Notes de programme

CONCERTO D’ARANJUEZ

Ven. 11 nov. 2022

Retour au concert du vendredi 11 novembre 2022

Programme détaillé

Missy Mazzoli (née en 1980)
River Rouge Transfiguration

[10 min]

Joaquin Rodrigo (1901-1999)
Concerto pour guitare en ré majeur, «Concerto d’Aranjuez»

I. Allegro con spirito
II. Adagio
III. Allegro gentile

[21 min]

 

*** Entracte ---

Sergueï Rachmaninov (1873-1943)
Danses symphoniques, op. 45

[35 min]

Distribution

Orchestre national de Lyon
Ben Glassberg 
direction
Thibaut Garcia guitare

Mazzoli, River Rouge Transfiguration

Composition : 2013.
Création : Détroit, 31 mai 2013, par l’Orchestre symphonique de Détroit sous la direction de Leonard Slatkin.
Commande : Orchestre symphonique de Détroit.

«Et puis tout autour et au-dessus jusqu’au ciel un bruit lourd et multiple et sourd de torrents d’appareils, dur, l’entêtement des mécaniques à tourner, rouler, gémir, toujours prêtes à casser et ne cassant jamais.»
— Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

Je suis tombée amoureuse de Détroit lors d’une tournée avec mon groupe, Victoire, en 2010. À mon retour à New York, je me suis plongée dans les débuts de la techno de Détroit à la fin des années quatre-vingt, dans le roman de Céline Voyages au bout de la nuit et dans les photographies de Charles Sheeler, qui en 1927 a révélé l’usine River Rouge de Détroit à travers une série de clichés magnifiques et géométriques. Au cours de mes recherches, j’ai été frappée par le fait que le paysage de Détroit inspirait souvent une sorte de crainte religieuse, des écrivains de toutes les décennies du siècle dernier comparant les usines de la ville à des cathédrales et à des autels, et Vanity Fair allant jusqu’à surnommer Détroit «la Mecque de l’Amérique» en 1928. Dans son récent ouvrage Detroit City Is the Place To Be, Mark Binelli décrit même une photographie particulière de Sheeler, Criss-Crossed Conveyors, comme n’évoquant «ni le sable ni le bruit, mais au contraire la grâce presque d’un tabernacle. Les cheminées à l’arrière-plan ressemblent aux tuyaux d’un orgue d’église massif, les tapis roulants du titre formant les contours de ce qui est indubitablement une croix géante». Cette image de l’usine River Rouge comme un orgue massif a été l’inspiration initiale de River Rouge Transfiguration. Il s’agit d’une musique sur la transformation du sable et du bruit (représentés ici par les percussions, le piano, la harpe et les cordes pizzicato) en quelque chose de massif, de résonnant et d’inattendu. Le «grain» est inlassablement étalé et superposé en chorals de cordes et de cuivres qui se heurtent les uns aux autres, s’effondrent et se relèvent encore et encore. River Rouge Transfiguration a été commandé par l’Orchestre symphonique de Détroit en l’honneur d’Elaine Lebenbom. Merci à l’Orchestre symphonique de Détroit, à Leonard Slatkin, Erik Ronmark, Rebecca Zook, Farnoosh Fathi, Katy Tucker et Mark Binelli.
— Missy Mazzoli

Rodrigo, Concerto d'Aranjuez

Composition : 1938-1939.
Création : Barcelone, Palau de la Música Catalana, 9 novembre 1940 par Regino Sainz de la Maza et l’Orchestre philharmonique de Barcelone placé sous la direction de César Mendoza Lasalle.

Dans la production de Joaquin Rodrigo comme dans le répertoire pour la guitare, le Concerto d’Aranjuez fait figure d’astre rayonnant. Premier des cinq concertos pour guitare du compositeur, il lui permet d’acquérir une renommée considérable aussi bien en Espagne, son pays natal, qu’à l’international. Lorsqu’il s’attelle à la composition de cette œuvre, en 1938, Rodrigo a déjà une solide expérience de musicien et de compositeur. En effet, après une première éducation musicale reçue à Valence, et malgré les difficultés liées à la cécité dont il est atteint depuis sa prime enfance, Rodrigo gagne Paris en 1927, afin d’y recevoir l’enseignement de Paul Dukas, auteur du célèbre Apprenti Sorcier

Néanmoins, la carrière de Rodrigo ne connaît pas un démarrage fulgurant et les difficultés matérielles s’accroissent lorsque, conséquence de la guerre civile espagnole, sa bourse d’études lui est retirée. En septembre 1938, alors que Rodrigo rentre à Paris après un séjour estival en Espagne, son ami le marquis de Bolarque suggère au compositeur l’écriture d’un concerto pour guitare. De retour en France, Rodrigo travaille à la composition du concerto dans lequel se conjuguent plusieurs éléments ayant contribué à sa réception enthousiaste.

Tout d’abord, le Concerto d’Aranjuez s’inscrit pleinement dans la valorisation des traditions musicales nationales, émergée en Espagne à la fin du XIXe siècle. Son titre fait référence au palais royal d’Aranjuez, l’une des résidences espagnoles des Bourbons d’Espagne, plaçant l’œuvre dans un lieu identifié et rattaché à la splendeur de l’Espagne. En outre, par sa structure en trois mouvements et son langage tonal, le concerto semble s’inspirer directement des grands musiciens de la culture espagnole, le Padre Antonio Soler ou encore Domenico Scarlatti, qui, bien qu’italien, a offert à l’Infante d’Espagne la majeure partie de son œuvre pour clavier. Dès les premiers accords de la guitare, dans le premier mouvement, nous entendons une écriture rythmique typique des danses populaires espagnoles. Immédiatement, l’œuvre est placée dans une tradition musicale qui la dépasse, par la conjonction de rythmes binaires et ternaires employant la technique du rasgueado*.

Le Concerto d’Aranjuez symbolise donc une culture hispanique anhistorique, idéale et dépassant les mutations du monde. Si l’on se souvient que l’œuvre prend naissance à la toute fin des années 1930, au sortir des ravages causés par la guerre d’Espagne, et dans le pressentiment d’un nouveau conflit mondial, elle fait figure d’échappatoire et de point lumineux dans la houle des conflits.

D’autre part, le Concerto d’Aranjuez relève une gageure qui a pu sembler insurpassable. En effet, s’il est un des premiers concertos pour guitare, c’est probablement parce que faire dialoguer la sonorité délicate de la guitare avec la masse de l’orchestre pose une véritable difficulté d’équilibre des plans sonores. Or Rodrigo parvient à surmonter cet écueil et se livre à un véritable travail d’alchimiste dosant précisément les interventions de chaque pupitre. C’est ainsi qu’il privilégie des textures aérées ainsi que des échanges entre la guitare et les instruments de l’orchestre traités de manière soliste. Ce type d’écriture est particulièrement perceptible au début du célèbre deuxième mouvement, lorsque la guitare s’épanouit sur des longues tenues de cordes en dialoguant avec le cor anglais.

«C’était une évocation des jours heureux de notre lune de miel, lorsque nous nous promenions dans les jardins d’Aranjuez et en même temps c’était un chant d’amour.»

Après la mélancolie douloureuse du deuxième mouvement, Rodrigo revient à l’expression d’une Espagne solaire et lumineuse qui confère une nouvelle fois à l’œuvre musicale le pouvoir de faire échapper l’auditeur aux drames qui lacèrent l’histoire. 

D’un point de vue biographique, ce concerto est également le reflet d’une période heureuse dans la vie de Rodrigo, bien que l’on avance parfois l’idée que le thème du deuxième mouvement soit né peu après la perte d’un enfant. D’après Victoria Kamhi, l’épouse du compositeur, l’œuvre «était une évocation des jours heureux de notre lune de miel, lorsque nous nous promenions dans les jardins d’Aranjuez et en même temps c’était un chant d’amour. Et pour cette raison, à partir de ce moment-là, l’œuvre s’intitula “Concerto d’Aranjuez”».

Composé au cœur d’une époque tourmentée, le Concerto d’Aranjuez semble échapper aux contingences. Nous pouvons émettre l’hypothèse que c’est une des raisons de son succès, attesté dès la création. Dans un compte-rendu de la création madrilène du concerto, Xavier Montsalvatge rapporte que Rodrigo a été porté en triomphe dans les rues. Les reflets méditerranéens du concerto ont d’emblée rencontré le public et ont offert aux guitaristes une œuvre d’envergure.

– Claire Lapalu

* Rasgueado

Technique de jeu de la guitare flamenca, de nature plus rythmique que mélodique, nécessitant de faire sonner plusieurs cordes à la fois en créant un effet percussif.

Rachmaninov, Danses symphoniques

Composition : 1940. 
Création : Philadelphie, 3 janvier 1941, par l’Orchestre philharmonique de cette ville placé sous la direction d’Eugene Ormandy, dédicataire de l’œuvre.

Compositeur, pianiste et chef d’orchestre, Rachmaninov recourait parfois à ce vieux dicton qui évoque un chasseur poursuivant trois lapins à la fois. Et de se demander si, de ces lapins musicaux, il en captura finalement un seul… Compositeur, Rachmaninov le fut d’autant plus qu’il toucha à tous les genres. Mais ses débuts symphoniques n’en furent pas moins difficiles ; en 1897, la création désastreuse d’une première symphonie entraîna le compositeur dans une grave dépression, et effaça le bénéfice des premiers essais, pourtant fort réussis. Et ce ne fut qu’après trois ans de quasi-silence que Rachmaninov put enfin reprendre assurance, en dédiant son Deuxième Concerto pour piano au neurologue qui l’avait accompagné dans cette longue traversée du désert. Citant cette Première symphonie, les Danses symphoniques se souvinrent-elles de ces années de crise ? Fallait-il voir quelque malice du hasard dans le fait qu’elles ne parvinrent pas, comme la symphonie en question, à convaincre la critique ?

Émaillées de nombreuses références, les danses ont un peu l’apparence d’une rétrospective. Rachmaninov ayant initialement imaginé des sous-titres pour chacune des parties, «Matin», «Midi» et «Crépuscule» tout d’abord, et «Midi», «Crépuscule» et «Minuit» ensuite, nous pourrions nous demander si l’œuvre ne tente pas de résumer la carrière du compositeur, derrière les heures pouvant bien sûr se cacher les âges de la vie. Quoi qu’il en soit, il ne faudrait pas accorder trop de valeur à ces considérations autobiographiques. Prokofiev était le «Scythe invincible» ? Les danses furent pensées comme ballet sur les Scythes avant de devenir «fantastiques» puis «symphoniques».

Nées d’un projet de spectacle de 1914 et d’un désir de collaboration avec Goleïzovski ou avec Fokine, elles demeurèrent sans autre argument que leurs rythmes de danses et leurs citations, mais n’en racontaient pas moins quelque chose en faisant entendre, dans le finale, le Dies iræ de la Messe grégorienne des défunts et la vieille mélodie russe Béni soit le Seigneur. Les Danses symphoniques étaient une sorte de grand bal. De grande fête de plus en plus nostalgique et fantomatique au fur et à mesure que les danseurs sortaient de la piste. Et si la dernière danse était aussi macabre qu’optimiste, sans doute était-ce pour introduire, selon les annotations du compositeur, un ultime Alleluia synonyme de rédemption…

– François-Gildas Tual

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