Notes de programme

Duruflé

Sam. 28 mai 2022

Retour au concert du samedi 28 mai 2022

Programme détaillé

Frank Martin (1890-1974)
Messe pour double chœur

I. Kyrie
II. Gloria
III. Credo
IV. Sanctus
V. Agnus Dei

[25 min]

IMPROVISATION À L’ORGUE
Maurice Duruflé (1902-1986)
Requiem, op. 9

(Version de 1948 pour mezzo-soprano, chœur mixte et orgue)

I. Introït (chœur)
II. Kyrie (chœur)
III. Domine Jesu Christe (baryton solo et chœur)
IV. Sanctus (chœur)
V. Pie Jesu (mezzo-soprano solo)
VI. Agnus Dei (chœur)
VII. Lux æterna (chœur)
VIII. Libera me (baryton solo et chœur)
IX. In paradisum (chœur)

[40 min]

Concert sans entracte.

Distribution

Spirito
Nicole Corti 
direction
Thierry Escaich orgue
Lucile Richardot alto

Frank Martin, Messe

Composition : de 1922 à 1926.
Création : Hambourg, novembre 1963, par le chœur Bugenhagen-Kantorei sous la direction de Franz W. Brunnert.

En 1962, le chef de chœur Franz Brunnert prend connaissance d’une œuvre de jeunesse de Frank Martin, abandonnée jusque-là à l’état de silence. Près de quarante années après l’achèvement de la partition, la Messe pour double chœur rencontre le public. Dès lors, son succès ne se dément pas, l’œuvre devenant une ambassadrice de la musique de Martin.

«Une affaire entre Dieu et moi.»

Les raisons pour lesquelles la Messe n’a pas été exécutée pendant tant de temps nous donnent des informations précieuses sur la manière dont le compositeur suisse envisageait la création artistique dans le domaine sacré. Les propos qu’il a tenus au sujet de cette pièce témoignent du caractère éminemment personnel que la Messe revêt : «Je ne désirais nullement qu’elle fût exécutée, craignant qu’on la juge d’un point de vue tout esthétique. Je la voyais alors comme une affaire entre Dieu et moi

La genèse de la Messe pour double chœur de Frank Martin est donc avant tout liée à l’expression personnelle de sa foi. Le compositeur, né d’un père pasteur, a grandi et vécu animé par une vie spirituelle et religieuse fervente. À travers la Messe, il témoigne aussi d’un certain œcuménisme puisque, bien que protestant, il compose une œuvre relevant du rituel catholique. En effet, l’organisation en 5 parties respectant l’ordinaire de la messe, autant que l’usage du latin plutôt que de la langue maternelle conduisent l’œuvre de Martin à se fondre dans les codes de la musique liturgique catholique. Cela nous laisse penser que l’expression musicale de la foi du compositeur dépasse les prescriptions ecclésiastiques pour prendre une dimension collective.

Par-delà ses conditions de création, la Messe de Martin témoigne du cheminement musical alors en œuvre pour le compositeur. Son activité créatrice s’est mise en œuvre en dehors d’un enseignement musical académique, ses parents le destinant à une carrière scientifique. Élaborée lentement, la parole musicale de Martin s’est construite hors des dogmes et des écoles de pensée foisonnantes en ce début de XXe siècle. Le compositeur s’est avant tout formé par ses rencontres avec les œuvres des maîtres du passé, ce dont témoigne la Messe, parsemée d’influences multiples.

Le début du Kyrie évoque le chant grégorien par la présentation d’une mélodie initiale, longue vocalise descendante, se déployant à la manière d’un cantus firmus, sur une pulsation peu marquée. En outre, Frank Martin colore le début de l’œuvre par l’emploi du mode de la, dit «éolien». Le recours à la modalité permet au compositeur d’échapper au langage tonal, alors en vigueur depuis plus de trois cents ans, et ressenti comme un système désuet par de nombreux compositeurs de la génération de Martin. Dans ce contexte, le retour aux couleurs modales, signatures de la musique médiévale, devient un moyen de s’affranchir du passé immédiat et de s’inscrire dans la modernité.

Toutefois, Frank Martin ne restreint pas son inspiration à la période médiévale. En effet, plusieurs éléments sont caractéristiques du baroque musical, telle la mise en œuvre de deux chœurs. Les cori spezzati (chœurs séparés) vénitiens du tout premier baroque, permettant de créer des effets de réponse et de spatialisation du son, semblent en effet avoir inspiré Martin. 

Au sein d’une époque plutôt défiante vis-à-vis des religions, Frank Martin écrit une œuvre qui reprend les principaux codes de la musique sacrée occidentale. Son choix du double chœur a cappella est en effet idiomatique de ce genre musical. Malgré le risque d’austérité qui s’attache parfois à cette formation, Martin livre une œuvre particulièrement mouvante. Cela est dû en grande partie à la variété de l’écriture chorale. En effet, on retrouve dans l’œuvre de nombreux procédés d’écriture se succédant les uns aux autres, comme des touches de couleur juxtaposées. Les chœurs sont tantôt réunis, tantôt se répondent, mettent en avant des couples de voix, des pupitres solistes ou bien des blocs massifs. La texture du son apparaît donc comme une matière vivante, que le compositeur ciselle avec raffinement. D’autre part, Martin emploie aussi bien une écriture contrapuntique, où les voix apparaissent successivement, créant peu à peu le discours musical, qu’une écriture homorythmique où toutes les voix se réunissent, affirmant collectivement la conviction d’une foi rédemptrice. Ainsi, on entend dans la Messe une théâtralité manifeste, permettant à l’intensité de la foi de s’incarner de manière organique. Dans cette plénitude vocale, on retrouve parfois Poulenc ou Messiaen, Martin s’affirmant comme un grand coloriste.

– Claire Lapalu
 

Duruflé, Requiem

Composition (version avec accompagnement d’orgue et de grand orchestre) : achevée en 1947.
Première audition (concert radiodiffusé) : Paris, salle Gaveau, 2 novembre 1947.
Première exécution publique : Paris, palais de Chaillot, 28 décembre 1947, par Hélène Bouvier (mezzo-soprano), Charles Cambon (baryton), Henriette Puig-Roget (orgue), la chorale Yvonne Gouverné et l’Orchestre Colonne dirigé par Paul Paray.
Versions successives : 1948 (mezzo-soprano, baryton ad libitum, chœur mixte, violoncelle ad libitum et orgue) ; 1961 (mezzo-soprano, baryton, chœur mixte, orgue et petit orchestre).

À l’instar de son maître Paul Dukas, Duruflé laisse une œuvre extrêmement restreinte (quatorze numéros d’opus édités de son vivant, dont six pour orgue). Porté à une sévère autocritique, plus encore à partir sa nomination comme professeur d’harmonie au Conservatoire (1943), il composait avec un soin méticuleux et abandonna de nombreuses pièces dont il n’était pas pleinement satisfait. Comme son autre professeur Charles Tournemire, il fit du chant grégorien le ciment de son inspiration. Mais sa démarche était différente. Tournemire place la liturgie au cœur de sa musique, et son grand œuvre, L’Orgue mystique, affiche la volonté d’offrir au chant grégorien l’équivalent de ce que Bach avait édifié pour le choral luthérien. Chez Duruflé, le plain-chant est plutôt la source d’inspiration qui nourrit tous les paramètres de l’écriture : harmonie, contrepoint, rythme. 

Le plus bel exemple en est certainement le Requiem, l’œuvre qui a le plus contribué à la gloire de son auteur. Duruflé y trouve un équilibre miraculeux entre tradition et modernité, sensualité et piété, luxuriance et sobriété. Dans une interview donnée en 1950 dans la revue Musique et Liturgie, le compositeur raconte la séduction qu’ont exercée sur lui les magnifiques mélodies de la Messe des morts grégorienne, inspirant une suite pour orgue dans le sillage de L’Orgue mystique de Tournemire. Mais, de cette suite, il n’achève que deux mouvements (Sanctus et Communion) ; il est empêché, notamment, par la difficulté qu’il rencontre à séparer les mélodies du texte qui leur est associé. À la demande, dit-on, de son éditeur Jacques Durand, il décide alors de reprendre ces morceaux au sein d’une œuvre plus vaste. Le Requiem est achevé en 1947 dans sa première version pour solistes, chœur, orgue et orchestre. La première exécution publique a lieu le 28 décembre 1947 au palais de Chaillot, à Paris ; Henriette Roget tient la partie d’orgue, sur l’instrument aujourd’hui situé à l’Auditorium de Lyon.

L’année suivante, Duruflé éprouve le désir de remplacer l’orchestre avec orgue par l’orgue seul, pour trouver une intimité plus liturgique et permettre l’exécution de l’œuvre dans les églises. Enfin, il réalise en 1961 la version pour orgue et petit orchestre. Quelle que soit la version (celle de 1947 étant celle où son rôle est le plus restreint), l’orgue reste toutefois un instrument clef du Requiem, comme l’explique l’auteur dans son interview de 1950 : «Dans ma pensée, il représente uniquement l’idée de l’apaisement, du détachement vers l’au-delà, de la foi et de l’espérance

Duruflé expose ensuite le rapport que le Requiem entretient avec le plain-chant : «Cette œuvre est dans sa plus grande partie écrite sur les thèmes grégoriens de la Messe des morts. Tantôt j’ai respecté intégralement le texte, la partie orchestrale n’intervenant que pour le soutenir ou le commenter, tantôt je m’en suis simplement inspiré ou même complètement éloigné. Je me suis efforcé de concilier dans la mesure du possible la rythmique grégorienne, suivant les principes de Solesmes, avec les exigences de la mesure moderne. Dans cet esprit, j’ai pensé que l’accent tonique latin ne devait pas forcément coïncider avec les temps forts de notre mesure, mais qu’il devait au contraire en rester indépendant. […]. Dans plusieurs fragments de cette Messe la ligne grégorienne a été peu ornée afin de ne pas en altérer la beauté. Parfois elle ne l’a même pas été du tout, mais simplement rythmée et harmonisée (début de l’Introït, début de l’Agnus, milieu de la Communion, début de l’In paradisum). Par contre, certains développements sont construits sur des éléments complètement étrangers au grégorien, mais qui en respectent autant que possible le caractère modal (milieu de l’Offertoire, milieu du Sanctus, Libera me).»

«L’idée de l’apaisement, de la foi et de l’espérance»

Le Requiem, dédié par Duruflé à la mémoire de son père, trahit l’admiration profonde qu’avait l’organiste de Saint-Étienne-du-Mont (église parisienne où lui a succédé Thierry Escaich) à l’égard de celui de Gabriel Fauré, qu’il avait eu plusieurs fois l’occasion de jouer et avait même enregistré sous la direction de Nadia Boulanger. Au contraire des tempêtes déchaînées dans les Requiem de Berlioz ou Verdi, celui-ci traduit l’espérance : Duruflé n’a pas illustré le Dies iræ, la séquence apocalyptique de la Messe des morts grégorienne (elle fait toutefois une brève apparition au cœur du Libera me, comme y invite la citation dans le texte).

Les thèmes de plain-chant empruntés apportent paradoxalement une liberté immense au compositeur. Ils sont modaux, c’est-à-dire qu’ils utilisent des échelles de notes similaires aux gammes majeures et mineures de l’harmonie tonale, mais qui n’ont pas des pôles d’attraction aussi marqués. L’harmonie qui en résulte est très libre, les accords s’enchaînent de manière plus inattendue, générant cette impression de flottement, d’irréalité. De même, le rythme est d’une grande souplesse car les mélodies de plain-chant ignoraient les rythmes stricts et les barres de mesure. Le chant grégorien révèle son infinie plasticité, aussi rayonnant dans de simples passages choraux que porté par l’orchestre entier et une harmonie exubérante.

Au fil de la partition

L’Introït s’ouvre par une présentation presque littérale de la mélodie grégorienne, sur un accompagnement ondoyant. Sa sonorité mystérieuse provient de l’ambiguïté entre la tonalité du chant (fa majeur) et la modalité de l’accompagnement (mode de ) : attirée simultanément par plusieurs repères, l’oreille se laisse agréablement égarer. «Te decet hymnus» amène un changement de ton, avec la souplesse rythmique d’une métrique irrégulière. Le troisième verset ramène l’ondoiement initial avec un sommet central à l’évocation de la lumière éternelle.

La supplique du Kyrie naît sans interruption du premier mouvement. Le Kyrie grégorien est présenté en canon dans une version accélérée, puis en cantus firmus (valeurs longues) par les jeux d’anche. Duruflé s’éloigne de la mélodie grégorienne le temps de la seconde invocation, «Christe», plus véhémente, et le mouvement se clôt dans la superposition grandiose de ces deux musiques. 

Le Domine Jesu Christe (Offertoire) est le mouvement le plus développé de la partition. L’antienne grégorienne O domine n’est pas citée en tant que telle, mais le compositeur s’inspire de son caractère obsessionnel pour développer sa propre inspiration lugubre et désolée. La requête «Libère-moi» et ses images effrayantes (le «Tartare», la «gueule du lion») déchaînent soudain le tutti de l’orgue. La pseudo-mélodie grégorienne revient par la voix des femmes, qui invoquent l’archange Michel pour qu’il mène les âmes des défunts vers la lumière éternelle. Puis le baryton solo offre sa vibrante prière pour le salut éternel («Hostias»). 

On reconnaît dans le chœur, au début du Sanctus, les tournures plaintives de la mélodie originale de plain-chant. Des guirlandes véloces de doubles croches créent une atmosphère de douceur et de fluidité bien différente de la solennité généralement associée à ce mouvement. Dans la section centrale, «Hosanna», l’orgue porte un grand crescendo, avant le retour écourté de la musique initiale, le temps d’un bref «Benedictus».

Duruflé fait l’impasse sur la tumultueuse séquence Dies iræ, si dramatique chez Verdi ou Berlioz. Il se contente d’en illustrer le dernier verset, Pie Jesu Domine, prière ardente et lumineuse. Alors que Fauré avait confié ce morceau à la voix d’un soprano enfant, Duruflé préfère le timbre plus chaud et vibrant d’une mezzo-soprano, dont il contrepointe le chant par les interventions du violoncelle solo (ou de l'orgue). Des harmonies exquises entourent ces deux voix mêlées, montrant l’inventivité et la liberté avec lesquelles Duruflé a exploité la modalité grégorienne.

Le balancement régulier de l’orgue et l’ambiguïté tonale et modale de l’Agnus Dei instaurent un climat proche de celui de l’Introït. Le traitement canonique de la troisième et dernière invocation, la plus développée, amène une montée en puissance vite apaisée par l’espérance du repos éternel. 

Le Lux æterna (Communion) flotte lui aussi dans des nuances douces. Sous cette mélodie si humble, comme au moment où le chœur s’immobilise sur un recto tono, Duruflé déploie à nouveau des harmonies d’une suavité extraordinaire.

Le Libera me offre un contraste saisissant. Les cuivres résonnent comme au Jugement dernier pour introduire le mouvement le plus angoissé de l’œuvre. Comme dans l’Offertoire, les différents versets inspirent des couleurs tranchées. Après le chant solitaire du baryton explose le «Dies iræ» (citation textuelle, dans le texte du répons, du premier verset de la séquence mise de côté par Duruflé). L’orgue joue alors à pleine puissance, avant d’accompagner de ses jeux les plus moirés le retour à l’apaisement.

Des sonorités magiques parent l’In paradisum, où les anges accompagnent l’envol des âmes vers le repos éternel. Le Requiem se conclut sur un accord non résolu (à l’accord parfait de fa dièse majeur s’ajoutent la septième mi et, in extremis, la neuvième sol dièse), ouvrant aux âmes le chemin de l’éternité. 

– Claire Delamarche

Les chanteurs de Spirito

Sopranos

Jeanne Bernier
Maéva Depollier
Cécile Dibon Lafarge
Lucie Kalaidjoglou
Myriam Lacroix-Amy
Claire Nicolas 
Magali Perol-Dumora    
Catherine Renerte
Marilou Rolland
Marina Venant 

Altos

Caroline Adoumbou
Christophe Baska 
Morgane Boudeville
Isabelle Deproit
Nicolas Domingues 
Nicolas Kuntzelmann    
Benjamin Lunetta
Chantal Villien 

Ténors 

Louis Clerc-Renaud 
Jean-Christophe Dantras-Henry 
Gauthier Fenoy 
Almeno Gonçalves
François Hollemaert
Eymeric Mosca
Xavier Olagne 
Marc Scaramozzino

Basses

Jean-Christophe Brizard
Étienne Chevallier
Aurélien Curinier
Sébastian Delgado
Mathieu Gardon
François Maniez
Cédric Meyer
Étienne Planel