Notes de programme

Berlioz / Dessner

Sam. 15 oct. 2022

Retour au concert du samedi 15 octobre 2022

Programme détaillé

Bryce Dessner  (né en 1976)
St. Carolyn by the Sea

[15 min]

Concerto pour deux pianos

I. First movement
II. Second movement
III. Third movement

[23 min]

--- Entracte ---

Hector Berlioz (1803-1869)
Symphonie fantastique, op. 14

(Épisode de la vie d’un artiste)    
I.  «Rêveries, Passions» : Largo, Allegro agitato ed appassionato assai
II. «Un bal» : Valse, Allegro non troppo
III. «Scène aux champs» : Adagio
IV. «Marche au supplice» : Allegretto non troppo
V. «Songe d’une nuit de sabbat» : Larghetto, Allegro, Ronde du Sabbat

[50 min]

Distribution

Orchestre national de Lyon
Lawrence Renes 
direction
Katia et Marielle Labèque piano
Bryce Dessner guitare
David Chalmin guitare

Dessner, St. Carolyn by the Sea

Composition : 2011.
Création : 22 octobre 2011 au SONiC Festival (Winter Garden, New York), par Bryce et Aaron Dessner (guitares) et l’American Composers Orchestra dirigés par George Manahan.
Commande : American Composers Orchestra avec le soutien de LVMH Moët Hennessy Louis Vuitton, Muziekgebouw Frits Philips Eindhoven et le Holland Festival.

Musicien américain présent sur les scènes internationales depuis une vingtaine d’années, Bryce Dessner ne cesse de confirmer au public ses qualités de guitariste et de compositeur. Son style musical singulier s’inspire notamment des compositeurs américains de musique minimaliste comme Philip Glass, Steve Reich, La Monte Young, mais aussi d’autres esthétiques plus difficiles à caractériser comme celles de Glenn Branca, Morton Feldman, ou encore des compositeurs européens plus reconnus comme Béla Bartók ou Benjamin Britten.

Bryce Dessner commence sa formation musicale par la musique classique et l’apprentissage de la flûte traversière, avant de se consacrer rapidement à un tout autre univers, lorsqu’il créé en 1999, avec son frère jumeau Aaron, le groupe de rock indépendant The National (groupe encore actif aujourd’hui).

Pour lui, l’influence par les musiques actuelles dans ses compositions est évidente : «Pour n’importe quel musicien classique né après 1960, la musique qui les entoure est la musique actuelle.» Il ajoute : «Vous trouvez [les associations entre musiques actuelles et savantes] dans de nombreux cas : des musiciens rock finissent par aller vers le classique, ou des compositeurs très académiques écrivent des paroles pour Bob Dylan. Vous trouvez toutes sortes de cas de ce genre. Quelqu’un comme moi ou Jonny Greenwood, nous faisons partie d’une nouvelle génération de compositeurs où notre éducation, notre passé, nos intérêts sont si divers que vous ne pouvez plus dire “oh, c’est le mec du groupe de rock qui écrit de la musique classique”. Vous devez dire le contraire : Jonny Greenwood était un violoniste classique qui est devenu le guitariste de Radiohead. Mais la musique qui l’intéresse est toujours Penderecki et Ligeti.»

La pièce St. Carolyn by the Sea est composée pour un orchestre symphonique et deux guitares électriques, un effectif original qui permet aussi au compositeur de s’engager dans l’interprétation. Ce n’est pas pour autant que les guitares incarnent des rôles de soliste mais, bien au contraire, elles font partie intégrante de l’orchestre, où les timbres et textures s’équilibrent. Les couleurs singulières de l’orchestre de Dessner incarnent parfaitement le style du compositeur américain, inspiré dans le cas de St. Carolyn by the Sea du style drone music*. 

L’orchestration représente une singularité majeure de St. Carolyn by the Sea. Chacun des instruments joue un rôle de soliste avec la présence de motifs courts et nombreux, tout cela pour former un tout homogène et organique. Marqué par les timbres des instruments à vent (flûtes, clarinettes, basson, cors, trompettes et trombones, le hautbois étant absent), l’orchestre s’imprègne aussi pleinement des couleurs des cordes frottées, des deux guitares électriques envoûtantes et d’une sélection minutieuse de percussions. C’est par ce travail microscopique que la texture singulière de St. Carolyn by the Sea existe.

Du côté de la narration, Dessner s’inspire du roman Big Sur de Jack Kerouac, l’auteur phare de la Beat Generation. Le paysage sonore de St. Carolyn by the Sea évoque avec délicatesse les hallucinations surréalistes du roman. La pièce est formée d’un grand souffle orchestral, sans aucun silence, qui dévoile un récit riche et clair. Dès les premières mesures, un univers délicat est maintenu par les longues notes aiguës des violons, puis des atmosphères menaçantes se dessinent rapidement. Ces strophes s’enchaînent de façon dynamique, où les influences du compositeur aux musiques actuelles se font sentir. Le final, triomphant et presque brutal, conclut l’œuvre avec bravoure.

– Irène Hontang

Pour consulter la partition et la note d’intention du compositeur : 

St. Carolyn by the Sea | Bryce Dessner – Wise Music Classical

* Drone music

La drone music est un style musical né après la Seconde Guerre mondiale. En anglais, drone équivaut à «bourdon», procédé musical de note tenue dans le grave, comme sur une cornemuse, qui est l’élément central des œuvres de ce genre. La plupart du temps continu, ce bourdon subit des variations très lentes au fil des morceaux. La drone music est ainsi souvent considérée comme un courant de la musique minimaliste, mais étonnamment aussi comme une part du courant maximaliste, qui ne laisse aucune place au silence. L’Américain La Monte Young est l’un des musiciens emblématiques de ce style.

Dessner, Concerto pour deux pianos

Composition : 2017.
Création : 13 avril 2018 au Royal Festival Hall (Londres), par Katia et Marielle Labèque et le London Symphony Orchestra, dirigés par John Storgårds.
Dédicace : à Katia et Marielle Labèque.
Commande : London Symphonic Orchestra, Borusan Culture Arts Centre, Dresdner Philharmonie, Orquesta Nacionales de Espanã et Orchestre de Paris.

Composé pour Katia et Marielle Labèque, le Concerto pour deux pianos de Bryce Dessner tente de traduire les personnalités hautes en couleurs des deux pianistes virtuoses. C’est en 2015, après la création de Quilting du même compositeur et du Concerto pour deux pianos de Philip Glass par l’orchestre Los Angeles Philharmonic, que le duo Labèque se lie d’amitié avec Dessner. De cette rencontre déterminante naît l’espoir de nouvelles collaborations, qui se concrétise notamment par la création du Concerto pour deux pianos deux ans plus tard. 

Formation originale et connue notamment grâce au chef-d’œuvre de Francis Poulenc (1932), cet effectif a notamment inspiré Felix Mendelssohn (1822 et 1824), Igor Stravinsky (1935), Luciano Berio (1972-1973) et plus récemment Philip Glass (2015). Bryce Dessner s’attelle à ce genre peu commun mais déjà doté d’un large répertoire, dont les sœurs Labèque sont des interprètes renommées.

Empreinte d’une grande liberté dans le discours musical, la structure générale de l’œuvre est pourtant traditionnelle, en trois mouvements : le premier au tempo modéré, le deuxième au tempo légèrement plus lent et le finale deux fois plus rapide. 

Les premières notes du premier mouvement surprennent par leur énergie débordante. Les deux pianos, dans des nuances fortissimo, font alterner arpèges et mouvements virtuoses, ponctués par les différents pupitres de l’orchestre. Cette atmosphère s'allège rapidement pour faire découvrir le second univers de ce mouvement, pétillant et caractérisé par de courts motifs aériens. Ce balancement entre les deux mondes sonores rappelle à la fois les couleurs des œuvres orchestrales d’Olivier Messiaen, et les harmonies du Concerto pour piano du Britannique Thomas Adès. 

Plus influencé par les esthétiques musicales américaines, le deuxième mouvement débute par la répétition immuable d’une même note, un do # qui est parfois mobile tout au long de la section. Les harmonies sont de plus en plus riches, et une impression de flottaison prend le dessus, pendant que les pianos déroulent leurs accords tintinnabulants. Une progression dynamique finit ce mouvement central, qui se poursuit directement par l’ultime section, sans pause ni transition. Les instruments graves de l’orchestre y sont plus présents et les deux solistes se détachent de plus en plus. La douceur disparaît, une tension permanente et angoissante prend le relais. Dans la cadence finale, clou du spectacle, Dessner dévoile les timbres des deux pianos à nu.

Quatre mesures, avec un accord par mesure, se répètent. Cet enchaînement d’accords souple et délicat construit toute la conclusion. Mode de composition caractéristique de la chanson, ce rappel à la carrière du compositeur avec le groupe The National ne passe pas inaperçu ici. Enfin, une cadence furieuse à l’orchestre complet, typique des œuvres orchestrales du compositeur américain, conclut cette œuvre colorée.
    
Véritables leaders de l’orchestre, les deux pianos ne sont finalement que rarement des solistes comme le veut la tradition du concerto. Ils sont omniprésents – l’un des deux pianos est systématiquement en train de jouer – et en permanence intégrés à l’orchestre. C’est un véritable défi d’endurance que relèvent ici Katia et Marielle Labèque.

– I. H.

Pour consulter la partition et la note d’intention du compositeur :

Concerto pour deux pianos | Bryce Dessner – Wise Music Classical

Berlioz, Symphonie fantastique

Composition : janvier-avril 1830 (révisions ultérieures jusqu’en 1845).
Création : Paris, 5 décembre 1830, salle du Conservatoire, sous la direction de François Habeneck ; joué dans sa version révisée le 9 décembre 1832, au Conservatoire, toujours sous la direction de Habeneck, en même temps qu’est créé Lélio, ou Le Retour à la vie, qui tient lieu de seconde partie à cet «Épisode de la vie d’un artiste», avec Bocage comme récitant.
Dédicace : au tsar Nicolas Ier de Russie, lors de la publication de la version définitive en 1845.

La Symphonie fantastique est intimement liée à la vie de Berlioz : son impulsion créatrice est née d’une passion amoureuse dévorante pour la belle actrice irlandaise Harriet Smithson, héroïne shakespearienne qui brillait sur la scène parisienne de l’Odéon à l’automne 1827. L’enthousiasme, allant jusqu’à un profond ébranlement nerveux, déclenché par la découverte du théâtre de Shakespeare, avait coïncidé pour Berlioz avec l’apparition de son idéal féminin. Harriet, devenue rapidement une célébrité parisienne, repoussa les déclarations épistolaires du jeune compositeur encore inconnu, le plongeant dans les affres du désespoir.

Au début de 1830, ayant surmonté de douloureuses périodes improductives, Berlioz sent mûrir en lui le projet d’une œuvre symphonique de grande envergure où, en parfait représentant de l’esprit romantique, il pourrait inscrire ses souvenirs, ses élans passionnels, ses rêves et ses cauchemars en les sublimant grâce aux sonorités inouïes d’un orchestre symphonique traité d’une manière radicalement neuve.

Avec Shakespeare, l’autre génie tutélaire de la Symphonie fantastique est Beethoven : à partir de 1828, ses symphonies furent régulièrement données aux concerts du Conservatoire, dirigés par Habeneck. La nouveauté, la puissance de cette musique enthousiasma les jeunes artistes romantiques parisiens. Ce fut pour Berlioz la révélation d’une conception formelle hardie, portée à la mesure d’un drame, dont le sens sous-jacent ou explicite confère à la musique une portée expressive plus vaste.

«Oh si je ne souffrais pas tant !... que d’idées musicales fermentent en moi… à présent que j’ai brisé le frein de la routine, je vois se dérouler un champ immense, dans lequel les règles scholastiques me défendaient d’entrer. À présent que j’ai entendu cet effrayant géant Beethoven, je sais à quel point en est l’art musical, il s’agit de le prendre à ce point-là et de le porter plus loin… pas plus loin, c’est impossible, il a atteint les bornes de l’art, mais aussi loin dans une autre route. Il y a du neuf à faire, et beaucoup, je le sens avec une énergie extrême ; et j’en ferai, sois-en sûr, si je vis.» (Lettre du 11 janvier 1830.)

D’abondantes lectures ont également nourri l’imaginaire berliozien : le Faust de Goethe, les Odes et Ballades de Victor Hugo (dont un poème s’intitule La Ronde de Sabbat) ainsi que son roman Le Dernier jour d’un condamné, les Confessions d’un mangeur d’opium de Quincey, et Chateaubriand, à qui il a sans doute emprunté l’idée du «vague des passions».

Quant aux autres influences musicales, elles sont avant tout opératiques : formé dans la vénération du grand style tragique français de Gluck et Spontini, Berlioz avait découvert avec fascination la fougue romantique germanique du Freischütz de Weber, sa liberté rythmique, ses hardiesse d’instrumentation, et son univers poétique nourri de vielles légendes fantastiques.

1830 marque pour le jeune compositeur la fin de ses études académiques, commencées seulement huit ans auparavant, puisqu’il obtiendra en juillet le grand prix de Rome après quatre tentatives infructueuses. En France, à cette période, la symphonie est un genre plus ou moins délaissé (pour faire carrière, la voie royale est l’opéra). En s’y lançant, Berlioz ne prend donc pas le chemin de la facilité. Chronologiquement, c’est la première grande symphonie composée par un compositeur de la «génération romantique», et elle ouvre des voies expressives et techniques nouvelles.

La partition

Considérant que sa symphonie est avant tout dramatique, Berlioz a fait paraître dans la presse un «programme», qui permet d’en comprendre les épisodes, innovation qui sera riche de prolongements (voir ci-dessous). Les rapports entre ce texte littéraire et les détails de la composition sont très précis ; l’imagination de l’auditeur doit pouvoir ainsi rejoindre le monde intérieur du compositeur. Cette œuvre totalement nouvelle se nourrit pourtant de nombreuses réminiscences thématiques de musiques composées antérieurement par Berlioz, ce qui ne résulte pas d’un manque d’inspiration, mais sans doute au contraire d’un attachement affectif à des souvenirs musicaux auxquels le compositeur confère une signification hautement personnelle.

Pourtant, écrit Berlioz dans l’avertissement du programme (version définitive de 1855), «on peut même à la rigueur se dispenser de distribuer le programme, en conservant seulement le titre des cinq morceaux, la symphonie (l’auteur l’espère) pouvant offrir en soi un intérêt musical indépendant de toute intention dramatique».

– Isabelle Rouard

Programme de la symphonie
(Hector Berlioz)

Un jeune musicien d’une sensibilité maladive et d’une imagination ardente, s’empoisonne avec de l’opium dans un accès de désespoir amoureux. La dose de narcotique, trop faible pour lui donner la mort, le plonge dans un lourd sommeil accompagné des plus étranges visions, pendant lequel ses sensations, ses sentiments, ses souvenirs se traduisent dans son cerveau malade en pensées et en images musicales. La femme aimée elle-même est devenue pour lui une mélodie et comme une idée fixe qu’il retrouve et qu’il entend partout.

Première partie
Rêveries, passions

Il se rappelle d’abord ce malaise de l’âme, ce vague des passions, ces mélancolies, ces joies sans sujet qu’il éprouva avant d’avoir vu celle qu’il aime ; puis l’amour volcanique qu’elle lui inspira subitement, ses délirantes angoisses, ses jalouses fureurs, ses retours de tendresse, ses consolations religieuses.

Deuxième partie
Un bal

Il retrouve l’aimée dans un bal au milieu d’une fête brillante.

Troisième partie
Scène aux champs

Un soir d’été à la campagne, il entend deux pâtres qui dialoguent un Ranz des vaches ; ce duo pastoral, le lieu de la scène, le léger bruissement des arbres doucement agités par le vent, quelques motifs d’espoir qu’il a conçus depuis peu, tout concourt à rendre à son cœur un calme inaccoutumé, à donner à ses idées une couleur plus riante ; mais elle apparaît de nouveau, son cœur se serre, de douloureux pressentiments l’agitent : si elle le trompait… L’un des pâtres reprend sa naïve mélodie, l’autre ne répond plus. Le soleil se couche… bruit éloigné du tonnerre… solitude… silence…

Quatrième partie
Marche au supplice

Il rêve qu’il a tué celle qu’il aimait, qu’il est condamné à mort, conduit au supplice. Le cortège s’avance aux sons d’une marche tantôt sombre et farouche, tantôt brillante et solennelle, dans laquelle un bruit sourd de pas graves succède sans transition aux éclats les plus bruyants. À la fin, l’idée fixe reparaît un instant comme une dernière pensée d’amour interrompue par le coup fatal.

Cinquième partie
Songe d’une nuit du Sabbat

Il se voit au Sabbat, au milieu d’une troupe affreuse d’ombres, de sorciers, de monstres de toute espèce réunis pour ses funérailles. Bruits étranges, gémissements, éclats de rire : cris lointains auxquels d’autres cris semblent répondre. La mélodie-aimée reparaît encore : mais elle a perdu son caractère de noblesse et de timidité ; ce n’est plus qu’un air de danse ignoble, trivial et grotesque : c’est elle qui vient au sabbat… Rugissements de joie à son arrivée… Elle se mêle à l’orgie diabolique… Glas funèbre, parodie burlesque du Dies iræ. Ronde du Sabbat. La ronde du Sabbat et le Dies iræ ensemble.
 

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