Notes de programme

THARAUD / QUEYRAS

Dim. 22 jan. 2023

Retour au concert du dimanche 22 janvier 2023

Programme détaillé

Marin Marais (1656-1728)
Pièces de viole, Troisième Livre
(Extraits)

Suite n° 1, en la mineur

I. Fantaisie
II. Allemande
III. Courante
IV. Sarabande
V. Gigue
VI. Double
VII. Gavotte
VIII. Menuet
IX. Autre
X. Rondeau
XI. Prélude
XII. Gavotte. La Petite
XIII. Grand Ballet

[18 min]

Pièces de viole, Deuxième Livre
(Extraits)

– Prélude
– Sarabande
– Couplets des Folies d’Espagne

[20 min]

--- Entracte ---

Franz Schubert (1797-1828)
Sonatine n° 1, en ré majeur, D 384

I. Allegro molto
II. Andante
III. Allegro vivace

[12 min]

Benjamin Britten (1913-1976)
Sonate pour violoncelle et piano en ut majeur, op. 65

I. Dialogo (Allegro)
II. Scherzo-pizzicato (Allegretto)
III. Elegia (Lento)
IV. Marcia (Energico)
V. Moto perpetuo (Presto)

[20 min]

Distribution

Jean-Guihen Queyras violoncelle
Alexandre Tharaud piano

Marais, pièces de viole

Comment devient-on musicien du roi quand on naît dans le quartier parisien de la rue Mouffetard, qu’on est fils de cordonnier et probable descendant d’une famille de laboureurs normands ? Baptisé à Saint-Médard, Marin Marais n’est pas un enfant de musicien ; il a déjà 10 ans lorsqu’il rejoint la maîtrise de Saint-Germain-l’Auxerrois comme enfant de chœur, probablement grâce à un oncle prêtre et docteur en théologie. La place est idéale car elle assure, outre le gîte, le linge et le couvert, d’excellentes conditions de scolarité et la meilleure éducation musicale. À 16 ans, ayant dû quitter l’école après avoir perdu sa voix d’enfant, le jeune musicien s’adresse donc à Monsieur de Sainte-Colombe afin de poursuivre sa formation. Monsieur car le maître est ainsi désigné dans les pièces qui lui sont dédiées, et parce qu’on ne sait presque rien de lui, pas plus une date de naissance qu’une date de mort, peut-être depuis peu un prénom, mais cela sans assurance. Ce qui est certain, c’est qu’il comptait parmi les meilleurs instrumentistes de son temps, et il lui revient peut-être d’avoir doté la viole d’une septième corde et de cordes filées en argent. Selon le Traité de viole de Jean Rousseau (1687), son port de la main a permis une exécution «plus facile et plus dégagée, et à la faveur duquel elle imite tous les plus beaux agréments de la voix, qui est l’unique modèle de tous les instruments».

C’est ainsi que Marin Marais commence sa carrière comme membre de l’Académie royale de musique, avant d’être nommé au sein de la prestigieuse Chambre du Roi. Il compose pour son propre instrument et pour les voix, après la disparition de Lully s’attaque à la grande forme de la tragédie lyrique. Sa renommée est telle qu’on le retrouve auteur de motets, à la tête d’un immense orchestre et de nombreux chanteurs lors d’une cérémonie donnée après la guérison du dauphin en 1701. Comme Lully, il bat la mesure à l’Opéra. Sans doute la postérité lui aurait-elle réservé une place plus favorable si, en choisissant la viole, l’instrumentiste n’avait perdu son pari sur l’avenir. Auteur d’une Défense de la Basse de Viole contre les entreprises du Violon et les prétentions du Violoncelle parue en 1740, Hubert Le Blanc n’a rien pu y faire ; la viole est en effet rapidement tombée en désuétude.

Pour le plaisir des amateurs

Près de sept cents pièces constituent le catalogue instrumental de Marin Marais. «Propres à être jouées sur toutes sortes d’instruments», elles sont essentiellement réparties entre cinq livres à une, deux ou trois violes (1686, l701, 1711, 1717 et 1725), des pièces en trio (1692), La Gamme et d’autres morceaux de symphonie (1723). Les cinq livres se destinent à différents effectifs ; le premier pour une ou deux violes, le quatrième pour une ou trois violes, les deuxième, troisième et cinquième pour une viole et basse continue. Ayant dédié son premier livre à son «bienfaicteur» et «protecteur» Lully, Marin Marais s’inscrit dans le style français. Nulle «sonade» chez lui puisqu’il interdit à ses élèves de jouer des sonates italiennes, demeurant loin des «Goûts réunis» de Couperin. Et quand il s’aventure, en 1717, dans l’écriture d’une «Suite d’un goût étranger», c’est pour explorer de la viole de gambe telle qu’on la pratique à la cour de France, mais en imaginant de nouvelles bizarreries et harmonies labyrinthiques.

Nommé ordinaire de la Chambre du Roi pour la viole, Marin Marais n’a guère de rivaux au moment de la publication de son Premier Livre (1686) sinon peut-être son collègue à la Chambre Antoine Forqueray. Vingt ans plus tard, ses propres élèves, Louis de Caix d’Hervelois et Jacques Morel, commencent toutefois à diffuser leurs propres pièces. Avec son Troisième Livre, publié en 1711, Marin Marais préserve donc son autorité auprès du public. Son écriture se prétend accessible aux amateurs : «J’espère, écrit l’auteur dans sa préface, [que le public] aura la bonté de faire attention que tous les Soins que j’ay pris dans cet ouvrage n’ont eû d’autre objet que de luy plaire. Le grand nombre de pièces courtes et faciles d’exécution qui le compose est une preuve que j’ay voulu satisfaire aux pressantes insistances qui m’ont été tant de fois réitérées de toutes part depuis mon Second Livre. Cependant, j’ay crû devoir y mêler quelques grandes pièces fortes et remplies d’accords avec plusieurs doubles, pour contenter ceux qui sont le plus avancez dans la viole.»

Si Marin Marais est attaché à la suite de danses et à son schéma fixé par Johann Jakob Froberger au XVIIe siècle, il n’en prête pas moins des titres à certaines pièces, de sorte que danses et pièces de caractère se confondent. Dans le Troisième Livre, il intègre une «Bourasque» et un «Charivary», une imitation de «La Trompette», un Menuet pour le «Cor de chasse», une évocation de «La Guitare». La dimension instrumentale est si importante qu’un changement de clé appelle à jouer dans les aigus avec «La Chanterelle». D’autres pièces esquissent des portraits, quitte à s’extraire des mètres chorégraphiques.

Rien de tout ça néanmoins dans la Première Suite. Le vieux modèle y impose son «Allemande», sa «Courante», sa «Sarabande» et sa «Gigue» dans une tonalité unique. Avec ses rythmes pointés, l’Allemande est à la française, polyphonique à souhait grâce à de grands accords de quatre sons. Gavottes et menuet servent de galanteries, parfois doublés, c’est-à-dire agrémentés d’une variation ou d’un «Autre». Les danses respectent la forme habituelle, en deux parties avec reprises. Plus libre est la «Fantaisie» délicatement modulante. Et pour l’amateur le plus avancé, comme le compositeur l’annonce dans sa préface, un «Grand Ballet» de plus de cent vingt mesures. Une conclusion magistrale, changeant régulièrement de nuances et exploitant toutes les possibilités de l’instrument dans une virtuosité croissante. Les polyphonies sont réelles ou figurées (deux voix en alternance avec de grands intervalles), les gammes nombreuses, les mélodies de plus en plus brodées quand les doubles-croches envahissent la partition. Une excellente façon de «persuader le public que je n’ay rien négligé pour mériter la bonté dont il m’a honoré jusqu’icy».

Des Folies d’Espagne

Publié dix ans plus tôt, en 1701, le Deuxième Livre contient lui aussi de petites merveilles, à commencer par ses «Voix humaines» et deux tombeaux pour Monsieur de Lully et Monsieur de Sainte-Colombe. Outre les danses, on y trouve aussi de nombreux préludes et fantaisies, non plus seulement en début de suite, mais parfois entre les danses et plusieurs à la suite. Pour «se préparer à jouer», si l’on se réfère à l’étymologie du mot prélude. La pièce gagne son autonomie, s’impose par le contraste que produisent sa forme libre et son caractère improvisé. La Première Suite du Deuxième Livre contient ainsi quatre préludes et une fantaisie en plus des allemande, courante, sarabandes (au nombre de deux) et gigues (idem). Et après une gavotte et trois menuets, une «Bourasque», «La Folette», le «Caprice» et le «Ballet en rondeau», l’ensemble se clôt sur un véritable monument : trente-deux couplets sur les Folies d’Espagne.

De ces Folies, l’amateur d’aujourd’hui connaît parfaitement le thème. Notamment sous le titre de folia dans des suites ou sonates italiennes, qu’elles soient de Pasquini ou Corelli, d’Alessandro Scarlatti ou d’Antonio Vivaldi. D’autres compositeur ont recouru à cette déclinaison de la sarabande : Carl Philipp Emanuel Bach, Liszt, Sor et, plus récemment encore, Rachmaninov. Le thème est ancien, peut-être originaire du Portugal mais diffusé en Espagne, précisément noté par un certain Francisco de Salinas au XVIe siècle. Avant Marin Marais, Lully l’a utilisé dans ses Folies d’Espagne, de même que d’Anglebert dans ses Pièces de clavecin. Ce motif a un tel succès que Robert de Visée, dans son Livre de guitare, se défend en 1682 de n’y avoir pas inséré de folies : «Il en court tant de couplets dont tous les concerts retentissent, que je ne pourois que rebattre les folies des autres.» François Couperin ne s’en est pas offusqué, et un thème comparable parcourt ses Folies françaises ou Dominos.

Avec ses Folies, Marin Marais prouve que la viole a encore bien des choses à dire. Dans toutes les nuances et dans tous les tempos, dans un va-et-vient entre le calme et l’agitation, l’emphase et la tempérance, les couplets s’enchaînent sans heurts, passent du «jeu de mélodie» au «jeu d’harmonie», selon les termes de Jean Rousseau. Notes répétées et accords brisés animent le propos, de même que les ornements, l’essence du style français. Avec des appuis sur le premier ou le deuxième temps de la mesure à trois temps, le thème des Folies autorise toutes les inventions. Le développement polyphonique superpose des lignes de basse et de chant, des dessins de notes conjointes ou disjointes dans un ambitus plus ou moins large. Au point que la démonstration aurait dû suffire à sauver la viole si Corelli, un an plus tôt, ne s’était servi du même thème pour sa démonstration des techniques modernes du violon.

– François-Gildas Tual

Schubert, Sonatine n° 1

Composition : entre mars et avril 1816.
Publication, sous le titre posthume de «sonatine» : Anton Diabelli, 1836.

En 1816, Schubert connaît quelques déceptions, à commencer par le refus de sa candidature au poste de directeur de la musique à Laibach, poste qui l’aurait libéré de ses obligations de maître-assistant à l’école de son père. Peut-être une acceptation lui aurait-elle permis d’améliorer sa situation au point d’épouser sa chère Thérèse. Ajoutons à cela quelques lieder envoyés vainement à Goethe et l’on comprend pourquoi le compositeur n’espère plus guère de sa carrière. Instrumentiste, Schubert l’était assez pour jouer au sein de l’orchestre du Kaiser Stadtkonvikt, mais insuffisamment pour rivaliser avec les meilleurs pianistes ou violonistes de son temps. S’il n’a jamais conçu de véritable concerto, il a toutefois écrit quelques pièces valorisant l’interprète. Des pièces écrites entre 1816 et 1817 : un Rondo, un Konzertstück et une Polonaise pour le violon, un Adagio et Rondo concertant pour le piano. De ces années-là datent toutefois, aux côtés de célèbres lieder, quelques œuvres lumineuses : de petites sonates pour violon, des pièces pour piano, des pages religieuses et une Quatrième Symphonie moins tragique que ne le prétend son sous-titre.

Tout ici n’est qu’apparence

Si la brièveté et l’apparente facilité des sonates pour violon ont incité un éditeur à leur prêter le titre de sonatines, la chose est peut-être plus subtile qu’elle n’en a l’air. Aucune gravité dans la Sonate en ré majeur ; marches harmoniques, carrure régulière et forme sonate mono-thématique assurent à l’Allegro molto une simplicité réelle. Point de théâtre sinon dans le dialogue instrumental, la tension croissante au terme du développement, l’épisode en mineur dans la réexposition, préparant le retour définitif à la tonalité principale. L’Andante central ? Naturel et chantant, cultivant l’art de la variation. Quant au rondo final, il est joyeusement délicieux. Deux couplets identiques mais dans des tonalités différentes, et un refrain d’une naïveté quasi populaire. Sauf que tout ici n’est qu’apparence, comme si souvent chez Schubert. Un phrasé et un changement de rythme harmonique attirent l’attention dès les premières mesures. Rien alors ne sera répété de façon identique. Les carrures seront tantôt de huit, tantôt de dix mesures, les harmonies seront bousculées, les rôles régulièrement intervertis, et les accompagnements pianistiques changés, en accords ou en arpèges. La moindre modification, par sa seule présence, suffit à affirmer le changement de toute une section. Et une altération sur une note étrangère suffit, au début du deuxième couplet, à provoquer symboliquement la modulation. Peu importe si l’auditeur ne s’en rend pas vraiment compte ; l’écoute répétée révélera l’absence de répétition, et démontrera que les choses les plus claires peuvent cacher bien des secrets.

– F.-G. T.

Britten, Sonate pour violoncelle et piano

Composition : 1960-1961.
Dédicace : à Mstislav Rostropovitch.
Création : Festival d’Aldeburgh, 7 juillet 1961, par Mstislav Rostropovitch au violoncelle et le compositeur au piano.

Benjamin Britten n’a jamais cessé d’être pianiste ; il abandonnait régulièrement sa baguette de chef d’orchestre afin d’accompagner son compagnon Peter Pears, entretenait des rapports étroits avec les chanteurs Galina Vichnevskaïa, Dietrich Fischer-Dieskau et Alfred Deller, appréciait également de collaborer avec des instrumentistes de haute valeur, tels le corniste Dennis Brain, le guitariste Julian Bream ou le violoncelliste Mstislav Rostropovitch. C’est au cours d’un concert au Royal Festival Hall de Londres, en septembre 1960, que le compositeur et le violoncelliste se sont rencontrés. On donnait le Premier Concerto pour violoncelle de Chostakovitch, et Benjamin Britten était invité dans la loge du compositeur. Rostropovitch a impulsé la composition de nombreuses œuvres pour son instrument. Aussi Britten n’hésita-t-il pas lorsque son nouvel ami lui demanda d’écrire pour lui. Quelques années plus tard, au cours d’un repas, Rostropovitch le convainquit même d’écrire six suites en hommage à Bach, projet qui demeura malheureusement inachevé.

À Rostropovitch, Britten offrira cinq ouvrages : la Sonate op. 65, une Cello Symphony (avec passacaille conclusive !), et trois des six suites pour violoncelle et piano qui lui avaient été réclamées. Pour l’heure, il profite d’un voyage en Grèce pour achever la sonate. Le 30 janvier, il écrit à son futur interprète : «Le mouvement pizzicato (II) vous amusera ; j’espère que c’est possible ! Les petites phrases ne sont bien sûr pincées qu’une fois, bien que lorsqu’elles descendent vous pincez de la main gauche. J’aimerais, si possible, sauf indication contraire, que ce soit joué “non arpeggiando” avec deux ou trois (parfois 4 !) doigts – un peu comme la technique de la guitare !» Dans sa réponse du 11 février, Rostropovitch lui confie être «en admiration et en amour» pour cette partition. Donnée l’année suivante dans le cadre du Festival d’Aldeburgh, accompagnée pour l’occasion de deux sonates de Schubert (Arpeggione) et Debussy, la sonate est constituée de cinq mouvements, formant déjà une sorte de suite mais rompant avec la danse pour confronter de grinçantes facéties à la douloureuse incantation centrale. Afin d’assurer la présence de Rostropovitch au festival, Britten écrit aux autorités soviétiques et rencontre le violoncelliste au cours d’une escale londonienne. Intimidés, les deux hommes boivent vraisemblablement quelques whiskies et, ainsi libérés, déchiffrent la sonate. Ne parlant pas la même langue, ils communiquent dans un drôle de langage qu’ils baptiseront plus tard l’Aldeburgh Deutsch. «J’étais si excité que je ne pouvais même pas dire comment nous avions joué», se souvient Rostropovitch. «J’ai seulement remarqué que nous étions arrivés en même temps à la fin du premier mouvement. Je me suis levé d’un bond, j’ai sauté par-dessus le violoncelle pour l’étreindre dans un élan spontané de reconnaissance

Enjouée ou sarcastique

Rostropovitch a aussitôt perçu l’originalité de cette sonate aux contrastes prononcés. Dès les premières mesures, piano et violoncelle se scrutent, se mesurent l’un l’autre, s’interrogent mutuellement avant de se lancer dans une première envolée animato. Dans le deuxième mouvement, le registre aigu puis les accords répétés du piano complètent idéalement le jeu pizzicato du violoncelle. L’alternance donne l’impression de deux personnages à contretemps. Dans l’élégie centrale, le pianiste se contente d’accompagner, aussi discrètement que possible pour laisser le violoncelliste s’épancher. Mais il orne aussi la mélodie d’ornements chatoyants, avant que s’ajoute une basse beaucoup plus sombre. Le quatrième mouvement est un singulier écho aux marches grotesques de Mahler. À moins qu’on ne songe à Chostakovitch et à sa Cinquième Symphonie, dont la conclusion prétendait figurer une joie de vivre sans qu’on puisse savoir si celle-ci était sincère ou forcée. Il y a dans cette page des échos de chants populaires, des effets de cloches, des glissements sur la corde qui sont comme d’étranges rires. De même pourrait-on entrevoir dans le finale méphistophélique quelques souvenirs de prestos schumanniens, avec un motif de secondes funèbres. Enjouée ou sarcastique, la sonate inspire de multiples interprétations. Un critique a suggéré, après la création, qu’elle pourrait être un portrait de son interprète ; ne se rappellerait-elle pas plutôt, en compagnie de Chostakovitch, les circonstances qui ont permis à Britten de rencontrer Rostropovitch ?

– F.-G. T.