Programme détaillé
Verklärte Nacht, op. 4
[La Nuit transfigurée]
D’après un poème de Richard Dehmel (1863-1920)
I. Sehr langsam [Très lent]
II. Etwas bewegter [Un peu plus animé]
III. Schwer betont [Lourdement martelé]
IV. Sehr breit und langsam [Très large et lent]
V. Sehr ruhig [Très calme]
[30 min]
--- Entracte ---
Lyrische Symphonie, pour soprano, baryton et orchestre, op. 18
[Symphonie lyrique]
Poèmes de Rabindranath Tagore (1861-1941)
I. «Ich bin friedlos» [Je suis privé de paix] : Langsam, mit ernst-leidenschaftlichem Ausdruck [Lent, avec une expression grave et douloureuse]
II. «Mutter, der junge Prinz muß an unsrer Türe vorbeikommen» [Mère, le jeune prince doit passer devant notre porte] : Lebhaft [Vif]
III. «Du bist die Abendwolke» [Tu es le nuage du soir] : Von hier ab plötzlich breiter und nach und nach immer ruhiger langsamer [À partir d’ici soudain plus large, et peu à peu de plus en plus calme et lent]
IV. «Sprich zu mir, mein Geliebter» [Parle-moi, mon bien-aimé] : Langsam [Lent]
V. «Befrei’ mich von den Banden deiner Süße» [Libère-moi des liens de ta douceur] : Feurig und kraftvoll [Avec feu et vigueur]
VI. «Vollende denn das letzte Lied» [Achève donc le dernier chant] : Sehr mäßige Viertel [Noire très mesurée]
VII. «Friede, mein Herz, laß die Zeit für das Scheiden süß sein» [Paix, mon cœur, fait que le temps de la séparation soit doux] : Molto adagio, äußerst langsam und seelenvoll [Extrêmement lent et plein d’âme]
[50 min]
Distribution
Orchestre national de Lyon
Simone Young direction
Maria Bengtsson soprano
Bo Skovhus baryton
Introduction
Arnold aimait Mathilde, la sœur de son professeur Alexander, et l’épousa. Alexander aimait Alma, elle lui préféra son ami et mentor Gustav ; il en conçut un immense chagrin. Derrière ces amours, contrariées ou non, se cache non pas un feuilleton bon marché mais la plus incroyable floraison de talents qu’ait connue la Vienne musicale depuis celle de Haydn, Mozart et Beethoven. L’amour de Schönberg pour Mathilde Zemlinsky fait naître cette Nuit transfigurée pour sextuor (1899), puis pour orchestre à cordes (1917) d’un romantisme encore brûlant. Schönberg s’y inspire d’un poème de Richard Dehmel traitant de la rédemption par l’amour, dans une scène au clair de lune. L’œuvre naît deux décennies avant la révolution du dodécaphonisme. Cette révolution, Zemlinsky la soutint ardemment ; mais dans ses propres œuvres il resta fidèle au postromantisme de Mahler. Dans sa Symphonie lyrique (1922-1923), hymne d’amour à celle qui deviendra sa deuxième épouse, Louise Sachsel, il se réfère ouvertement au Chant de la terre de son aîné ; la durée et l’effectif sont aussi énormes, et l’inspiration est pareillement orientale (en l’occurrence, des poèmes de Tagore).
Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon
Schönberg, La Nuit transfigurée
Version pour sextuor à cordes
Composition : septembre-décembre 1899.
Création : Vienne, Tonkünstler-Verein, 18 mars 1903, par le Quatuor Rosé et deux membres de l’Orchestre philharmonique de Vienne.
Version pour orchestre à cordes
Arrangement : 1916.
Création : Prague, 26 novembre 1916, sous la direction d’Alexander von Zemlinsky.
Publication : 1917.
Révision : 1943.
«Hier soir j’ai entendu votre Nuit transfigurée, et je penserais pécher par omission si je manquais de vous dire un mot de remerciement pour votre magnifique sextuor. J’avais l’intention de suivre les thèmes de mon texte dans votre composition ; mais cette idée m’a vite quitté, tellement j’étais captivé par la musique.»
Dans cette lettre du 12 décembre 1912, le poète Richard Dehmel témoignait sa gratitude à Arnold Schönberg, qui avait illustré treize ans plus tôt l’un de ses poèmes. Schönberg composa son opus 4 en septembre 1899 à Semmering, près de Payerbach. Il séjournait dans cette station de Styrie avec Alexander von Zemlinsky, son aîné de trois ans, qui lui donnait quelques leçons de composition. La sœur de Zemlinsky, Mathilde, se trouvait également sur place et Schönberg s’en éprit rapidement. Sous l’emprise de cette passion naissante, il coucha en trois semaines les grandes lignes de la partition. La version définitive du manuscrit est datée du 1er décembre 1899.
La source d’inspiration de ce qui était, dans sa forme première, un sextuor à cordes est un poème issu du recueil de Richard Dehmel La Femme et le Monde [Weib und Welt], publié en 1896. Avant la Première Guerre mondiale, ce poète jouissait d’un certain prestige pour ses œuvres mêlant l’érotisme et le mysticisme aux conceptions artistiques les plus modernes. Dialogue de deux amants au clair de lune, La Nuit transfigurée reprend le thème, largement illustré dans les opéras de Richard Wagner, de la rédemption par l’amour. La femme avoue à son bien-aimé attendre un enfant, conçu avec un inconnu avant leur rencontre ; l’homme la rassure : son amour est suffisamment grand pour qu’il fasse sien cet enfant. Dans ce poème, Dehmel fait peut-être allusion à sa propre liaison avec Ida Coblenz, qu’il épousa et dont il éleva le fils, né de son premier mariage avec le consul Leopold Auerbach.
La partition suit une structure complexe en cinq sections enchaînées, dont chacune illustre une strophe du poème. On décèle une alternance entre les hymnes à la nature, correspondant aux strophes impaires du poème (la promenade des deux amants au clair de lune), et les deux épisodes au discours direct que forment les strophes paires : la deuxième (l’aveu de la femme) et la quatrième (la réponse de l’homme).
Le choix de cette forme curieuse – un sextuor à cordes «à programme» – correspondait parfaitement aux préoccupations de Schönberg dans sa première période créatrice, où il s’attacha souvent à brouiller les pistes des genres musicaux. Il réconciliait par ailleurs deux conceptions contradictoires : celle de Wagner, qui subordonne la logique musicale à des éléments littéraires, et celle de Brahms, dont on fit par opposition le champion de la musique pure. Par chance, la carrière de Schönberg prit son essor alors que ce débat s’était émoussé ; La Nuit transfigurée prouve, tout comme Pelléas, que le compositeur viennois n’eut jamais à trancher entre deux maîtres qu’il vénérait avec une égale ardeur. Beaucoup plus tard, en 1950, Schönberg prendrait d’ailleurs soin de préciser que son sextuor «n’illustre ni action, ni drame, et se borne à peindre et à exprimer des sentiments humains. En vertu de cela, il semble qu’[il] puisse être apprécié en tant que musique pure».
La Nuit transfigurée fut créée à Vienne le 18 mars 1902 par le Quatuor Rosé et des musiciens de l’Orchestre philharmonique de Vienne. Dès 1916, Schönberg en prépara pour l’éditeur viennois Universal Edition une version pour orchestre à cordes, où il avait ajouté une partie de contrebasse et apporté de menus changements. Cette transcription fut présentée par Zemlinsky à Prague, en novembre 1916. Fin 1939, lorsque l’éditeur américain Edwin F. Kalmus demanda à Schönberg l’autorisation de publier une nouvelle édition de La Nuit transfigurée, le compositeur accepta à la condition qu’il s’agisse d’une révision de la version pour orchestre à cordes. Il apporta de nombreux changements dans les nuances, les coups d’archet, les articulations, mais également dans les indications de tempo. C’est finalement Associated Music Publishers, à New York, qui publia cette révision en 1943. Dans une lettre du 22 décembre 1942, Schönberg liste les principales modifications par rapport à l’édition de 1917 : «Cette nouvelle version [...] va améliorer l’équilibre entre les premiers et les seconds violons d’une part, les altos et les violoncelles de l’autre, et rétablira par là même l’équilibre du sextuor d’origine, avec ses six instruments équivalents.»
– Claire Delamarche
Zemlinsky, Symphonie lyrique
Poèmes : Rabindranath Tagore, tirés du recueil Der Gärtner [Le Jardinier], 85 poèmes adaptés en allemand en 1914 par Hans Effenberger d’après l’adaptation anglaise de l’auteur (The Gardener).
Composition : 1922-1923.
Création : Prague, Nouveau Théâtre allemand, 4 juin 1924, par Tilly de Garmo (soprano) et Joseph Schwarz (baryton) sous la direction du compositeur.
Au début de sa carrière, Zemlinsky compose un grand nombre de lieder, la poésie l’aidant à forger son identité artistique. Par la suite, il s’éloigne quelque peu de cet univers : après quatre lieder sur des vers de Baudelaire et Hofmannsthal en 1916, il faut attendre la Lyrische Symphonie [Symphonie lyrique], en 1922, pour qu’il renoue avec le genre. Ce sont en fait des considérations émotionnelles qui motivent cette œuvre à la croisée du cycle de lieder et de la symphonie.
Avec sa Symphonie lyrique, Zemlinsky trouve un exutoire à sa passion pour la jeune Louise Sachsel (1900-1992), qui deviendra sa seconde épouse après la mort de sa femme Ida en 1929. Pour traduire cette tension intérieure et la sensation de s’aventurer en des terres inconnues, il choisit une poésie issue de contrées lointaines, celle de Rabindranath Tagore (1861-1941). Si de nombreux musiciens du début du XXe siècle partagent son attirance pour l’écrivain indien (Durey, Milhaud, Szymanowski, Janacek, Bridge, Eisler, etc.), Zemlinsky, lui, met en musique ces textes parce qu’ils entrent en résonance avec son état psychique.
Les deux personnages de la Symphonie lyrique, un homme et une femme, expriment leur désir et leur aspiration à un idéal. «Ich hab’ dich gefangen und dich eingesponnen, Geliebte, in das Netz meiner Musik. Du bist mein Eigen, mein Eigen, du, die in meiner unsterblichen Traümen wohnt» [«Je t’ai saisie et enveloppée dans le filet de ma musique, mon amour. Tu es mienne, mienne, toi qui habites mes rêves immortels»] : Alban Berg citera ce passage du troisième mouvement dans sa propre Suite lyrique pour quatuor à cordes (1926), dédiée à Zemlinsky. Celui-ci a sans doute programmé sciemment la création de sa partition le 4 juin, jour de l’anniversaire de Louise. Mais, encore marié à cette époque, il a le sentiment d’éprouver un amour interdit. Dans le dernier mouvement de la Symphonie lyrique, l’homme prend conscience – comme dans Tristan et Isolde de Wagner – que l’accomplissement passe par le renoncement.
L’année où Tagore reçoit le prix Nobel (1913) coïncide avec la parution de The Gardener (qu’il a lui-même adapté du bengali), traduit en allemand par Hans Effenberger en 1914. Lors de sa tournée de lectures et de conférences en Europe, en 1921, l’écrivain passe à Prague, où Zemlinsky vit depuis 1911. Au moment de cette visite, le compositeur est occupé par les représentations du Siegfried de Wagner. On ignore s’il a rencontré le poète. Les deux hommes seront en contact à Prague en 1926. Mais à cette date, la Lyrische Symphonie est déjà achevée.
Zemlinsky agence les poèmes nos 5, 7, 30, 29, 48, 51 et 61 de The Gardener de façon à constituer un dialogue entre un homme et une femme. Sur sa partition, il indique que son œuvre comprend sept «Gesänge» («Chants», terme souvent utilisé pour désigner des lieder) : en dépit de leur durée conséquente, les mouvements les plus développés (I, IV et VII) peuvent encore se rattacher à l’univers du lied. Mais dans un article publié en 1924, Zemlinsky assimile les deuxième et troisième numéros au scherzo et à l’adagio d’une symphonie. Si Das Lied von der Erde [Le Chant de la terre] de Gustav Mahler lui a servi de référence, la Symphonie lyrique ne contient pas d’interludes orchestraux aussi longs, ni de mouvement aussi dilaté que ceux du soi-disant «modèle» («Der Abschied» [«L’Adieu»], le dernier mouvement de Mahler, dure une demi-heure). En revanche, ses épisodes s’enchaînent en un flux continu inédit, la conception cyclique allant de pair avec le subtil maillage des leitmotive.
De l’effectif orchestral particulièrement fourni (vents par trois ou quatre, une harpe, un célesta, un harmonium, une percussion assez importante), Zemlinsky tire des couleurs luxuriantes, des textures parfois opulentes qui enveloppent les amples courbes vocales où abondent les grands intervalles et les lignes brisées. Il introduit quelques touches de couleur «orientale», par exemple avec des inflexions modales (premier et sixième mouvements), ou le mélisme de la clarinette avant l’entrée de la voix dans le sixième mouvement. Les sonorités exotiques restent rares, toutefois. C’est au moyen d’un langage plus romantique que celui de ses œuvres immédiatement antérieures que Zemlinsky nuance les états émotionnels du couple, de l’exaltation à la douce mélancolie qui accompagne la sublimation de l’amour.
Dans l’opus 27 de 1937 (ses ultimes lieder), il met de nouveau en musique des poètes indiens, mais beaucoup plus anciens, puisqu’il choisit des textes de Kâlidâsa et Amaru (ayant vécu respectivement vers les IVe-Ve siècles et entre les VIIe et IXe siècles) pour la moitié des mélodies. En septembre 1938, il quitte l’Autriche pour s’exiler aux États-Unis. Une situation qui donne à la Symphonie lyrique une valeur prémonitoire, puisque le baryton chante, dans son premier mouvement : «Ich bin ein Fremder im fremden Land» [«Je suis un étranger dans un pays étranger»].
– Hélène Cao
En savoir plus
Zemlinsky a souvent mis en musique des poètes non germanophones. Les principaux cycles et recueils inspirés par des écrivains étrangers sont les suivants :
. Walzer-Gesänge nach toskanischen Volksliedern von Ferdinand Gregorovius, op. 6, sur des poèmes anonymes toscans traduits par Ferdinand Gregorovius (1898).
. Sechs Gesänge nach Gedichten von Maurice Maeterlinck, op. 13, sur des poèmes de Maurice Maeterlinck traduits par Friedrich von Oppeln-Bronikowski (1910-13).
. Lyrische Symphonie, op. 18, sur des poèmes de Rabindranath Tagore traduits par Hans Effenberger (1922-1923).
. Symphonische Gesänge, op. 20, sur des poèmes de Langston Hughes, Jean Toomer, Countee Cullen et Frank Horne traduits par Josef Luitpold, Hermann Kesser, Anna Nußbaum et Anna Siemsen (1929).
. Zwölf Lieder op. 27, comprenant des poèmes de Kâlidâsa, Amaru, Langston Hughes et Claude McKay traduits par Hans Bethge, Anna Siemsen, Anna Nußbaum et Josef Luitpold (1937).
– H. C.