Notes de programme

Julia Fischer

Lu. 8 nov. 2021

Retour au concert du lun. 8 nov. 2021

Générique détaillé

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) 
Sonate pour violon et piano n° 33, en mi bémol majeur, KV 481

I. Allegro molto 
II. Adagio
III. Allegretto

[23 min]

Georges Enesco (1881-1955)
Sonate pour violon et piano n° 2, en fa mineur, op. 6

I. Assez mouvementé
II. Tranquillement
III. Vif

[23 min]

Johannes Brahms (1833-1897)
Sonate pour violon et piano n° 1, en sol majeur, op. 78, «Regensonate»

I. Vivace ma non troppo
II. Adagio 
III. Allegro molto moderato

[27 min]

Maurice Ravel (1875-1937)
Tzigane, rapsodie de concert

Lento, quasi cadenza – Moderato – Allegro – Vivo

[11 min]

Julia Fischer violon
Ioulianna Avdeïeva piano

Mozart, Sonate pour violon et piano n° 33

Composition : achevée le 12 décembre 1785.

On ne connaît pas les circonstances qui ont poussé Mozart à composer cette sonate en 1785 ; elle répond peut-être à une sollicitation de son éditeur Hoffmeister. Parmi les dix-sept sonates que Mozart a consacré au duo violon et piano (sans compter seize œuvres de prime jeunesse), elle fait partie, avec la Sonate en si bémol KV 454 de 1784 et la Sonate en la majeur KV 526 de 1787, d’une trilogie d’œuvres majeures en ce domaine, où s’épanouit le style classique viennois caractéristique de la maturité de Mozart.

L’équilibre des deux instruments peut surprendre au premier abord : le violon est légèrement en retrait par rapport au piano, à qui Mozart confie l’énoncé des thèmes principaux, pendant que le violon se contente de touches sonores dans le grave ou de formules d’accompagnement. Il est vrai que le genre de la sonate pour violon et clavier est passé, depuis l’époque baroque, par une inversion du rôle des instruments.

Dans les sonates baroques, le clavier était essentiellement accompagnateur (à l’exception notable des grandes sonates de Jean-Sébastien Bach), réalisant la basse continue, et le violon avait le rôle mélodique prépondérant. Puis, avec le passage du clavecin au piano, ce dernier est devenu principal, dans des sonates «pour pianoforte avec accompagnement de violon» où l’instrument à archet se contentait le plus souvent de doubler la main droite du piano, si bien qu’il aurait presque pu être supprimé sans dénaturer le discours musical (les sonates du jeune Mozart sont de ce type particulier).

Deux protagonistes rivalisant de lyrisme et de virtuosité

Dans les œuvres de maturité de Mozart, le discours entre le violon et le piano retrouve un équilibre qui n’est pas encore celui de la sonate beethovenienne et au-delà, où les deux protagonistes rivalisent de lyrisme et de virtuosité dans un discours fortement extraverti. Les sonates de Mozart sont des œuvres non pas d’estrade mais plutôt de salon aristocratique, accessibles à des instrumentistes amateurs de bon niveau se livrant à l’art de la conversation en musique, intelligente tout autant qu’élégante. 

L’Allegro molto initial se coule dans une forme sonate d’une évidence absolue, avec ses thèmes contrastés, bien articulés, son développement central légèrement dramatisé et sa réexposition parfaitement équilibrée. 

Le mouvement lent est le sommet expressif de la sonate. Sa forme est celle d’une romance, avec un thème refrain qui reparaîtra chaque fois varié, enrichi d’ornements mélodiques d’une grande souplesse, et des épisodes où le violon va pour la première fois exprimer son lyrisme. Les modulations sont exceptionnellement diverses, colorant tous ce parcours d’échappées inattendues. 

Le finale est un thème et variations, expression parfaite du style galant. Le thème joué en doublure par le piano et le violon constitue un rappel du style de la sonate «pour pianoforte avec accompagnement de violon», vite dépassé dans les variations suivantes, d’une inventivité inépuisable, qui donnent à chaque protagoniste l’occasion de s’exprimer pleinement. 

– Isabelle Rouard
 

Enesco, Sonate pour violon et piano n° 2

Composition : 1899.
Création : Paris, 22 février 1900, par Jacques Thibaud (violon) et le compositeur (piano).
Dédicace : À Jacques Thibaud.

La Deuxième Sonate pour violon et piano de Georges Enesco est l’œuvre d’un jeune homme achevant ses études musicales avant d’embrasser totalement une carrière à multiples facettes. Bien qu’encore fort jeune, Georges Enesco est déjà, en cette fin de XIXe siècle, un musicien au parcours éloquent. Né en Moldavie roumaine, le garçonnet manifeste des dons précoces qui conduisent ses parents à l’envoyer à Vienne afin d’y recevoir un enseignement musical prestigieux. Tout juste âgé de 7 ans, le futur compositeur doit alors obtenir l’autorisation de se présenter au conservatoire malgré son jeune âge, ce qui laisse présager d’un avenir brillant. Formé dans la tradition germanique, dans une ville où résident encore Brahms ou Mahler, Enesco bénéficie d’une formation solide pénétrée d’un esprit puissamment romantique. Néanmoins, il décide de gagner la France pour parfaire son apprentissage et entre au Conservatoire de Paris en 1895. Ses maîtres se nomment désormais Jules Massenet et Gabriel Fauré et lui permettent de s’ouvrir aux modernités de l’école française de l’époque.

Au-delà des découvertes fascinantes dont le jeune homme bénéficie alors, cette double formation, assortie d’un double ancrage culturel, se révèle fondatrice dans la carrière de Georges Enesco. En témoignent ses fonctions institutionnelles qui l’ont vu occuper le siège de fondateur et premier président de la Société des compositeurs roumains autant que la fonction de membre de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de France. Ses allers-retours entre la France et la Roumanie ne s’arrêteront qu’à l’heure où le régime communiste se durcira, après la Seconde Guerre mondiale. Par-delà les frontières, la musique d’Enesco témoigne toute entière du dialogue fécond entre les traditions musicales d’Orient et d’Occident, et la Deuxième Sonate en est un exemple particulièrement significatif.

«À dater de cette sonate, je me sentis capable de marcher sur mes propres jambes.»

Il convient de noter que Georges Enesco s’imprègne rapidement du Paris des années 1900. Ses qualités lui permettent d’acquérir rapidement une place de choix parmi les jeunes compositeurs qu’il fréquente au Conservatoire et il semble bénéficier d’une considération salutaire au lancement de sa carrière. Dès 1898, son Poème roumain est créé aux prestigieux Concerts Colonne et Enesco attire le regard de personnalités telles Saint-Saëns, Alfred Cortot ou encore Paul Dukas. Mais surtout, d’emblée, il place son travail sous le spectre de sa double culture. La Deuxième Sonate, écrite un an plus tard, s’inscrit dans la même dynamique.

Le premier mouvement s’ouvre en effet par un thème joué à l’unisson par le piano et le violon, créant une entrée en matière assez abrupte, à la manière d’un thème populaire qui se donne sans ambages. Mais, quelques mesures plus loin, ce thème initial dévie vers un lyrisme puissant, quasi-brahmsien, donnant à l’œuvre une coloration fortement romantique.

Si le premier mouvement semble naviguer entre la France et la Roumanie, c’est bien dans les racines orientales du compositeur que puise le deuxième mouvement, traversé de part en part par un thème mélancolique, revenant à deux reprises tel un souvenir qui se déforme et qui finit par n’être plus que l’ombre de lui-même.

Enfin, le troisième mouvement évoque les maîtres français d’Enesco, à travers une écriture légère et rythmée. Les échos du violon et du piano participent au caractère espiègle de ce finale qui est aussi le lieu d’une virtuosité étourdissante. Souvent en doubles cordes, le violon semble exacerber ses possibilités, accompagné par un piano presque percussif qui maintient l’auditeur dans une tension palpable.

Œuvre d’un compositeur de 18 ans, la Deuxième Sonate n’est est pas moins une œuvre majeure du répertoire, ce dont Enesco avait bien conscience ainsi qu’il l’évoquait avec Bernard Gavoty : «À dater de cette sonate, je me sentis capable de marcher sur mes propres jambes, sinon de courir très vite, et moins vulnérable aux insinuations de la critique

À l’écoute de cette œuvre, il faut se souvenir qu’Enesco a mené une longue carrière de violoniste virtuose, jouant sous la baguette de chefs renommés. Cette activité de violoniste, doublée de celle d’un pédagogue hors-pair loué par ses élèves – au sein desquels apparaissent des noms tels Yehudi Menuhin ou Ivry Gitlis – a peut-être jeté une ombre sur sa vie de compositeur. Très singulière et d’une réelle modernité, elle est pourtant celle d’une figure incontournable du premier XXe siècle. 

– Claire Lapalu

Brahms, Sonate pour violon et piano n° 1

Dans une production qui fait la part belle au piano et au lied, la musique de chambre de Brahms tient une place centrale : vingt-quatre œuvres au total, du duo au sextuor, dont la composition s’échelonne sur plus de quarante ans. Ces pages naquirent le plus souvent au terme de véritables combats, surtout celles pour cordes seules, où Brahms ne pouvait s’asseoir sur sa maîtrise du piano. Si les deux sextuors (1860 et 1864-1865) profitèrent d’une fougue juvénile pour voir le jour en quelques semaines, le projet d’un quatuor à cordes tarauda Brahms durant vingt ans avant l’achèvement des deux partitions opus 51, en 1873 ; sur ce genre pesait il est vrai l’intimidant modèle beethovénien. Les quintettes à cordes attendirent encore davantage : ils virent le jour dans la décennie suivante.

Une  sonate pour «piano et violon»

Concernant les sonates pour violon et piano, le doute ne fut pas moins inhibant. Avant de donner naissance aux trois partitions que l’on connaît, Brahms déchira bon nombre d’esquisses et de projets plus ou moins aboutis, jugés insatisfaisants. Un seul de ces exercices préparatoires a survécu : le scherzo d’une sonate collective en quatre mouvements écrite en 1853 par Brahms, Albert Dietrich et Robert Schumann, et offerte, à l’initiative de ce dernier, au violoniste hongrois József Joachim, la Sonate «F.A.E.». Brahms attendra vingt-cinq ans pour revenir à ce genre pleinement, et le fidèle Joachim n’est pas étranger à cette salve magnifique. C’est pour lui que Brahms composa, en été 1878, son unique concerto pour violon. Brahms se sentit apte, dans la foulée, à mettre en chantier une première sonate pour «piano et violon» (il nota expressément les instruments dans cet ordre inhabituel, pour bien faire valoir que le premier n’était nullement l’accompagnateur du second), qu’il montra à son ami pour recueillir ses conseils. Cette sonate porterait le numéro d’opus 78, suivant immédiatement le concerto, opus 77.

Le compositeur y mit le point final en été 1879, dans la station de Pörtschach, au bord du Wörthersee, en Carinthie. Il avait en effet pris l’habitude de séjourner chaque été dans une villégiature de montagne, afin de se reposer de saisons éreintantes passées en tournées de concerts. C’est dans ces cadres familiers qu’il acheva les grandes pages de la maturité : une deuxième sonate pour piano et violon naquit en été 1886 au bord du lac de Thoune, non loin de Berne, et la troisième et dernière, esquissée dès cette année 1886, fut achevée en été 1888, lors du dernier séjour du compositeur au bord du charmant lac helvétique.

«J’aimerais qu’il puisse m’accompagner lors de mon dernier voyage dans l’autre monde.»
Clara Schumann

Brahms excella, on l’oublie souvent, dans le domaine des lieder ; et entre ces pages et ses sonates, genres qu’a priori tout oppose, se nouent souvent de nombreux liens. Deux lieder jumeaux tissent la Première Sonate, en sol majeur : le Regenlied [Chant de la pluie] op. 59/3 et son Nachklang [Écho], op. 59/4. Le thème du Regenlied, avec son accompagnement si évocateur, apparaît au début du finale. Mais auparavant, il a nourri tout le premier mouvement (on reconnaît dès les premières mesures son rythme pointé caractéristique) et l’Adagio central (toujours ce rythme pointé, à partir du più andante).

Formidable outil de cohésion (et non le seul), ce thème donne à la sonate entière sa couleur à la fois enflammée et mélancolique, et balise son incroyable profusion thématique. Mais il ouvre également la porte de tout un univers poétique, dans lequel transparaît le visage d’une femme : Clara Schumann, la veuve de Robert. Les deux «Regenlieder» lui avaient été offerts afin de soulager trois coups du sort : l’internement de son fils Ludwig, la mort de sa fille Julie et le diagnostic (fatal à l’époque) d’une tuberculose chez le benjamin, Felix (filleul de Brahms et poète).

Envoyant la partition à sa muse, Brahms ajouta ce mot, comme pour marquer une distance avec une musique qui l’émouvait profondément et dans laquelle il reconnut avoir pensé au jeune Felix, que la mort venait d’emporter : «Je crains que [l’œuvre] soit ennuyeuse – dans le finale, tu peux faire une coupure.» Clara répondit, parlant de ce finale : «J’aimerais qu’il puisse m’accompagner lors de mon dernier voyage dans l’autre monde

– Claire Delamarche
 

Ravel, Tzigane

Composition : 1924.
Création : Londres, Aeolian Hall, 26 avril 1924, par Jelly Arányi (violon) et Henri Gil-Marchex (piano).
Version orchestrale : Paris, 30 novembre 1924, par Jelly Arányi (violon) et l’Orchestre des Concerts Colonne sous la direction de Gabriel Pierné.

«[Faire revivre] la Hongrie de mes rêves.»

L’idée de Tzigane remonte au 16 mars 1922, quand Ravel entendit à Londres la violoniste hongroise Jelly Arányi interpréter sa Sonate pour violon et violoncelle. Après le concert, jusqu’à l’aube, il lui demanda d’improviser à la manière des Tsiganes de Hongrie. Quelques semaines plus tard, il la retrouva à Paris ; elle jouait la Première Sonate pour violon et piano de Béla Bartók, en compagnie de l’auteur. Ravel confia à son confrère : «Et à l’intention de notre amie, qui joue si aisément, vous m’avez convaincu de composer un petit morceau dont la difficulté diabolique fera revivre la Hongrie de mes rêves et, puisque ce sera du violon, pourquoi n’appellerions-nous pas cela Tzigane ?»

C’est pourtant une sonate pour violon et piano qu’il promet à Jelly Arányi pour une création à Londres. Mais le temps passe, et Ravel, qui traverse une période de dépression profonde, peine à l’ouvrage. L’idée de la rhapsodie de concert refait alors surface mais, quatre jours avant la création, la partition n’est toujours pas prête. Et c’est presque en déchiffrant que la jeune femme donne la première audition de ce monstre de virtuosité : doubles cordes (et périlleuses octaves), cascades de notes harmoniques aux sonorités si étranges, dégringolades acrobatiques, démanchés rapides, pizzicatos, rien n’est épargné au soliste (pour s’inspirer, Ravel a consulté les redoutables Caprices de Nicolò Paganini).

Le modèle des orchestres tsiganes de Hongrie

Le modèle que parodie Ravel, non sans se laisser prendre à son charme, est le verbunkos, le genre développé au XIXe siècle par les orchestres tsiganes de Hongrie – une musique totalement différente du folklore magyar ancestral, comme Bartók et Kodály le montreraient au siècle suivant. Ravel en reprend le découpage : une langoureuse introduction lente (lassú), d’allure improvisée, laissée ici au violon seul (Lento, quasi cadenza) ; puis une partie mesurée à deux temps (friss), de plus en plus vive (Moderato – Allegro), accumulant l’énergie jusqu’au tournoiement final (Vivo). Rythmes pointés et syncopes, doubles croches furibondes, secondes augmentées entêtantes ajoutent à son charme étrange.

Tzigane fut créé à Londres le 26 avril 1924, trop tôt pour que Ravel ait pu se pencher sur le luthéal, dont Georges Cloetens avait déposé le brevet le 22 mars 1922 : un dispositif adapté au piano à queue, qui l’apparentait selon le cas à la harpe ou au clavecin. Il rédigea donc plus tard une adaptation pour cet instrument éphémère, qui rappelait fort à propos la sonorité du cymbalum hongrois ; c’est sous cette forme qu’eut lieu la création parisienne de l’œuvre, salle Gaveau, le 15 octobre 1924, par Samuel Dushkin et Beveridge Webster. Un mois et demi plus tard, la dédicataire créait la version orchestrale de Tzigane aux Concerts Colonne.

– Claire Delamarche