Notes de programme

Ensemble intercontemporain

Dim. 27 mars 2022

Retour au concert du dim. 27 mars 2022

Programme détaillé

Gérard Grisey (1946-1998)
Stèle

Pour deux percussionnistes

[7 min]

Vortex Temporum

[Tourbillon de temps]
Pour piano et cinq instruments

– I 
– Interlude 
– II 
– Interlude 
– III 
– Interlude

[37 min]

--- Entracte ---

Quatre Chants pour franchir le seuil

Pour voix de soprano et quinze instruments

– Prélude
– I. La Mort de l’ange (d’après Les Heures de la nuit de Christian Gabriel/le Guez Ricord)
– Interlude
– II. La Mort de la civilisation (d’après des inscriptions sur les sarcophages égyptiens du Moyen Empire)
– Interlude
– III. La Mort de la voix (d’après la poétesse grecque antique Erinna)
– Faux interlude
– IV. La Mort de l’humanité (d’après un texte en akkadien : L’Épopée de Gilgamesh)
– Berceuse

[35 min]

Durée : 1h20 + entracte.

Dans le cadre de la B!ME – Biennale des musiques exploratoires.

Distribution

Ensemble intercontemporain
Ryan Bancroft
 direction
Sophia Burgos soprano
Gilles Durot percussions
Samuel Favre percussions
Sébastien Vichard piano

Gérard Grisey

«Rome 1973 : date totalement imprécise… Dans le jardin de la villa Médicis, Tristan Murail m’annonce que, dès son retour à Paris, il entend fonder un collectif de musiciens qui assureraient la création et la promotion de la musique de notre génération et des suivantes.»

Ainsi tout commence. Non seulement l’«Autoportrait avec L’Itinéraire» de Gérard Grisey, mais aussi l’histoire de ce collectif de musiciens bientôt cinquantenaire. Des principales figures ayant marqué ses débuts, retenons Tristan Murail, Roger Tessier, Michaël Levinas, Hugues Dufourt et, bien sûr, Gérard Grisey. Quatre ont reçu l’enseignement d’Olivier Messiaen, de sorte que le maître s’empresse, dès 1974, de soutenir le mouvement qui «représente l’avenir». Plus qu’un groupe, c’est l’émergence d’une nouvelle pensée, déployée sous autant de formes que d’auteurs, mais dont le fil conducteur demeure naturellement la musique spectrale. Son principe : prendre modèle sur les propriétés acoustiques, le timbre et la décomposition du son. En clair, remplacer les accords traditionnels ou les superpositions dodécaphoniques par une harmonie qui s’inspire des rapports entre les multiples éléments constitutifs d’un seul et même son : la fréquence fondamentale et ses harmoniques.

«Ce qui change radicalement dans la musique spectrale, explique Gérard Grisey, c’est l’attitude du compositeur face aux faisceaux de forces constituant les sons et face au temps nécessaire à leur émergence. Dès son origine, elle se caractérise par une hypnose de la lenteur et par une véritable obsession de la continuité, du seuil, du transitoire et des formes dynamiques.» La musique n’est plus faite de thèmes et de mélodies, mais repose sur l’étalement horizontal des propriétés verticales du son, en prenant compte de l’évolution temporelle de cette verticalité pour aboutir à une véritable fusion des paramètres musicaux. De la théorie donc, mais qui s’oppose au tout postsériel que prônent Pierre Boulez et ses compagnons du Domaine musical. Une théorie pleine de fraîcheur qui fait écrire à Olivier Messiaen que ce sont là des «gens qui l’amour de la musique, une sincérité, un cœur. Je crois que c’est là que tient le renouveau».

Pour Gérard Grisey, nommé professeur de composition au Conservatoire de Paris après avoir enseigné à l’université de Californie à Berkeley, tout commence néanmoins plus tôt. À Belfort, où il est né et où il s’initie à l’accordéon jusqu’à remporter de nombreux prix d’interprétation, de Paris à Toronto. L’instrument a probablement eu une influence sur le futur compositeur, à travers son répertoire et grâce à son timbre si sensible à la maîtrise du souffle. Toujours est-il que Gérard Grisey, après avoir fait ses classes au Conservatoire de Trossingen, décide de poursuivre sa formation avec Henri Dutilleux à l’École normale de musique, et avec Olivier Messiaen au Conservatoire. Pour les nouvelles technologies de l’électroacoustique, il s’en remet à Jean-Étienne Marie, participe aux séminaires de Darmstadt, étudie l’acoustique avec Émile Leip.

Après son séjour à la villa Médicis, il effectuera un stage à l’Ircam, mais pour l’heure, il participe à la fondation de L’Itinéraire et entreprend la composition d’un grand cycle : Les Espaces acoustiques. Sur dix ans s’étalent les créations de Prologue, Périodes, Partiels, Modulations, Transitoires et Épilogue. Les titres témoignent des champs d’exploration dans le spectre sonore, jusqu’à ce que la maîtrise du matériau permette au compositeur de dépasser les problématiques du langage pour se confronter à des préoccupations plus larges. Ainsi, une dizaine d’années plus tard à propos de Stèle : «Comment faire émerger le mythe de la durée, une organisation cellulaire d’un flux obéissant à d’autres lois ? Comment esquisser dans la conviction et à l’orée du silence une inscription rythmique d’abord indiscernable puis enfin martelée dans une forme archaïque ? En composant une image m’est venue ; celle d’archéologues découvrant une stèle et la dépoussiérant jusqu’à y mettre à jour une inscription funéraire

Stèle

Composition : 1995.
Dédicace : à la mémoire de Dominique Troncin.
Création : Paris, Maison de la Radio, dans le cadre du festival Présences, le 4 février 1995, par Nicolas Pignet et Thierry Miroglio.
Éditeur : Casa Ricordi.

Ça commence par un frottement. Avant même que le deuxième percussionniste ne se mette en place et que le silence ne s’impose dans la salle, le frottement d’une peau de grosse caisse appelle à tendre l’oreille. Stèle est dédié au compositeur Dominique Troncin, décédé le 29 novembre 1994 à l’âge de 33 ans. Formé au Conservatoire de Paris dans les classes d’Ivo Malec et de Tristan Murail, de Betsy Jolas, de János Kömives, de Marcel Bitsch et de Guy Reibel, le jeune musicien s’est constitué en quelques années un joli catalogue ; après avoir défendu sa musique à la tête de l’ensemble Fa, Dominique My lui a donc rendu un émouvant hommage en réunissant en son souvenir une douzaine de compositeurs. D’où, en introduction, cette Stèle sculptée pour l’occasion par Gérard Grisey. Pas d’harmonie proprement dite puisque les grosses caisses sont à hauteurs indéterminées. Mais les tailles des instruments, la diversification des modes de jeu, les points d’impact et les zones de frottement permettent de varier les couleurs. Du point de vue temporel, la continuité du frottement efface toute sensation de pulsation et de durée, tandis que les coups de grosse caisse réintroduit le rythme sur des figures simples mais changeantes. Il en résulte quelque chose qui ressemble à un rituel venu d’ailleurs, quasi obsessionnelle comme en quête de transe. Une musique douce et violente à la fois, éloquente sur la façon dont Gérard Grisey aborde la mort précoce de son ami.

Vortex Temporum

Composition : 1994-1996.
Commande : ministère de la Culture (France), Land de Bade-Wurtemberg, Radio de Cologne (WDR), Festival Musica (Strasbourg), avec le soutien de la Fondation Henry Clews et de la Fondation des Treilles.
Dédicace des mouvements : I. à Gérard Zinsstag, II. à Salvatore Sciarrino, III. à Helmut Lachenmann.
Création : Festival de Witten (Allemagne), 26 avril 1996, par l’ensemble Recherche sous la direction de Kwamé Ryan.
Éditeur : Casa Ricordi.
Effectif : piano désaccordé, flûte (aussi flûte en sol et flûte basse), clarinette (aussi clarinette en la et clarinette basse), violon, alto, violoncelle.

«D’une lenteur hivernale, elle sera l’écho inversé d’un monde stressé et pressé d’en finir.»

(Gérard Grisey, «Le temps de le prendre», Cahiers du Renard, n° 15, 1993) 

En 1993, Gérard Grisey rédige une sorte de petite chronique dans les Cahiers du Renard. Une sorte de journal, de mise en perspective autobiographique de ses interrogations d’artiste : «Trop tard ! J’ai accepté… accepté de perdre un temps précieux pour écrire quelques lignes sur le temps. […] Trop tard ! Je n’ai pas eu la sagesse de répondre : “Écoutez ma musique : elle en dit plus sur le temps que mes pauvres commentaires.”» Ce temps, pas question de le fuir, ni de prétendre le prendre de court. Plutôt l’explorer et, pour reprendre les mots de Gérard Grisey, ouvrir, étaler, grossir démesurément l’objet sonore et en extraire un processus formel, révélateur dans le temps du processus, contracté lui-même, contenu dans tout objet sonore. Le temps surgit des modèles acoustiques, des spectres, des différentiels ou des procédés de modulation en anneau. Le temps n’est plus le développement ou la prolifération d’un détail, pas plus la conduite d’un élément de son point de départ à une destination aléatoire, mais plutôt le trajet de cet élément entre deux de ses moments prédéterminés, c’est à dire la mise en évidence des phases de son passage de l’un à l’autre. «Cela permet de proposer à l’auditeur des parcours qui relient tel état caractérisé de la matière sonore à un autre (par exemple de la consonance au bruit) en passant par des zones où tout repère catalogué semble aboli.» Grossir donc, pour découvrir d’autres détails que Gérard Grisey traduit parfois en recourant aux micro-intervalles.

Ainsi Vortex temporum emprunte-t-il à Ravel une brève formule arpégée de Daphnis et Chloé. Gérard Grisey en extrait la logique structurelle du tout. Onde sinusoïdale (doubles croches), onde carrée (rythmes pointés de l’orchestre) et onde en dents de scie (solo de piano) sont autant de modèles pour le premier mouvement, «temps du rythme, de l’articulation, de la respiration humaine», et dont le troisième sera une «sorte de projection à grande échelle» par son temps dilaté : «Vortex temporum n’est peut-être que l’histoire d’un arpège dans l’espace et dans le temps, en-deçà et au-delà de notre fenêtre auditive et que ma mémoire a laissé tourbillonner au gré des mois dévolus à l’écriture de cette pièce

Quatre Chants pour franchir le seuil

Composition : 1996-1998.
Commande : BBC pour le London Sinfonietta et Ensemble intercontemporain.
Création : Londres, Queen Elizabeth Hall, 3 février 1999, par Valdine Anderson et le London Sinfonietta placé sous la direction de George Benjamin.
Éditeur : Casa Ricordi.
Effectif : soprano, flûte (aussi flûte piccolo et flûte en sol), clarinette basse (aussi clarinette), clarinette contrebasse (aussi clarinette basse), saxophone ténor (aussi saxophone soprano et saxophone alto), saxophone baryton (aussi saxophone ténor), trompette en
si bémol (aussi trompette piccolo), tuba ténor (aussi tuba basse), tuba basse, 3 percussions, harpe, violon, violoncelle, contrebasse.

Ça commence par un frottement. Dans quelle mesure le départ de Dominique Troncin a-t-il marqué Gérard Grisey au point de lui inspirer cet autre songe funèbre que sont les Quatre Chants pour franchir le seuil ? La réflexion du compositeur spectral sur le temps, sur la durée et ses limites, sur la notion de passage et sur les processus de transformation, paraissent irrésistiblement mener à cette confrontation personnelle avec la fin. «J’ai conçu les Quatre Chants pour franchir le seuil comme une méditation musicale sur la mort en quatre volets», écrit Gérard Grisey. Comme Stèle, l’œuvre commence sur le frottement d’une peau, tandis que les interludes convoquent encore l’écoute dans l’intervalle des parties principales. Ce sont des «poussières sonores inconsistantes, destinés à maintenir un niveau de tension légèrement supérieur au silence poli mais relâché qui règne dans les salles de concert entre la fin d’un mouvement et le début du suivant».

Si l’unité est assurée par un matériau commun, le deuxième mouvement reprenant sous forme de «déchets» certains éléments exposés dans «La Mort de l’Ange», chaque texte renvoie à une civilisation différente, chrétienne, égyptienne, grecque puis mésopotamienne. Le premier texte est signé par l’écrivain Christian Gabriel/le Guez Ricord, décédé à l’âge de 40 ans, et que Gérard Grisey a côtoyé durant son séjour à la villa Médicis. Dans les Quatre Chants, la voix dit autant qu’elle chante, mot à mot, syllabe par syllabe, verbe troué mais dont l’orchestre emplit les interstices. Il en résulte un effet de suffocation, aboutissant à de longues tenues libératrices. Le souffle témoigne ainsi d’un double travail sur la respiration humaine et le pouls du cœur humain, et l’œuvre s’empare d’une valeur testamentaire, synthèse et regard vers l’inconnu.

Comme l’explique le compositeur, «La mort de l’ange» est la réalisation posthume d’un vieux projet :

«J’ai connu Christian Guez-Ricord à la Villa Médicis de 1972 à 1974 et nous avons maintes fois évoqué un possible travail commun. Puis nos chemins ont divergé et mes recherches m’ont éloigné pour un temps de la musique vocale. Sa mort, survenue en 1988 au terme d’une vie tragique, me bouleversa. Plus encore ces quelques vers, comme l’apogée silencieuse d’une œuvre dense, mystique, lourde d’images judéo-chrétiennes, presque médiévale dans sa quête incessante du Graal. La mort de l’ange est en effet la plus horrible de toutes car il y faut faire le deuil de nos rêves

Dans les mouvements suivants, une plongée dans l’Antiquité égyptienne, nullement la première pour Gérard Grisey, puis une rencontre avec une «lointaine poétesse grecque du VIe siècle avant notre ère dont on ne sait presque rien, Erinna nous a laissé ces deux vers. Le vide, l’écho, la voix, l’ombre des sons et le silence sont si familiers au musicien que je suis que ces deux vers me semblaient attendre une traduction musicale». Polyphonie de temporalités musicales, discours de l’orchestre syllabes contre notes : Gérard Grisey n’use pas nécessairement, dans son rapport au texte, des principes spectraux, telle l’analyse des zones formantiques déterminant les phonèmes de la voix.

«La Mort de l’humanité» tranche alors avec ce qui précède. Le déluge, «secret des dieux», laisse place au fracas des bourrasques de vent et de pluie. La voix s’extrait de ses registres pour se faire cri, et l’ultime berceuse dessine l’aube de l’humanité sortie de la crainte de la mort. Ainsi tout commence : «Il ne s’agit pas d’endormir ; au lieu de cela, il est destiné à éveiller quelqu’un à la mort de l’humanité, enfin libérée de son cauchemar

– François-Gildas Tual
 

Pour aller plus loin :

Entretien avec Sophia Burgos à propos de l'œuvre, sur le site de l’Ensemble intercontemporain