium de l’esprit d’enfance) sont situées en extérieur : la rue, la plage, le jardin, là où les sons circulent librement. Le compositeur a révélé avoir voulu y «éterniser ses promenades d’autrefois». La fraîcheur de l’enfance, la joie spontanée, le jaillissement des cris y croisent la mélancolie et même la tristesse que les enfants peuvent ressentir tout aussi intensément. L’absence de développement dans ces courtes formes musicales laisse la place à la simple répétition, les motifs étant eux-mêmes souvent réitérés à la manière de comptines ou de naïves incantations. Sur la partition, les barres de mesure sont rares, signe d’une musique en liberté, et chaque note longue est prolongée d’une liaison de résonance mettant l’accent sur le halo sonore ainsi créé. Quelques indications (toujours en français) comme «Douloureux», «Profond», «Interrogation» «Questionnez au loin» font remonter la nostalgie sous-jacente de ces «jeux». Les «Jeunes Filles au jardin» bercent leur rêverie dans un mouvement de balançoire, en fredonnant une mélodie pleine de charme, et le compositeur suggère : «Chantez avec la fraîcheur de l’herbe humide.»

– Isabelle Rouard

Música callada

Composition : 1959, 1962, 1967.

Alors que les Scènes d’enfants font partie des premières œuvres écrites par Mompou, dans les années 1915 à 1918, les quatre cahiers de Música callada, composés dans les années 1959 à 1967, constituent sa dernière œuvre d’importance pour le piano, où se concentre l’essentiel de sa démarche esthétique. Ce cycle de vingt-huit courtes pièces est inspiré par le Cántico espiritual entre el alma y Cristo su esposo de saint Jean de la Croix. Dans la préface du cycle, l’auteur explique ainsi le titre qu’il lui a choisi : «Il est assez difficile de traduire et d’exprimer le vrai sens de Música callada dans une autre langue que l’espagnole. Le grand poète mystique San Juan de la Cruz chante dans une de ses belles poésies : la música callada, la soledad sonora, cherchant à exprimer l’idée d’une musique qui serait la voix même du silence. La musique gardant pour soi sa voix callada, c’est-à-dire “qui se taitˮ pendant que la solitude se fait musique.» 

Arcadi Volodos nous propose un parcours sinueux au sein des vingt-huit pièces de Música callada, mettant en valeur ces épures, condensés de pensée abstraite d’une concision qui tend à l’ascèse, d’une expression souvent désolée. Les intervalles harmoniques définissant fréquemment une sonorité fondamentale qui donne sa couleur à chaque pièce, comme un timbre de cloche (la quarte dans le n° 1, la sixte dans le n° 2…). Un rythme accablé se traine dans la deuxième pièce, qui porte en épigraphe les deux derniers vers des Pas de Paul Valéry :

Car j’ai vécu de vous attendre
Et mon cœur n’était que vos pas.

Un contrepoint décharné et disjoint (pièce n° 27), un balancement lancinant (pièce n° 24, sorte de «berceuse de la douleur»), une indécision dissonante (n° 25) constituent autant d’instants énigmatiques. En revanche, la pièce n° 11 paraît empreinte d’une joie ingénue, surprenante dans ce contexte, mais non dénuée de quelques duretés dissonantes. L’ombre de Chopin ne plane-t-elle pas dans la pièce n° 15, «prélude» aux inflexions chromatiques obstinées ? La pièce n° 22 poursuit cette veine nostalgique, chantant «molto cantabile» quelques bribes de souvenirs. La pièce n° 16 est l’un des rares moments animés de ce cycle, mais les traits rapides de la main droite ne sont que scintillement immobile. Avec une grande économie de notes, la pièce n° 6 énonce une mélodie aux carrures régulières qui traverse les différents plans sonores largement étagés sur le clavier en un contrepoint de résonances. Glas et clochettes tintent obstinément dans la pièce n° 21, d’une ampleur sonore exceptionnelle. La pièce n° 28 clôt l’ensemble du cycle sur un cortège d’une gravité désincarnée mais finalement sereine.

– I. R. 

Scriabine

Tout au long de sa trop courte carrière, Scriabine a composé de nombreuses pièces brèves pour le piano, dont les titres abstraits – préludes, études, mazurkas, impromptus, valses… – révèlent tout ce que son impulsion créatrice initiale doit à Chopin. Cependant, leur originalité s’affirme très vite : dès ses débuts, Scriabine est à la recherche d’un langage personnel qui pourrait s’exprimer par aphorismes, où la concentration de la pensée va à l’essentiel, en un unique geste sonore. Cependant, ses capacités techniques hors du commun de virtuose du piano le poussent à introduire dans sa musique une richesse sonore très éloignée de l’économie de moyens à laquelle était parvenue Federico Mompou. Arkadi Volodos nous convie à un parcours quasiment chronologique dans ces pièces brèves, permettant à l’auditeur de saisir l’évolution radicale de la musique de Scriabine, depuis le romantisme tardif des premières œuvres jusqu’à l’incandescence de ses dernières compositions, d’une modernité toute personnelle.

– I. R.

Études

Composition (Opus 8) : 1894-1895.

Comme celles de Chopin, les Études de Scriabine dépassent largement le propos technique pour atteindre la densité expressive de véritables poèmes pianistiques. Outre leur difficulté d’exécution, elles constituent un laboratoire pour le compositeur, marquant les principales étapes de l’évolution de son langage. L’Opus 8, comprenant douze études, est un recueil pianistique important de sa première période. La deuxième étude, A capriccio, con forza, se développe en un rubato résultant de superpositions polyrythmiques complexes aux deux mains (3 pour 4, 5 pour 6 notes…), dans un caractère fantasque et incisif. La main gauche, très mobile, embrasse un ambitus d’une largeur exceptionnelle dans un vaste balancement. L’op. 8 n° 11, Andante cantabile, est une étude d’expression, où une mélodie élégiaque s’enrichit d’accompagnements de plus en plus denses.

– I. R.

Préludes

Composition :
– Opus 11 : 1895-1896.
– Opus 16 : 1894-1896.
– Opus 22 : 1897.

Le prélude est la forme brève privilégiée de Scriabine : il en a composé quelque quatre-vingt-dix au total sur toute sa carrière, organisés en recueils, ou publiés en petits groupes de pièces. Une seule proposition sonore, en quelques mesures essentielles, crée une forme parfaite qui ne laisse pas le temps aux développements, aux digressions et aux réitérations symétriques. 

«Le prélude constitue un fragment, l’ébauche d’une idée qui pourrait exister, et parfois aurait dû se développer pour faire quelque chose de plus ample, telle une écharde pointue et tranchante, entière en elle-même»
(A. Scriabine) 

L’op. 11 n° 14, Presto, est une chevauchée fantastique emportée par une puissante main gauche, dans un caractère orageux et halluciné. L’op. 16 n° 1, Andante, déploie une large et calme mélodie qui suscite bientôt des contrechants et se dilate dans l’espace sonore en une espèce d’extase. L’op. 16  n° 4, Lento, d’un dépouillement sonore rare chez Scriabine, nous plonge dans une ambiance désolée, au bord du silence : quatre phrases de trois mesures, ponctuées chacune par trois accords fatidiques, constituent cette miniature d’une concision extrême, sans aucune concession aux séductions de l’art pianistique. L’op. 22 n° 3, Allegretto, est une sorte de mazurka légère et folâtre, pleine de fantaisie. L’op. 37 n° 1, Mesto [«Triste»], aux harmonies plus personnelles, exprime avec ferveur une passion toute contenue. 

– I. R. 

Poèmes

Composition :
– Opus 63 : 1911-1912.
– Opus 71 et 73 : 1914.
 

Dans sa «deuxième période», qu’on peut situer à partir de 1903, Scriabine se met à composer des «poèmes» sans paroles et sans intention extramusicale explicite, même lorsqu’ils sont qualifiés par un terme sibyllin comme «Masque» ou «Étrangeté». Scriabine s’intéressait alors à l’ésotérisme et fréquentait les milieux théosophiques. Sa musique s’en ressent sans nul doute, devenant le reflet d’une sorte d’illumination intérieure. 

L’Opus 63 est un diptyque de deux courts «poèmes» dont la partition est émaillée d’indications atypiques : «Avec une douceur cachée», «Énigmatique», «Bizarre», «Gracieux, délicat», «Avec une étrangeté subtile», «Avec une fausse douceur». Le style devient de plus en plus personnel, d’une préciosité qui tend à l’excès de raffinement, et l’harmonie évasive s’affranchit de toute cadence conclusive. L’op. 71 n° 2, «En rêvant, avec une grande douceur», est un nocturne aux harmonies extatiques, où la matière sonore se met à vibrer (trilles), comme par une transmutation alchimique. 

Les Deux Danses op. 73 sont elles aussi des «poèmes», caractéristiques de la troisième et dernière période du style de Scriabine. La deuxième, «Flammes sombres» («Avec une grâce dolente»), commence «avec accablement» puis s’emballe progressivement à deux reprises en un accelerando «tumultueux» et même «désordonné», sur des notes détachées exacerbées.

Vers la flamme est sans doute le poème pianistique le plus célèbre de Scriabine, poursuivant la thématique symboliste et alchimique de son Prométhée, ou le Poème du feu (1908-1910), poème symphonique avec piano solo et chœurs vocalisés où le clavier d’un «orgue de lumières» colorées devait plonger les spectateurs dans une extase synesthésique. Vers la flamme est une allégorie de la lumière conquise de haute lutte sur l’obscurité, de la vie spirituelle qui s’éveille en partant d’une vibration primordiale, d’une étincelle sacrée, jusqu’à l’embrassement intégral. À la même période, Scriabine travaillait à un Mystère, projet grandiose d’œuvre d’art total et mystique (poésie, musique, danse, caresses, couleurs, brumes, lumières, parfums…) s’accomplissant sur sept jours et devant aboutir à la régénération de l’humanité, dont il avait esquissé le prologue, «L’Acte préalable». On y trouve ces vers qui se passent de commentaire : 

Consume-toi, ô temple sacré, aux flammes de nos cœurs, 
Embrase-toi et deviens céleste incendie, 
Dissous-toi en nous, ô Père créateur…

– I. R.

Sonate op. 10

Composition : 1912-1913.

Malgré sa prédilection pour les formes brèves, Scriabine s’est pourtant aventuré dans le domaine de la grande forme, en composant tout au long de sa carrière dix sonates, où se révèle une dialectique d’opposition entre thèmes contrastés. Mais là comme ailleurs, il concentre sa pensée, et à partir de la Cinquième de 1907, ses sonates n’ont plus qu’un seul mouvement. La Dixième est sa dernière sonate, une des œuvres les plus radieuses de Scriabine. Désormais, plus aucune armure à la clé : la tonalité est définitivement suspendue. Les motifs mélodiques, intensément chromatiques, sont harmonisés d’arpèges fuyants et de résonances profondes évitant les consonances trop évidentes (Scriabine avait créé un «accord synthétique» ou «accord mystique» en quartes superposées dont la tension intrinsèque tend à une immobilité exacerbée). La matière sonore est cristalline, tout en vibrations exaltées (trilles, trémolos). Après un prologue Moderato Très doux et pur», et «Avec une ardeur profonde et voilée»), l’Allegro de sonate proprement dit oppose un court motif chromatique descendant («Avec émotion», puis «Haletant» et «Avec élan») à un second thème ascendant et frémissant («Avec une joyeuse exaltation», «Avec ravissement et tendresse»). Le développement mène à l’expression paroxystique d’une expérience ineffable («Avec une volupté douloureuse», «Avec une joie subite», «Avec une douce ivresse», «Puissant, radieux»). La réexposition aboutit à une coda légère et lumineuse («Frémissant, ailé», Scriabine ayant été inspiré pour cette sonate par les papillons, qui seraient selon lui «les baisers du soleil»), puis à l’exténuation de toute énergie («Avec une douce langueur de plus en plus éteinte»).

– I. R.