Notes de programme

YUJA WANG

Dim. 16 avr. 2023

Retour au concert du dimanche 16 avril 2023

Programme détaillé

Magnus Lindberg (né en 1958)
Concerto pour piano n° 3 

I. [Blanche = 56]
II. [Blanche = 56]
III. [Noire = 112]

[32 min]

--- Entracte ---

Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893)
Symphonie n° 6, en si mineur, op. 74, «Pathétique»

I. Adagio – Allegro non troppo
II. Allegro con grazia
III. Allegro molto vivace
IV. Finale : Adagio lamentoso

[50 min]

Interprètes

Orchestre de Paris
Klaus Mäkelä 
direction
Yuja Wang piano

Lindberg, Concerto pour piano n° 3

Commande : National Centre for The Performing Arts de Chine (Pékin), San Francisco Symphony, Toronto Symphony Orchestra, Philharmonie de Paris – Orchestre de Paris, NDR Elbphilharmonie Orchester et New York Philharmonic.
Composition : 2022.
Création : San Francisco, Louise M. Davies Symphony Hall, 13 octobre 2022, par Yuja Wang et le San Francisco Symphony sous la direction d’Esa-Pekka Salonen.
Dédicace : à Yuja Wang.

«Tous mes concertos ont été écrits à l’intention d’un soliste (ou de solistes) précis – je connais donc leur personnalité. C’est une source d’inspiration inépuisable.»
(Magnus Lindberg)

Quand Magnus Lindberg rencontre Yuja Wang en 2019, lors d’un concert à Hambourg, il lui fait part de son désir d’écrire un troisième concerto pour piano. Le projet se concrétise en 2022, avec une œuvre taillée sur mesure pour la pianiste chinoise : la partie de soliste est d’une extrême virtuosité, présente presque en permanence et dotée de cadences dans les deux premiers mouvements.

Pianiste lui-même et passionné par cet instrument, Lindberg envie les compositeurs du XXe siècle qui ont pu lui consacrer une abondante littérature, comme Bartók et Prokofiev. Il a justement pris comme point de départ le Troisième Concerto pour piano de Bartók, non pour lui emprunter du matériau, mais comme modèle général dont on perçoit çà et là quelques réminiscences. Toutefois, son projet a pris une ampleur qu’il n’avait pas envisagée initialement, de sorte qu’il s’approche davantage du Troisième Concerto pour piano de Rachmaninov. En dépit de ces références (certaines harmonies rappellent également Ravel), Lindberg ne cherche ni à revendiquer une filiation, ni à renouveler le genre du concerto : avec l’expérience acquise au fil des ans, il déclare écrire seulement la musique qu’il veut écrire. 

La partition semble respecter la traditionnelle forme en trois mouvements vif-lent-vif. Mais ce découpage ne doit pas abuser : les très nombreux changements de tempo estompent le contraste entre les mouvements (ainsi, le volet central comporte de fréquents passages rapides), de surcroît fondés sur les mêmes éléments. Si l’on retrouve des gestes classiques dans la dialectique concertante (le dialogue entre le soliste et l’orchestre), le concerto s’en émancipe également, puisqu’ici, le piano injecte du matériau dans les parties orchestrales et réciproquement. Ce matériau comprend huit «personnages» ayant chacun son harmonie et sa vitesse (ce qui explique la grande mobilité du tempo). On entend parfois les notes si bémol-la-do-si, associées aux notes B-A-C-H dans le solfège allemand. Le cantor de Leipzig serait-il l’un des héros de l’histoire ? Lindberg a calqué l’utilisation de ces éléments sur la technique romanesque de William Faulkner : plusieurs histoires se déroulent simultanément, la musique passant de l’une à l’autre. Quand on reprend le fil d’une narration qui avait été interrompue, l’histoire apparaît sous un nouvel éclairage, né de la mise en tension de récits que l’on croyait indépendants.

– Hélène Cao

«J’aime que la musique possède une dimension dramatique, une trajectoire, avec de forts contrastes, des changements rapides et des conflits violents.»
(Magnus Lindberg)

Magnus Lindberg

Né à Helsinki, Magnus Lindberg est l’élève de Risto Väisänen, Einojuhani Rautavaara, Paavo Heininen et Osmo Lindeman à l’Académie Sibelius d’Helsinki, où il obtient son diplôme de composition en 1981. Afin de promouvoir et de diffuser la musique contemporaine en Finlande, il participe à la fondation de l’association Korvat auki («Ouvrir les oreilles») dès 1977, puis de l’ensemble Toimii («Ça marche !») en 1980. Estimant qu’un jeune compositeur doit s’imprégner d’un maximum d’esthétiques et diversifier ses sources d’inspiration, il poursuit sa formation auprès de Brian Ferneyhough et d’Helmut Lachenmann à Darmstadt, de Franco Donatoni à Sienne, de Vinko Globokar et de Gérard Grisey à Paris. Jusqu’au début des années 1990, sa musique combine diverses influences : l’écriture orchestrale de Sibelius, le jazz, la musique punk, le minimalisme américain, le gamelan indonésien, le sérialisme de Milton Babbitt, l’école spectrale, l’électronique (qu’il a travaillée à Stockholm et à l’Ircam à Paris), l’œuvre de Stockhausen et Bernd Alois Zimmermann. «Obsédé par le son» dans les années 1980, selon ses propres termes, il se préoccupe ensuite davantage du temps et du rythme, puis de l’harmonie au moment de la composition de Kinetics, Marea et Joy (1988-1990). À partir des années 2000, il évolue vers une musique plus consonante, transparente et lyrique (voir par exemple son Concerto pour clarinette de 2002), tout en conservant l’énergie caractéristique de son style. Il avoue une prédilection pour l’orchestre symphonique, auquel il a destiné la majorité de ses œuvres. C’est d’ailleurs une œuvre orchestrale, Kraft, qui a lancé sa carrière internationale en 1985. Depuis quelques années, il s’intéresse toutefois à la voix, comme en témoignent  pour soprano et orchestre (2014), Graffiti (2009) et Triumph to Exist (2018), deux œuvres pour chœur et orchestre.

– H. C.

Textes reproduits avec l’aimable autorisation d’Hélène Cao et de l’Orchestre de Paris.

Tchaïkovski, Symphonie n° 6, «Pathétique»

Composition : printemps-été 1893, achevée le 19 août 1893.
Création : Saint-Pétersbourg, 16 octobre 1893, sous la direction de l’auteur.
Dédicace : à Vladimir Davydov.

De toutes les symphonies post-beethovéniennes, la Symphonie «pathétique» de Tchaïkovski est l’une des plus jouées et des plus enregistrées, tant dans son pays que dans le monde entier. Outre son intensité émotionnelle, la part d’énigme qui entoure son message, ainsi que les circonstances de la disparition du compositeur neuf jours après sa création, a contribué à la rendre emblématique. 

Le 11 février 1893, Tchaïkovski écrit à son neveu Vladimir Davydov («Bob») : «Au cours de mes voyages j’ai eu l’idée d’une nouvelle symphonie, une symphonie à programme cette fois-ci, mais dont le programme restera secret pour tout le monde. Qu’on le devine. Ce programme est profondément empreint de sentiments subjectifs, et maintes fois au cours de mes pérégrinations, en le composant, j’ai beaucoup pleuré. Par sa forme cette symphonie comportera beaucoup de choses nouvelles, entre autres le finale, qui ne sera pas un bruyant allegro mais un long adagio

Tchaïkovski dirige lui-même la création de l’œuvre. Il était un médiocre chef d’orchestre, ce qui peut expliquer que l’accueil, tant du public que de la presse, ait été réservé, ainsi qu’il en fait part à son éditeur Jurgenson : «Il se passe quelque chose d’étrange avec cette symphonie. Ce n’est pas qu’elle ait déplu, mais elle a provoqué une certaine perplexité. Quant à moi, j’en suis plus fier que de n’importe laquelle de mes autres œuvres.» Neuf jours plus tard, le compositeur mourait dans des circonstances qui n’ont jamais été définitivement élucidées, entre la version traditionnelle de la mort par le choléra, et celle, probable mais non démontrée, d’un suicide consécutif à un scandale de sa vie privée – liaison avec un jeune homme de la haute aristocratie…

Dans ses trois dernières symphonies (Quatrième, Cinquième, Sixième), Tchaïkovski met en scène son univers intérieur, dominé par l’angoisse existentielle, le pressentiment constant du pire, les rétrospectives sur des moments de bonheur fugitif… Hanté toute sa vie par ce qu’il appelait le fatum, dont les fanfares implacables avaient retenti, quinze ans auparavant, dans sa Quatrième Symphonie, c’est à lui que Tchaïkovski a donné, sous une autre forme, le dernier mot dans la Pathétique, dont la conclusion est le solde de tout compte avec l’existence.

«Qu’il repose avec les saints»

Le premier mouvement débute par une introduction lente, avec un thème au basson dans le grave, qui devient ensuite le premier thème de l’Allegro, haletant, angoissé, montant vers une culmination cuivrée. Le second thème est une mélodie lyrique, profondément émouvante. Un choc violent annonce la partie développement où passe une citation d’un chant traditionnel du requiem orthodoxe, Qu’il repose avec les saints – levant partiellement le voile sur la teneur de la symphonie… La tension monte jusqu’au moment crucial, avec des sonneries de trombones comparables à la voix d’un oracle dans une tragédie antique. Le retour du second thème amorce le long épisode conclusif.

Le second mouvement est une valse, mais avec un rythme à cinq temps dont Tchaïkovski atténue habilement l’asymétrie. Il est de forme ABA ; à la grâce de la première partie, l’épisode central oppose une charge d’affliction qui se profile à travers un motif descendant.

Le scherzo qui suit lance le fourmillement d’une tarentelle d’où émerge un rythme de marche, destiné à envahir progressivement tout l’espace orchestral. «Une marche d’allure triomphale» selon le compositeur, mais qui n’a pas précisé si ce triomphe est celui d’une force positive ou destructrice. L’effet de puissance inéluctable qui finit par s’en dégager donne à penser qu’il s’agit bien là d’une nouvelle variante du fatum, venue à point pour justifier la teneur du finale. Cet Adagio lamentoso débute par un véritable cri de douleur aux cordes, sur une variante de la partie centrale du deuxième mouvement, puis se poursuit dans une résignation mêlée de réminiscences de plus en plus poignantes. Le sort est scellé avec un coup de gong et un choral aux cuivres graves, après lequel la coda est une descente dans les ténèbres, sur fond d’un ostinato rythmique aux contrebasses qui laisse percevoir les ultimes pulsations puis l’arrêt d’un cœur. Tchaïkovski a refermé sur lui-même la dalle de son sépulcre.

– André Lischke

Le podcast de L’AO