Notes de programme

MAHLER, SYMPHONIE N° 9

Jeu. 7 mars | sam. 9 mars 2024

Orchestre national de Lyon sur la scène de l'Auditorium

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Programme détaillé

Gustav Mahler (1860-1911)
Symphonie n° 9, en ré mineur

I. Andante comodo
II. Im Tempo eines gemächlichen Ländlers [Dans le tempo d’un ländler tranquille]
III. Rondo-Burleske
IV. Adagio

[80 MIN]

Ce concert est enregistré pour une diffusion ultérieure sur Radio Classique.

Distribution

Orchestre national de Lyon
Nikolaj Szeps-Znaider 
direction

Introduction

Beethoven, Schubert et Bruckner étant morts avant d’avoir composé leur dixième symphonie, Mahler a voulu sa Neuvième Symphonie (1909) particulièrement grandiose pour affronter le chiffre fatal. L’Orchestre national de Lyon et Nikolaj Szeps-Znaider continuent leur exploration du compositeur autrichien avec cet Everest musical. Plutôt que de célébrer la fraternité et la joie comme le fit Beethoven dans sa propre Neuvième, Mahler livre un émouvant adieu et donne à sa partition une structure inédite : deux vastes mouvements lents entourant deux mouvements rapides. Sur son manuscrit, en marge des notes, sont évoqués la jeunesse, la beauté et l’amour perdus. Si nous voulions que le temps s’arrête, la musique satisferait notre demande. «Très lentement et retenu», indique Mahler au début du finale, anéantissant tout espoir d’une conclusion brillante. Avec sa mélodie de cordes qui tirerait des larmes à l’être le plus insensible, le surprenant finale n’est pas seulement désolation et douleur ; il est la paix elle-même, précieuse issue d’une existence traversée par l’amour de la vie, les danses macabres et les souvenirs de chants populaires. À la fin, ne subsistent plus que des bribes de musique, entrecoupées de profonds silences. La symphonie se referme sur une brève citation des Kindertotenlieder de Mahler, un lied qui chante une belle journée au sommet de la colline. Nous souhaiterions que jamais cela ne s’arrête… 

Mahler, Symphonie n° 9

Composition : été 1909. Retouches au cours de l’hiver suivant.
Création : Vienne, 26 juin 1912, par l’Orchestre philharmonique de Vienne sous la direction de Bruno Walter.
 
À l’approche de la cinquantaine, Mahler connaît une des périodes les plus exaltantes de son immense carrière. Sa récente nomination pour deux ans à la tête d’un Philharmonique de New York alors au bord du gouffre laisse en effet espérer un avenir radieux pour cet homme d’action et la sombre année 1907, au cours de laquelle il a été frappé par trois coups du destin terribles (la mort prématurée de sa fille aînée, sa démission de l’Opéra de Vienne et la découverte d’une maladie du cœur le contraignant à renoncer à toute activité physique intense) appartient définitivement au passé. Après deux concerts Beethoven prometteurs à la tête de sa nouvelle formation, la vieille Europe le rappelle pour la belle saison. Il fait une halte à Paris en avril, au cours de laquelle Rodin réalise ses fameux bustes, et début juin, près de Toblach, en Italie, Mahler s’installe seul dans la résidence d’été dénichée par son épouse Alma. 

C’est dans ce cadre magnifique et apaisant, dans une cabane attenante, son Häuschen, située au bord du lac, et entouré de dizaines de partitions destinées à préparer sa première saison new-yorkaise, que Mahler imagine cette symphonie à la forme inédite, avec deux grands mouvements lents qui encadrent deux mouvements rapides. Dans une lettre écrite à son ami Bruno Walter datée de la fin août, il est fier d’annoncer que «la partition a été écrite à une vitesse folle». Il ajoute qu’«il y est dit quelque chose que j’avais depuis longtemps au bord des lèvres, quelque chose que, dans l’ensemble, on pourrait mettre à côté de la Quatrième (et qui est pourtant tout à fait différent)».

Faisant suite à deux œuvres vocales, la Huitième Symphonie, «des mille» et ce qui constitue sa véritable neuvième symphonie, le Chant de la terre, cette partition marque un retour définitif à un effectif purement orchestral. La liberté contrapuntique, plus lisible que jamais, traite en maints passages l’orchestre en un vaste et somptueux orchestre de chambre où l’expression se joue dans le raffinement inouï des timbres. Bien que Mahler reste très attaché à la tonalité, les audaces harmoniques et les dissonances sont plus nombreuses que dans ses œuvres antérieures, en particulier dans le troisième mouvement – où Mahler n’est jamais allé aussi loin dans l’humour sarcastique.

«Un battement de cœur très lent, irrégulier»
 
Le premier mouvement, un Andante comodo en majeur d’une demi-heure, est d’une stabilité tonale exceptionnelle pour un premier mouvement mahlérien. Échappant à tout schéma classique, c’est le morceau qui a fait le plus couler d’encre, suscitant notamment l’admiration sans borne d’Alban Berg : «Le premier mouvement est le plus admirable qu’il ait jamais écrit. Il décrit un amour inouï de la terre et de son désir d’y vivre en paix, d’y goûter la nature jusqu’à son tréfonds, avant que ne survienne la mort.» Il est introduit par quatre courts éléments mélodiques et rythmiques, énoncés dans des timbres différents (violoncelles, cor, harpe, altos) qui vont servir de colonne vertébrale au mouvement entier.

Le journaliste et critique suisse William Ritter décrit très bien l’impression provoquée par ce début : «C’est d’abord vague, pas sûr de vouloir vivre ou de s’éteindre […], tel un battement de cœur très lent, irrégulier.» Dans cette introduction qui préfigure la mélodie de timbres de Webern, se greffe finalement, sur le dernier motif de seconde descendante (sur lequel Mahler écrira Leb’ wohl [Adieu] à la fin du morceau), le thème principal, chant calme et résigné, à la douceur apparente d’un lied mais dont l’atmosphère reste sombre et inquiétante. C’est un autre thème, en mineur, et plus turbulent, qui va aboutir à un premier sommet d’intensité, qui sonne comme un cri étouffé. Le troisième thème éclate quant à lui sur un coup de cymbales, alors que la musique se fait toujours plus haletante.

Un sommet terrifiant, marqué par un puissant roulement de timbales brusquement interrompu, sonne la fin de cette vaste exposition. Débute alors le développement, dans une atmosphère lugubre mais mouvante, dominée par le glas des timbales. Ce développement, d’une grande richesse contrapuntique, sublime les thèmes en de somptueuses combinaisons, des passages d’une infinie tendresse alternant avec des envolées déchirantes prenant parfois l’allure de marches funèbres. Il culmine au cours de trente-deux mesures stupéfiantes, vaste cadence où l’orchestre semble improviser, comme en roue libre, entonnant jusqu’à des chants d’oiseaux.

À l’approche de la coda, ne subsistent plus que quelques arpèges de tonique à la harpe avant ces dernières mesures poignantes où certains solistes murmurent des souvenirs des thèmes précédents, avec en premier lieu ce solo de cor qui clame avec émotion le troisième thème, alors que l’on reconnaît le motif de l’«Ewig» [éternellement] de l’extrême fin du Chant de la terre.

Noté Im Tempo eines gemächlichen Ländlers [Dans le tempo d’un ländler tranquille] et dominé par un caractère très rustique, le deuxième mouvement ramène l’auditeur brusquement sur terre. Trois thèmes nourrissent deux ländler qui encadrent une valse plus rapide, formant une sorte de menuetto infinito, comme l’a décrit un temps Mahler. Ce scherzo tout à fait original par sa forme pousse très loin le côté sardonique de Mahler lorsqu’il utilise des musiques populaires. D’une construction polyphonique parfois complexe, il laisse transparaître une amertume qui le rapproche alors de façon inattendue de l’Andante comodo.

Avec le Rondo-Burleske, le contrepoint devient extrêmement dense, formant un tissu polyphonique étourdissant que l’on ne retrouve pas à un tel degré ailleurs chez Mahler. Plusieurs motifs mélodiques, évoluant sur un plan tonal particulièrement mouvant, passent en effet d’un instrument ou d’un groupe d’instruments à l’autre, se superposant sans cesse. Mahler semble peindre ici toute la dérision du monde, en usant de la laideur délibérée de thèmes faussement gais, confiés à des instruments lourds (cors à l’unisson, trombone, tuba) pour les énoncer, et d’une forme de sauvagerie orchestrale qui culmine dans une coda où le tempo déjà véloce s’accélère par deux fois jusqu’à la limite de l’exécutable. Et pourtant, au cœur de ce mouvement qui semble passer comme une trombe, le temps se suspend quelques minutes le temps d’un céleste épisode en majeur, écrit en valeurs longues et axé autour d’un motif de gruppetto annonciateur du finale, et qui semble chanter un Paradis perdu. Ce mélange de «virtuosité et de désespoir», comme le décrit Theodor Adorno, est le ciment de ce mouvement qui ne cesse de surprendre par son étrangeté, son sourire grimaçant, et finalement son sens tragique.

Un grand Adagio, qui peut faire penser au dernier Bruckner par la chaleur irradiante de ses cordes, sa polyphonie et son extrême profondeur, vient apporter une conclusion bouleversante à la symphonie. Parcouru en son cœur de citations de l’épisode céleste du Rondo, il expose dès la phrase d’introduction, immédiatement après un saut d’octave, un gruppetto issu de ce dernier, composé de quatre doubles croches, qui revient ensuite presque à chaque mesure (à part dans les parties dédiées au second thème) en valeurs plus ou moins longues. Cela engendre un effet d’instabilité permanent, en opposition au calme apparent lié à un tempo extrêmement large. Dans l’exposition du thème principal, l’oreille est par ailleurs frappée par toute une série de dissonances, de septième majeure ou de neuvième mineure, qui empêchent sans cesse la mélodie de se reposer sur une tonalité clairement définie. Ce thème trouve un vecteur idoine à travers une écriture polyphonique et chaleureuse des cordes.

Le second thème, ascendant et interrogateur, est énoncé par un basson solitaire et désolé, d’abord en un court fragment timide, puis en entier quelques mesures plus tard. S’il s’efface presque complètement dans la deuxième moitié du mouvement, on le retrouve varié avec les citations du Rondo dans le premier tiers du morceau, formant des phrases qui semblent s’arrêter brusquement, et passant d’un instrument à l’autre. Le grand thème principal quant à lui revient toujours plus riche et somptueusement varié. Ainsi, dans la section qui nous conduit au point culminant de ce finale, le thème apparaît en ordre inversé, presque méconnaissable, et le gruppetto de quatre croches ou doubles croches se transforme, dans une tension grandissante, en quintolets. Éclatent alors un accord dissonant et un coup de cymbales, tandis que les cordes restent figées dans l’extrême aigu sur la dernière note du gruppetto, assénée en syncopes qui créent une tension intense.

Ce cri d’effroi cède devant une gamme descendante toujours fff, rappelant celle de l’introduction du finale. Nous entrons alors dans la dernière partie du mouvement, molto adagio, et même noch breiter als zu Anfang [encore plus large qu’au début], musique d’une tristesse infinie où le thème se pare de plusieurs ornements dont il se sépare peu à peu. Un motif au cor molto espressivo empli de tendresse, issu de l’épisode céleste du Rondo, éclaire un peu cette musique de fin du monde. À la fin, ne survit plus qu’un squelette desséché du thème, mais toujours avec le gruppetto. Les cordes, seules, ne chantent plus que des fragments du thème pianissimo, dans une harmonie enfin apaisée, entrecoupés de profonds silences, et à peine illuminés d’une brève citation du quatrième des Kindertotenlieder, avant de s’éteindre littéralement en «expirant».

– Raphaël Charnay


Qu’est-ce qu’un ländler ?

Danse originaire des campagnes de Haute-Autriche, le ländler s’est popularisée au cours du XVIIIe siècle à l’ensemble de l’Autriche, de la Suisse et de l’Allemagne. À trois temps, et souvent danse en rond, il adopte un tempo plus lent que la valse, dont il est un précurseur. Vanté pour son caractère traditionnel et rustique par opposition avec la valse sensuelle et citadine, il a orné les vers de poèmes populaires comme rassemblés dans le recueil Des Knaben Wunderhorn [Le Cor merveilleux de l’enfant], dont Mahler s’est lui-même beaucoup inspiré. Chez les compositeurs autrichiens, en particulier chez Schubert, Bruckner, Mahler et Berg, la référence au ländler est souvent empreinte d’une profonde nostalgie.

– R. C.