Notes de programme

L’EMPEREUR

Je. 1er oct. et sa. 3 oct. 2020

Programme détaillé

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Concerto pour piano n° 5, en mi bémol majeur, op. 73, «Empereur»
I. Allegro
II. Adagio un poco mosso
III. Rondo allegro
[38 min]

Brett Dean (né en 1961)
Concerto pour piano «Gneixendorf Music  A Winter’s Journey»
[Musique de Gneixendorf – Un voyage d’hiver]
Création française – commande de l’Auditorium-Orchestre national de Lyon, de l’Orchestre symphonique de la Radio suédoise, de l’Orchestre philharmonique de Dresde, de l’Orchestre philharmonique de Wrocław NFM, de l’Orchestre symphonique de Melbourne, de la BBC et du Saint Paul Chamber Orchestra
[22 min]

Orchestre national de Lyon
Brett Dean
direction
Jonathan Biss piano

Concert sans entracte.

Introduction

Dans ce concert, nous accueillons notre compositeur associé, Brett Dean. Cette venue est aussi réjouissante qu’inattendue. C’est en effet la Néo-Zélandaise Gemma New qui devait diriger les deux concerts de cette semaine. Mais les actuelles restrictions de voyage l’ont malheureusement obligée à renoncer à notre invitation. Pour notre plus grand bonheur, Brett Dean a accepté avec joie de venir diriger lui-même sa musique ; il traverse donc la Manche en provenance du Royaume-Uni, où il réside en ce moment et achève la nouvelle grande cantate qu’il écrit pour nous et devrait créée – croisons les doigts – le 20 mars prochain.

Le concerto pour piano de Brett Dean porte un titre intrigant : Gneixendorf Music – A Winter’s Journey [Musique de Gneixendorf – Un voyage d’hiver]. Il fait partie d’un projet lancé en 2015 par le pianiste américain Jonathan Biss et l’Orchestre de chambre de Saint Paul (Minnesota). En prévision de l’année Beethoven 2020, Biss a passé commande à cinq compositeurs – Timo Andres, Sally Beamish, Salvatore Sciarrino, Caroline Shaw et Brett Dean, soit comme l’écrit Biss, «cinq voix de compositeur différentes, issues de différentes parties du monde et de différentes traditions musicales», demandant à chacun une œuvre nouvelle répondant à l’un des cinq concertos de Beethoven.

Pour Biss, les concertos de Beethoven «sont des marqueurs de [son] développement au cours des décennies et présentent une remarquable diversité ; les cinq réponses seront certainement plus diverses encore et devraient constituer à la fois un apport marquant au répertoire et un témoignage de la portée presque inépuisable de Beethoven».

La situation sanitaire nous a obligés à proposer une version réduite du programme initial. Nous avons bien sûr décidé de garder côte à côte les pièces de Beethoven et Dean. La Symphonie «inachevée» de Schubert, qui aurait dû ouvrir le programme, a fait les frais de ce choix ; nous en reportons l’exécution à une date ultérieure.

Ronald Vermeulen
Délégué artistique de l’Auditorium-Orchestre national de Lyon

Beethoven, Concerto n° 5, «L’Empereur»

Ludwig van Beethoven
Concerto pour piano n° 5, en mi bémol, op. 73, « Empereur »

Composition : 1809.

Dédicace : à l’archiduc Rodolphe.

Création : Leipzig, Gewandhaus, le 28 novembre 1811, par Friedrich Schneider et l’Orchestre du Gewandhaus placé sous la direction de Johann Philipp Christian Schulz.

Première édition : Londres, 1810, Clementi.

En mai 1809, Napoléon et la Grande Armée entrent dans Vienne. L’empereur s’installe au palais de Schönbrunn et, tout au long de l’été, la capitale autrichienne résonne des coups de mortier. Beethoven supporte mal ce climat oppressant et les agressions permanentes que subit son audition, déjà vacillante. «Depuis le 4 mai, relate-t-il à son éditeur Breitkopf & Härtel le 26 juillet, je n’ai rien créé de véritablement cohérent, sinon un fragment par-ci par-là. Tous ces événements ont affecté mon corps et mon âme […] – Dieu sait comment cela va finir […] – Quelle destruction, quelle sauvagerie autour de moi,  rien que tambours canons misère humaine sous toutes leurs formes.» Les esquisses du premier mouvement du concerto portent les traces de cette ambiance de guerre, sous la forme d’annotations en marge : «Auf die Schlacht Jubelgesang – Angriff – Sieg» [Au combat, chant de louange – Assaut – Victoire].

Beethoven ne tenait déjà pas Napoléon en haute estime. Il avait été un fervent admirateur de Bonaparte, auquel il voulut dédier sa troisième symphonie, en 1803 ; mais le sacre impérial anéantit ses illusions et, de rage, il transforma sa «Grande Symphonie intitulée Bonaparte» en une «Symphonie héroïque pour célébrer la mémoire d’un grand homme». Pourtant, le hasard de l’histoire associa le Cinquième Concerto au souverain honni. On ignore comment le surnom de L’Empereur échut à la partition. Un récit apocryphe rapporte toutefois qu’un officier français, conquis par sa majesté et sa fougue, se serait écrié à la première audition : «C’est l’Empereur !» Le Cinquième Concerto fut en fait dédié, comme les trois précédents, au mécène le plus fidèle de Beethoven, l’archiduc Rodolphe.

Trois ans après le Quatrième Concerto, sombre et introspectif, le Cinquième affiche il est vrai une assurance et un éclat sans faille. La tonalité de mi bémol, qui favorise le jeu des cuivres, est fréquemment associée à un caractère héroïque ; c’est d’ailleurs celle de la Sinfonia eroica, dont L’Empereur constitue le pendant : un éloge du Premier Consul, que Beethoven imagine encore en héraut de la Liberté ; et, six ans plus tard, l’œuvre qui referme le chapitre napoléonien sur les rêves définitivement brisés.

Une ambition et une majesté impériales

Toutefois, quelles que soient les circonstances politiques de la composition, L’Empereur est d’abord – comme toujours chez Beethoven – une réflexion d’essence musicale : comment renouveler, une fois de plus, un genre auquel il a donné déjà quatre magnifiques opus ? Jusque-là, Beethoven avait composé ses concertos pour piano à son propre usage ; c’est avec le Premier que cet Allemand de naissance s’était imposé pour la première fois, en 1795, devant le public viennois. Mais désormais, la surdité lui interdit la scène ;  c’est Friedrich Schneider qui assurera la première audition, le 28 novembre 1811, à Leipzig.  En cette même année 1809 où il compose l’essentiel de L’Empereur, Beethoven prépare également l’édition des quatre premiers concertos afin que ses élèves puissent s’en emparer. Il entend couronner la série par un chef-d’œuvre plus élevé encore et, de fait, L’Empereur s’impose par son ambition et sa majesté qui, à elles seules, justifient son surnom impérial. Par sa densité, sa cohérence, ses dimensions, le concerto s’inscrit bien dans les pas de l’Eroica, première symphonie beethovénienne à offrir une réflexion aussi avancée sur la forme.

Ces qualités trouvent leur pleine expression dans le premier mouvement, vaste forme sonate bithématique, qui occupe à lui seul la moitié de la durée totale de l’œuvre.

Alors que l’héritage de Mozart et Haydn préconise de présenter les thèmes à l’orchestre avant de les confier au soliste, Beethoven choisit ici une autre voie. Déjà, dans le Quatrième Concerto, il avait ouvert le premier mouvement par une phrase lyrique du piano, avant l’exposition des thèmes par l’orchestre. Dès les esquisses de L’Empereur, il s’interroge sur une entrée en matière originale. Il opte pour trois grands accords orchestraux, dont chacun engendre une efflorescence pianistique à l’allure improvisée (où il glisse des allusions subliminales au matériau thématique à venir). Les choses reprennent ensuite leur cours «normal», avec l’exposition successive, par l’orchestre, des deux thèmes principaux : le premier, brillant et guerrier, en mi bémol majeur ; le second, plus insaisissable, chahuté par des contretemps, dans le mode mineur.

Cette exposition orchestrale est d’une longueur inusitée et, lorsque le piano reprend la parole, il semble fondu dans un ensemble plus que véritablement soliste. Aussi inventif et diversifié qu’il soit, le langage pianistique n’a rien d’une démonstration de virtuosité. Passage sans accompagnement où le soliste, avant la coda, fait montre de sa virtuosité, la cadence est traditionnellement laissée à l’imagination improvisatrice de l’interprète ; elle laisse place ici à une brève phrase entièrement écrite, dans l’esprit des efflorescences du début. Tout se passe comme si Beethoven, sachant qu’il ne jouerait jamais ce concerto, y privilégiait le caractère symphonique : proéminence de l’orchestre, richesse des éclairages harmoniques et du travail sur les thèmes (notamment dans le long développement central).

Dans l’Adagio un poco mosso, Beethoven s’élève jusqu’à des hauteurs éthérées, comme pour s’extraire du chaos ambiant. Les cordes énoncent un choral recueilli, puis soliste et orchestre fusionnent dans une série de sublimes variations. Alors que le mouvement s’évanouit dans le silence, Beethoven nous ramène sur terre avec une chute inattendue d’un demi-ton : de si, tonique du mouvement lent, à si bémol, qui se révèle être la dominante d’une nouvelle idée thématique. Soudain, ce nouveau thème éclate à pleine puissance, et dans son véritable tempo : nous voilà entrés dans le finale, où il se révèle être une robuste danse allemande. S’ensuit un vigoureux jeu d’échanges entre soliste et orchestre, dans une nouvelle forme sonate : jusqu’au bout, Beethoven impose sa maîtrise, préférant cette forme exigeante à la relative facilité d’un rondo. La coda nous réserve une dernière surprise : l’orchestre se tait soudain, et le soliste reste en tête à tête avec les timbales dans un long diminuendo, avant l’éruption finale.

Claire Delamarche

Brett Dean, Gneixendorf Music

Brett Dean
Concerto pour piano «Gneixendorf Music  A Winter’s Journey»
[Musique de Gneixendorf – Un voyage d’hiver]

Composition : 2019.

Création : Stockholm, Berwaldhallen, 13 février 2020, par Jonathan Biss (piano) et l’Orchestre symphonique de la Radio suédoise, sous la direction de David Afkham.

Création française.

Commande : Auditorium-Orchestre national de Lyon, Orchestre symphonique de la Radio suédoise, Orchestre philharmonique de Dresde, Orchestre philharmonique de Wrocław NFM, Orchestre symphonique de Melbourne, BBC et Saint Paul Chamber Orchestra.

Dédicace : à Jonathan Biss et à la mémoire de son professeur, Leon Fleisher.

En 2013, j’ai eu le grand plaisir de passer un été en Basse-Autriche en tant que compositeur en résidence du Festival de Grafenegg. Un après-midi de congé, ma femme et moi sommes allés en voiture visiter la ville voisine de Krems, sur le Danube et, en chemin, nous avons été intrigués par des panneaux de signalisation indiquant une «Beethovenhaus» [maison de Beethoven] dans le petit village de Gneixendorf. Nous avons alors découvert ce qui constitue l’un des épisodes les plus mystérieux et fascinants de la vie de Ludwig van Beethoven, épisode pourtant peu documenté.

Ayant accepté l’invitation de son frère Johann et de la femme de celui-ci, Theresia, à passer un peu de temps loin de Vienne dans leur spacieux Landhaus, dans ce paisible hameau de vignobles et de vergers, Ludwig van Beethoven arriva à Gneixendorf à la fin du mois de septembre 1826 en compagnie de son neveu Karl, qui traversait une période de troubles mentaux. Après quelques jours seulement, une vive dispute entre Ludwig et son frère conduisit le premier à quitter les lieux et à louer des chambres dans une maison voisine appartenant au riche homme d’affaires Ignaz Wissgrill. Honoré d’accueillir l’illustre compositeur, Wissgrill mit à sa disposition gratuitement une suite de trois chambres au premier étage. Ces chambres ont conservé largement leur aspect de l’époque, avec notamment de remarquables plafonds et papiers peints à la main, un tabouret de piano, une table et le plancher en bois d’origine.

Finalement, Beethoven séjourna plus de deux mois dans la maison du 19, Schlossstrasse, se promenant régulièrement et composant son dernier quatuor à cordes, op. 135, tout en terminant les révisions et les indications métronomiques de sa Neuvième Symphonie. Il rentra à Vienne le 1er décembre dans une voiture à cheval ouverte, alors qu’il gelait. Il ne se remit jamais complètement de la grave pneumonie contractée au cours de ce voyage et, affaibli, succomba à une cirrhose du foie au mois de mars suivant.

Ma pièce prend comme point de départ cette confrontation extraordinaire et inattendue avec l’histoire de la musique. Cette commande s’inscrit dans le cadre du projet à grande échelle mené par le pianiste américain Jonathan Biss, Beethoven/5, dans lequel il a commandé à cinq compositeurs différents des pièces complémentaires aux cinq concertos pour piano de Beethoven. Comme Biss l’a lui-même déclaré, «l’une des tâches centrales pour tout musicien – compositeur ou interprète – est de venir à bout de Beethoven». Je ne pourrais être plus d’accord : c’est une tâche à laquelle je me suis attelé à de nombreuses reprises et dont ont résulté plusieurs de mes œuvres : Symphonie pastorale (2001), Testament (écrit en 2002 et inspiré de son Testament de Heiligenstadt de 1802) et une étude pour piano, Hommage à Beethoven (2018). J’ai également été invité à participer à Diabelli 2020, un projet du pianiste autrichien Rudolf Buchbinder consistant en commandes à plusieurs compositeurs pour célébrer le 250e anniversaire de la naissance de Beethoven.

Mon nouveau concerto pour piano est le dernier de la série de commandes passée par Jonathan Biss ; il est donc écrit en réponse au remarquable Cinquième Concerto, «L’Empereur», op. 73. Bien qu’il s’agisse de la toute dernière œuvre de Beethoven pour instrument solo et orchestre, datant de 1809 et révisée deux ans plus tard, ce n’est pas vraiment une œuvre tardive. Cependant, en m’inspirant non seulement de cette partition majeure mais aussi du remarquable récit biographique de son séjour malheureux à Gneixendorf, j’ai tenté dans mon nouveau concerto de me glisser dans l’état d’esprit du compositeur confronté à de profonds conflits familiaux et à une santé défaillante, à l’extrême fin de sa vie.

Brett Dean, juillet 2019
Traduction Auditorium-Orchestre national de Lyon