Notes de programme

Manon

ORCHESTRE ET CHŒURS DE L’OPÉRA DE LYON

Générique détaillé

Retour au concert du dim. 12 sept. 2021

Jules Massenet (1842-1912)
Manon

Opéra-comique en cinq actes et six tableaux

Livret : Henri Meilhac et Philippe Gille
d’après le roman Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut
de l’abbé Antoine-François Prévost

Création : Paris, Opéra-Comique, 19 janvier 1884

Distribution

Orchestre de l’Opéra de Lyon
Daniele Rustioni 
direction musicale
Chœurs de l’Opéra de Lyon
Karine Locatelli 
cheffe de chœur
Hugo Peraldo assistant à la direction musicale :

Vannina Santoni soprano (Manon Lescaut)
Saimir Pirgu ténor (le Chevalier des Grieux)
Jean-Sébastien Bou baryton (Lescaut)
Éric Huchet ténor (Guillot de Morfontaine)
Philippe Estèphe baryton (Monsieur de Brétigny)
Nicolas Testé baryton-basse (le Comte des Grieux)
Margot Genet*soprano (Poussette)
Amandine Ammiratisoprano (Javotte)
Clémence Poussinmezzo-soprano (Rosette)
Antoine Saint-Espès** basse (l’Hôtelier)
Tigran Guiragosyan** ténor (le Premier Garde) 
Yannick Berne** ténor (le Second Garde)

* Membres du Studio de l’Opéra de Lyon
** Membres des Chœurs de l’Opéra de Lyon

Nous vous informons que Patricia Petibon a été contrainte, pour des raisons personnelles, de renoncer à chanter le rôle-titre de Manon. Elle est remplacée par la soprano Vannina Santoni, unanimement reconnue pour son «lyrisme pur mêlé de feu dramatique». De même, pour des raisons de santé, Artur Ruciński est remplacé par le baryton Jean-Sébastien Bou.

Un entracte de 20 minutes aura lieu après le 1er tableau de l’acte III.

Production de l’Opéra de Lyon, en coproduction avec le Théâtre des Champs-Élysées, en partenariat avec l’Auditorium-Orchestre national de Lyon.

Argument

L’action se passe en 1721. Le premier acte à Amiens, le deuxième, le troisième et le quatrième à Paris, le cinquième sur la route du Havre. 

Acte I 
L’hôtellerie d’Amiens

Brétigny, un aristocrate, vient tout juste d’arriver en compagnie du vieux fermier général Guillot de Morfontaine et de trois jeunes actrices, Poussette, Javotte et Rosette, que Guillot a prises pour maîtresse. L’aubergiste leur sert ses mets les plus fins. Les habitants se rassemblent dans la cour pour attendre la diligence d’Arras («Entendez-vous la cloche, voici l’heure du coche !»). Parmi eux se trouve Lescaut, officier de la Garde royale ; il est venu avec deux soldats accueillir sa cousine Manon, qu’il doit conduire au couvent pour son éducation. La jeune fille paraît, un peu abasourdie par son voyage, le premier qu’elle fait, et la foule qu’elle trouve à l’arrivée («Je suis encore tout étourdie»). Elle est ravissante, et Guillot, profitant de l’absence de Lescaut, la courtise aussitôt, essuyant les quolibets des trois actrices ; il commande une voiture pour fuir avec Manon. Lescaut arrive à temps pour stopper son manège, puis il met sa cousine en garde contre d’autres tentatives de séduction qui pourraient ternir l’honneur de la famille («Regardez-moi bien dans les yeux»). Attiré à une table de jeu, Lescaut laisse toutefois Manon une nouvelle fois sans surveillance. La jeune fille se perd dans une rêverie, tiraillée entre l’obéissance à Lescaut et le désir d’une vie exaltante («Voyons, Manon, plus de chimères !»). Se présente alors un jeune chevalier, Des Grieux, qui vient de rater la diligence. Apercevant Manon, il tombe immédiatement sous son charme («Ô ciel !... Est-ce un rêve ?... Est-ce la folie ?...») et engage la conversation avec elle ; le coup de foudre est immédiat («Et je sais votre nom...»). Ils décident de profiter de la voiture de Guillot pour fuir ensemble à Paris («Nous vivrons à Paris»). Découvrant le pot au rose, Lescaut entre dans une rage folle, tandis que Guillot, roulé dans la farine, est la risée de tous.

Acte II
L’appartement de Des Grieux et Manon à Paris, rue Vivienne

Sans trop d’espoir, Des Grieux a écrit à son père pour lui demander la permission d’épouser Manon. Ils lisent la lettre ensemble («On l’appelle Manon»). On entend du tapage au dehors et deux hommes font leur entrée : Lescaut, flanqué de Brétigny déguisé en garde. Ils ont fait alliance afin de récupérer Manon : Lescaut pour laver l’honneur de sa famille, Brétigny parce qu’il en est épris («Enfin, les amoureux»). Des Grieux fait valoir à Lescaut ses intentions louables en lui montrant la lettre. Pendant ce temps, Brétigny apprend à Manon que le père de Des Grieux a l’intention de faire enlever son fils le soir même, afin de le soustraire à cette vie déshonorante. Brétigny fait miroiter à Manon la vie aisée qu’elle aurait à ses côtés, alors que si elle révèle à Des Grieux les intentions de son père, c’est la misère assurée pour tous deux. Manon proteste de son amour pour Des Grieux, mais elle est troublée. Lorsque Des Grieux sort pour poster sa lettre, elle prend sa décision : elle suivra Brétigny, non sans remords. Mais l’appât d’une vie brillante l’emporte sur l’amour («Adieu, notre petite table»). À son retour, Des Grieux remarque la tristesse de Manon. Pour la consoler, il lui raconte le rêve qu’il a fait où tous deux vivent une vie humble et heureuse («En fermant les yeux»). Entendant du bruit au dehors, il part chasser les importuns. Il est maîtrisé par les émissaires de son père, et Manon suit Brétigny.

Acte III 
Premier tableau 
La promenade du Cours-la-Reine un jour de fête populaire

Une foule bigarrée se divertit sur la promenade du Cours-la-Reine, à Paris («C’est fête au Cours-la-Reine !»). Poussette, Javotte et Rosette paraissent dans la foule («La charmante promenade !»). Puis on voit Lescaut, qui dépense sans compter auprès des camelots («À quoi bon l’économie ?»). Guillot se fait éconduire par les trois actrices sous les yeux de Brétigny, qui le raille tout d’abord avant de craindre qu’il veuille lui enlever Manon. Promeneurs et marchandes saluent l’arrivée de Manon, sublime et parée comme une reine («Voici les élégantes»). Manon se réjouit de l’effet qu’elle produit, sur Brétigny comme sur les badauds («Je marche sur tous les chemins», puis gavotte «Obéissons quand leur voix appelle»). Avant de s’éloigner vers les boutiques, elle surprend une conversation entre Brétigny et le Comte Des Grieux, le père de son ancien amant : Des Grieux prendra les ordres le soir même. Sous un prétexte futile, elle revient sur ses pas et fait s’éloigner Brétigny. Elle aborde le Comte et essaie de savoir si Des Grieux l’a oubliée ; le Comte lui confirme que oui («Pardon... mais j’étais là...»). Alors que Brétigny l’avait refusé à Manon, qui lui en avait voulu, Guillot fait venir pour elle une troupe de ballet («L’Opéra ! Voici l’Opéra !)». Mais le spectacle ne suffit pas à sortir Manon de sa tristesse. Voyant Lescaut, elle se fait conduire par lui à Saint-Sulpice, où Des Grieux doit prononcer ses vœux. Guillot, certain de l’effet du ballet, vient courtiser Manon ; mais elle n’y prête aucune attention.

Second tableau
Le parloir du séminaire à Saint-Sulpice

Le futur abbé a fait forte impression sur les bourgeoises dévotes qui sont venues l’écouter («Quelle éloquence, l’admirable orateur !»). Son père vient tenter de le ramener à une vie de famille honnête et raisonnable («Epouse quelque brave fille») mais doit se rendre à l’évidence : la décision de son fils est prise. Le Comte s’en va, et Des Grieux exprime son trouble : s’il a pris sa décision, l’image de Manon n’en continue pas moins de l’obséder («Ah ! fuyez, douce image»). Tandis que résonne le Magnificat, Manon arrive au séminaire ; elle se joint à la prière («Pardonnez-moi, Dieu de toute-puissance»). Des Grieux la rejette tout d’abord, mais elle l’implore de lui pardonner («Oui, je fus cruelle et coupable»). Elle finit par avoir raison de sa résistance et le persuade de renoncer à ses vœux et de fuir avec elle («N’est-ce plus ta main que cette main presse ?»).

Acte IV
L’hôtel de Transylvanie 

Dans un salon de jeu, les tables sont animées. Lescaut et Guillot tentent le sort, sans se méfier des aigrefins («Le joueur sans prudence») ; les trois actrices surveillent le jeu, prêtes à séduire le vainqueur («À l’hôtel de Transylvanie»).
Avec ses goûts de luxe, Manon a dépensé tout l’héritage que Des Grieux avait reçu de sa mère. Elle l’a persuadé de venir tenter sa chance au jeu à l’hôtel de Transylvanie. Leur entrée ne passe pas inaperçue. Par quelques apartés bien sentis, Lescaut achève de convaincre Des Grieux de jouer ; de toute manière, Des Grieux ne se fait plus aucune illusion sur la personnalité de sa belle («Manon, sphinx étonnant»). Il défie Guillot aux cartes, tandis que Manon et les actrices ont la tête qui tourne devant tout cet or accumulé : seule la fortune reste, une fois la beauté passée («À nous les amours et les roses»).
Pendant que Lescaut se fait plumer par les aigrefins, Guillot subit le même sort de la part de Des Grieux. Furieux, Guillot accuse Des Grieux de tricherie. Manon supplie son amant de fuir avant que la situation dégénère, mais il refuse : cela le signalerait définitivement comme un voleur. Guillot revient avec des policiers et leur désigne les coupables. Le Comte arrive à temps pour faire relâcher son fils («Oui, je viens t’arracher à la honte») ; mais il laisse emmener Manon.

Acte V
La route du Havre

Manon a été condamnée à l’exil en Louisiane. Des Grieux et Lescaut, qui a fait amende honorable et est devenu son allié, guettent le convoi dans lequel Manon et d’autres prisonnières marchent en direction du port du Havre. On entend le convoi au loin, puis à proximité («Capitaine, ô gué, es-tu fatigué ?»). Des Grieux et Lescaut surprennent l’échange entre deux soldats, parlant d’une prisonnière déjà à demi-morte : Manon.
Lescaut soudoie le sergent et parvient à faire libérer sa cousine. Mais il est trop tard. L’emprisonnement a eu raison de sa santé physique et mentale. Dans les bras de Des Grieux, proche du délire, elle se confond en remords, en regrets et récapitule tous les moments heureux qu’ils ont vécus ensemble. Des Grieux la berce de promesses d’avenir. Mais Manon, à présent apaisée, sait qu’il est trop tard. Elle meurt sur ces dernières paroles : «Il le faut... il le faut ! Et c’est là l’histoire... de Manon Lescaut.»

Un opéra-comique qui n’a rien de drôle

«J’ai lu le 6 avril 1734 Manon Lescaut, roman composé par le P. Prévost. Je ne suis pas étonné que ce roman, dont le héros est un fripon et l’héroïne une catin qui est menée à la Salpêtrière, plaise, parce que toutes actions du héros, le chevalier Des Grieux, ont pour motif l’amour, qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse.»
Montesquieu

C’est en 1731 que l’abbé Antoine-François Prévost publie son Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Ce texte, qui à sa parution fait scandale, inspirera pas moins de quatre opéras : Manon Lescaut, opéra-comique de Daniel Auber (1856) ; Manon, opéra-comique de Jules Massenet (1884) ; Manon Lescaut, drame lyrique de Giacomo Puccini (1893) ; et Boulevard Solitude, drame lyrique de Hans Werner Henze (1952).

Des quatre, l’ouvrage de Massenet est celui qui a le mieux traversé les ans. Son auteur – si célébré de son vivant – avait pourtant sombré après sa mort en 1912 dans un relatif dédain, accusé de superficialité et de sentimentalisme. Avec Werther, créé huit ans plus tard, Manon reste, après Carmen et Faust, l’un des opéras français les plus joués à travers le monde.

Manon est le neuvième opéra de Massenet, et le troisième composé pour l’Opéra-Comique. Mais La Grand’Tante (1867) et Don César de Bazan (1872) étaient des ouvrages confidentiels. Au début des années 1880, la donne a changé. Entre-temps, le jeune Massenet s’est fait remarquer à l’Opéra de Paris avec Le Roi de Lahore (1877), peaufiné pendant cinq ans ; il s’apprête à obtenir son premier triomphe à l’étranger avec Hérodiade, créé à Bruxelles en décembre 1881. 

La désignation de l’ouvrage comme un opéra-comique ne doit pas prêter à confusion. Il n’y a rien qui prête à rire dans ce drame cruel, bien au contraire. Le terme remonte à 1714, lorsqu’une troupe de théâtre de foire parisienne reçut un privilège royal l’autorisant à se pérenniser dans un bâtiment en dur. À une condition : mêler chant et textes parlés, de manière à ne nuire à aucune des deux maisons dotées de monopoles royaux – la Comédie-Française pour le théâtre, l’Académie royale de musique (alias l’Opéra de Paris) pour l’opéra. Si le répertoire de l’Opéra-Comique reposait initialement en grande partie sur la parodie d’ouvrages sérieux donnés à l’Opéra, puis sur des ouvrages légers de compositeurs comme Gluck, le dénouement heureux n’avait rien d’obligatoire. En 1807, après l’installation de la troupe salle Favart, le genre de l’opéra-comique fut défini par décret comme une «comédie ou drame mêlés de couplets, d’ariettes ou de morceaux d’ensemble». Sa seule obligation était donc d’inclure du texte parlé, certainement pas de faire rire ; de fait, les ouvrages que présentèrent Daniel-François-Esprit Auber, Ferdinand Hérold ou Adolphe Adam n’avaient rien de bluettes. 

Après la reconstruction de la salle Favart en 1840, suite à un incendie, l’Opéra-Comique se posa en principal rival de l’Opéra, qui n’ouvrait désormais ses portes qu’aux ouvrages composés selon les règles strictes du grand opéra à la française : des sujets tragiques, en français, excluant tout texte parlé, en cinq actes, dotés d’un ballet et offrant la possibilité d’effets spéciaux et scènes de foule spectaculaire (d’où la propension aux sujets historiques). Comme le Théâtre-Lyrique (où eut lieu la création de Faust en 1859), l’Opéra-Comique accueillit donc tous les ouvrages francophones trop atypiques pour son grand voisin, pourvu qu’ils présentent au moins une réplique parlée. C’est ainsi que Mignon (1866), Carmen (1875), Lakmé (1883), Les Contes d’Hoffmann (1881) ou Werther (1892) y virent le jour.

Mignon (tragédie lyrique) ou Les Contes d’Hoffmann (opéra fantastique) avaient toutefois évité la dénomination d’«opéra-comique», comme Lakmé (opéra) et Werther (drame lyrique) l’éviteraient à leur tour. Seul Carmen, parmi ces cinq chefs-d’œuvre adopta officiellement ce cadre. Peut-être ce choix est-il responsable du semi-échec qui entoura la création et mortifia Bizet. Car le public de l’Opéra-Comique, plus familial que celui de l’Opéra, pouvait supporter une certaine dose de larmes, mais certainement pas la violence ni la charge érotique entourant la sulfureuse Gitane. Certainement ce souvenir dut-il guider les auteurs de Manon dans le remaniement de l’intrigue comme dans l’illustration musicale.

Cet adoucissement conduisit le critique du XIXe Siècle, caché sous le pseudonyme de Charles Martel, à persifler : «Manon Lescaut ! Voilà un personnage un peu vif pour le pudique Opéra-Comique. N’était-ce point assez d’avoir montré la señora Carmen, et fallait-il exposer aux petites demoiselles l’histoire de la fille d’amour délicieuse et folle ? […] Rassurez-vous, toutes les convenances ont été gardées

Du roman au livret

Pour l’ouvrage d’Auber, Eugène Scribe avait édulcoré l’intrigue de ses aspects les plus scabreux. Meilhac et Gille restent plus proches du roman mais n’en altèrent pas moins profondément la portée. La féroce critique de la Régence et de ses dépravations (de la veulerie des hommes à l’indignité des salles de jeu, remises en service pour remplir les caisses de l’État laissées vides par Louis XIV) s’efface pour n’être plus qu’un arrière-plan au drame amoureux. 

La principale victime de ce nouvel éclairage est Des Grieux. Le chevalier de Prévost a beau aimer sincèrement Manon, il n’en est pas moins entraîné par Lescaut dans les actions les plus basses. Pris dans des sentiments et des intrigues qui le dépassent, il est désormais aussi éthéré que son sublime air de l’acte II, «En fermant les yeux», où il rêve à un futur idyllique alors que son présent est en train de s’écrouler.

Dans l’opéra, Lescaut devient le cousin de Manon ; ainsi ses malversations prennent-elles un tour moins amoral : on les admet davantage de la part d’un quasi-inconnu (il ne l’a jamais vue lorsqu’il l’accueille au coche) que d’un frère. L’escroc machiavélique de Prévost devient un flambeur doublé d’un coquin ; son air de l’acte III «À quoi bon l’économie», hymne à l’argent et aux conquêtes faciles, pourrait tout aussi bien sortir d’un opéra bouffe d’Offenbach.

Face à ces personnages masculins réduits à quelques grands traits, Manon devient le centre de toutes les attentions. Toutefois, alors qu’elle était, dans le roman, l’instigatrice de certaines entourloupes au même titre que son frère ou son amant, elle est chez Massenet le jouet des hommes et de ses aspirations contradictoires (l’amour sincère et l’appât du luxe). Toute allusion directe au sexe est éludée, les confrontations sont tamisées et, au travers de toutes ses frasques, elle conserve l’ingénuité presque enfantine qui était la sienne lorsqu’elle se montra pour la première fois à sa descente du coche, frêle apparition au milieu de la foule amassée («Je suis encore tout étourdie»). 

Désormais, Manon ne séduit plus trois riches prétendants, mais un seul : M. B…, dont les librettistes de Massenet développent le nom en Brétigny. Avec les deux autres disparaissent deux épisodes particulièrement peu reluisants : celui où Lescaut pousse sa sœur dans les bras du vieux M. de G… M… pour de seules raisons lucratives ; et celui où Manon prend ensuite dans ses filets le propre fils de M. de G… M…, par simple désir de vengeance. C’est en revanche dans le souci de ne pas rompre la continuité dramatique que Massenet et ses librettistes font mourir Manon sur la route du Havre, et non dans son exil de la Louisiane comme Prévost et, à sa suite, Auber et Puccini ; ainsi Lescaut, réconcilié avec Des Grieux, peut-il assister à ses derniers instants (chez Prévost, Manon, en exil, séduisait encore le neveu du gouverneur…).

Une sœur de la Traviata

Vocalement, Manon n’est pas très éloignée de Violetta, la Dévoyée (Traviata) de Verdi. Pour autant, les vocalises de l’une et de l’autre n’ont pas le même poids. Ou plutôt, les vocalises n’ont pas de poids du tout dans la bouche de Manon, dévolues à traduire la grâce aérienne du personnage ; chez Verdi, elles sont au contraire investies d’une force qui confinent parfois à la folie, notamment dans la cabalette de l’acte I «Sempre libera». 

Le rapprochement entre Manon et l’ouvrage de Verdi (1853) n’est pas fortuit. Dans La Dame aux camélias de Dumas fils, source de La traviata, la référence au roman de Prévost est centrale. Le principe de narration est le même (un narrateur relatant les faits que lui a rapportés l’amant après la mort de sa bien-aimée). Par ailleurs, Armand Duval offre un exemplaire du roman à Marguerite Gautier – exemplaire que le narrateur rachètera à grand frais aux enchères après la mort de Marguerite – avec cette dédicace mystérieuse : «Manon à Marguerite. Humilité» ; c’était, selon le narrateur, la preuve que la première reconnaissait à la seconde une supériorité de cœur.

Les deux héroïnes sacrifient leur amour – Violetta à l’honneur de la famille Germont, Manon (fin de l’acte II) à l’appât de la richesse. Mais, si les flammes de l’enfer brûlent le cœur de Violetta, Manon, dans «Adieu, notre petite table» semble en regard bien résignée. Certes, Massenet a préparé cet air par une scène exaltée, conclue par une réminiscence fugitive du thème de la lettre où Des Grieux demandait à son père la permission d’épouser sa bien-aimée («On l’appelle Manon»). L’ambivalence de la jeune femme ainsi posée, l’air de la «petite table» prend une dimension déchirante – Manon a pris la décision de quitter Des Grieux pour Brétigny, mais elle l’exécute les yeux baignés de larmes. Le ton n’en est pas moins d’une surprenante retenue. Après leurs ruptures respectives, les deux héroïnes réagissent de manière similaire en s’étourdissant au milieu de la foule : Violetta lors de la fête chez Flora, Manon dans les divertissements du Cours-la-Reine ; deux pauvres créatures perdues dans une société dont elles croient être les reines, mais qui en fait les broient. Si elles prennent des chemins différents, elles aboutiront au même résultat : une mort d’amour, comme tant d’héroïnes romantiques ; la mort rédemptrice d’une victime sacrificielle, mort par laquelle tous les conflits se résolvent.

Une écriture vocale d’une mobilité et d’une fluidité uniques

S’agissant de recréer l’atmosphère du début du XVIIIe siècle, le cadre désuet de l’opéra-comique se montre un allié précieux. Massenet se délecte de ces airs légers et gracieux, de ces danses délicieusement pastichées qu’appelle l’opéra-comique. Il en adopte volontiers les formes brèves, et se fend même d’une chanson à couplets (la gavotte de l’acte III «Obéissons quand leur voix appelle», ajoutée en 1884 pour Marie Roze, qui avait repris le rôle de Manon après le décès précoce de la créatrice, Marie Heilbronn). Il sacrifie au pittoresque de personnages secondaires hauts en couleur (les trois actrices, Guillot), de scènes de foule vivifiantes et colorées (le Cours-la-Reine, les bigotes de Saint-Sulpice), de décors obligés dont regorgeaient les magasins de l’Opéra-Comique (l’église, la salle de jeu). Mais s’il s’en était tenu à cela, il n’aurait finalement fait que reproduire à distance la Manon Lescaut d’Auber. Or plus de trente ans ont passé, et Massenet n’est pas Auber.

Si Massenet reprend par de nombreux aspects l’esprit de l’opéra-comique, il en transcende le moule et l’alternance tranchée entre théâtre parlé et morceaux musicaux. En présentant Manon dans ce théâtre, Massenet avait l’obligation d’introduire du texte parlé. Loin d’être une contrainte, ce fut au contraire l’aiguillon pour trouver une écriture vocale d’une mobilité et d’une fluidité uniques. Si les répliques parlées s’intègrent aussi naturellement à l’ensemble, c’est que la palette va bien au-delà d’une simple opposition entre dialogues parlés et chant lyrique. Entre ces deux extrêmes, c’est toute une gradation qui se dessine, brouillant constamment les frontières : répliques en mélodrame (un texte parlé sur un accompagnement orchestral), chant recto tono (sur une seule note), dialogues chantés imitant les inflexions de la conversation parlée (qui ne manqueront pas d’influencer Debussy pour Pelléas et Mélisande), rires indiqués seulement par une didascalie ou notés au contraire méticuleusement sur la portée… On passe d’une écriture à l’autre avec souplesse, selon que Massenet veut mettre en valeur tel sentiment, telle image ou telle information. Rien n’est laissé au hasard, et les tuilages se font toujours en douceur, notamment par la continuité de l’accompagnement orchestral. On remarquera ainsi comment la clarinette reprend le thème de «Je suis encore tout étourdie» sous la première interpellation de Guillot remarquant Manon. Ou comment le solo de violon accompagnant le premier échange – parlé – entre Manon et Des Grieux engendre dans la foulée leur premier duo («Et je sais votre nom...»).

Ce motif reviendra symboliquement à de nombreuses reprises. Par deux fois, à l’acte II, il traduira l’amour sincère et indéfectible de Des Grieux pour Manon : juste après le duo de la lettre, lorsque Des Grieux répondra – échange mis en relief par le passage à la langue parlée – «Non, je veux que tu sois ma femme» à Manon lui déclarant : «Il ne te suffit pas alors de nous aimer ?» ; puis lorsque le jeune homme revient de poster la lettre, confiant en l’avenir et en l’amour. Le même motif interviendra au cœur du duo à Saint-Sulpice, lorsque Manon enjoindra Des Grieux de se rappeler leur bonheur passé, et triomphera dans ses ultimes mesures, lorsque Des Grieux aura définitivement renoncé à la prêtrise et chaviré dans les bras de Manon.

La scène à Saint-Sulpice, tournant de l’œuvre

Dans le duo à Saint-Sulpice, après deux actes et demi restés à la surface des sentiments, le drame prend tout à coup un relief nouveau. S’il est vain de vouloir établir un classement musical entre les deux airs de Des Grieux, tous deux d’une beauté sublime, force est de constater que «Ah ! fuyez, douce image» déploie un panel d’émotion plus vaste que l’onirique «En fermant les yeux», suspendu entre rêve et réalité. Quant au duo entre Manon et Des Grieux, il s’agit finalement de la seule véritable confrontation entre les deux amants : ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre presque sans s’en rendre compte, leur rupture s’est passée par évitement (réglée par l’enlèvement du chevalier par les sbires de son père) et le duo final sera plutôt la juxtaposition de deux monologues (Manon perdant la raison). À Saint-Sulpice Manon vient demander pardon, Des Grieux résiste, puis succombe. L’hédonisme charmant qui régnait sur la partition jusqu’alors se transforme alors en une sensualité sans voile. Les cordes traduisent presque physiquement la caresse de la main de Manon, et une série d’accords cuivrés illustrent ensuite l’abandon de Des Grieux.

Après cette scène, plus rien ne sera pareil. À l’acte IV, Des Grieux est enfin révélé à lui-même et à sa passion, Manon endosse son destin et assume pleinement son double amour pour Des Grieux et pour l’argent. L’acte à l’Hôtel de Transylvanie aurait pu n’être qu’un pendant pittoresque au tableau du Cours-la-Reine. Or la salle de jeu n’est ici qu’un décor, et le chœur des aigrefins un épiphénomène. Le brûlant «Manon ! Sphinx étonnant» de Des Grieux, qui se transforme en trio avec Lescaut et Manon, donne le ton : la tension est patente, et ce n’est pas le léger «À nous les amours et les roses !» de Manon qui parvient à la faire retomber. L’angoisse culmine avec l’accusation de tricherie portée sur les deux amants. L’irruption du Comte des Grieux – aussi saisissante que celle de Germont père au milieu de la fête chez Flora, alors qu’Alfredo vient de traîner Violetta dans la boue – jette l’assemblée dans la stupeur, dans un finale d’une puissance digne de Verdi.

Le bref acte V n’est pas moins douloureux. Les roulements de tambour militaire jettent leur ombre sinistre sur le dialogue entre Des Grieux et Lescaut et, après le mélodrame entre Lescaut et le Sergent, le duo final sombre dans la tragédie. Comme Alfredo, Des Grieux se raccroche désespérément à ce qui reste de vie en sa bien-aimée. Comme Violetta, Manon meurt en plein délire, saisie par les visions du bonheur envolé – dans la version définitive de l’ouvrage, le thème du duo de Saint-Sulpice submerge les dernières pages. De quoi faire mentir Puccini qui, apprenant par son librettiste Marco Praga que Massenet l’avait précédé dans l’illustration du sujet de Manon, lui avait rétorqué : «Massenet ressent l’histoire à la française, avec de la poudre et des menuets. Je vais la ressentir à l’italienne, avec une passion désespérée

Qu’on donc pensé de tout cela les demoiselles pudiques de l’Opéra-Comique ? Du bien, apparemment, puisque l’ouvrage fut l’un des plus gros succès de l’histoire de l’opéra. Après sa première représentation, le 19 janvier 1884, Manon resta à l’affiche de l’Opéra-Comique jusqu’en 1959, année où l’ouvrage avait atteint les 2000 représentations. Dès janvier 1885 et la première britannique à Liverpool, sa carrière internationale avait été lancée pour ne plus faiblir. Que reste-t-il de Manon aujourd’hui ? Conscient des limites du genre de l’opéra-comique, et du grand écart stylistique entre la première moitié de Manon (assez fidèle au genre) et la seconde (qui lorgne davantage vers le drame lyrique), Massenet ne devait plus y revenir. Ses ouvrages ultérieurs montreraient indubitablement une plus grande cohésion. Néanmoins, la beauté des passages les plus marquants de Manon devaient être parfois égalés (notamment dans Werther), mais jamais surpassés.

– Claire Delamarche

Effectifs musicaux

Formation de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon

Violons I
Nicolas Gourbeix
Laurence Ketels
Maria Nagao
Raphaëlle Rubio
Anne Vaysse
Alexis Rousseau
Eva-Marie Sassano
Maria Estournet
Dominique Delbart
Juliana Plançon

Violons II
Karol Miczka
Julia Bitar
Frédérique Lonca
Florence Carret
Raphaëlle Leclerc
Sophie Moissette
Blanche Désile
Anne Chouvel

Altos
Jean-Baptiste Magnon
Nicolas Loubaton
Gabriel Defever
Henrik Kring
Bénédicte Dolivet
Elise Vaschalde
Jean-Baptiste Souchon

Violoncelles
Ewa Miecznikowska
Alice Bourgouin
Ludovic Le Touzé
Jean-Marc Weibel
Marie Girbal
Morgane De Lafforest

Contrebasses
Cédric Carlier
Jorgen Skadhauge
Richard Lasnet
François Montmayeur

Flûtes
Julien Beaudiment
Gilles Cottin

Hautbois
Matteo Trentin
Alice Barat

Clarinettes
Yoshua Fortunato
Sandrine Pastor

Bassons
Carlo Colombo
Cédric Laggia

Cors
Jean-Philippe Cochenet
Thierry Cassard
Alessandro Viotti
Pierre-Alain Gauthier

Trompettes
Marc Calentier
Pascal Savignon

Trombones
Éric Le Chartier
Gilles Lallement
Maxence Moercant
 

Timbales
Corentin Aubry

Percussions
Sylvain Bertrand
Guillaume Séré
Quentin Allemand
Carlos Puga García
 

Harpe
Sophie Bellanger

Orgue
Fanny Cousseau

Formation des Chœurs de l’Opéra de Lyon

Yannick Berne un porteur, un cuisiner, le Premier Joueur
Marie-Ève Gouin une vieille dame, une voyageuse, une marchande, le Deuxième Joueur
Tigran Guiragosyan un voyageur, un marchand
Philippe Maury un voyageur
Didier Roussel un voyageur, un marchand d’élixir
Paolo Stupengo un marchand de chansons

Sopranos
Sharona Applebaum 
Marie-Pierre Fanjat 
Marie-Ève Gouin 
Sophie Lou 
Yu-Ling Huang 
Maki Nakanishi 
Pascale Obrecht 
Claire Adeline Puvilland
Elsa Vacquin 
Pei Min Yu  

Altos
Christine Craipeau 
Joanna  Curelaru 
Alexandra Guerinot
Raphaëlle Hazard
Sabine Hwang 
Karine Motyka 
Célia Roussel Barber 
Véronique Thiebaut 
Liisa Viinanen

Ténors
Jérôme Avenas
Yannick Berne 
Brian Bruce
Éric Chorier 
Fabrice Constans 
Tigran Guiragosyan
Artiom Kasaparian
Philippe Maury 
Hidefumi Narita
Jean-Louis Poirier 
Didier Roussel 
David Sanchez Serra

Basses
Dominique Beneforti 
Olivier Bizot 
Jacques Gomez
Kwang Soun Kim
Antoine Saint-Espès
Charles Saillofest 
Paolo Stupenengo  
Paul-Henry Vila  
Lukas Zeman