Notes de programme

Maria João Pires

Sa. 20 nov. 2021

Retour au concert du sa. 20 nov. 2021

Programme détaillé

Franz Schubert (1797-1828)
Sonate pour piano n° 13, en la majeur, D 664

I. Allegro moderato
II. Andante
III. Finale : Allegro

[26 min]

Claude Debussy (1862-1918)
Suite bergamasque

I. Prélude
II. Menuet
III. Clair de lune
IV. Passepied

[20 min]

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour piano n° 32, en ut mineur, op. 111

I. Maestoso – Allegro con brio ed appassionato
II. Arietta : Adagio molto semplice e cantabile

[28 min]

Maria João Pires piano

 

En partenariat avec Les Grands Interprètes.

Schubert, Sonate pour piano n° 13

Composition : juillet 1819.
Première édition : 1829 (Joseph Czerny, Vienne).
Dédicace : à Joséphine von Koller.

Sur l’écoulement régulier d’un accompagnement d’arpèges, une mélodie très simple et chantante en la majeur, digne d’un lied de Schubert. Du moins dans l’apparence car cette simplicité, dès la cinquième mesure, se colore d’un délicat emprunt à si mineur, avec ses harmonies aussi naturelles que subtiles. Lorsque des notes répétées chassent les arpèges, la polyphonie s’enrichit d’échanges motiviques, tandis qu’une simple altération teinte le propos d’une troublante étrangeté. Tout le style schubertien est là, dans ces effets apparemment innocents, mais qui touchent l’auditeur au plus profond de son être.

En 1819, Schubert achève donc une nouvelle sonate pour piano, forme qu’il n’a pas délaissée mais qui, depuis bientôt deux ans, paraît condamnée à l’inachèvement. En ut majeur, en fa mineur ou en ut dièse, ses précédents essais ont été à chaque dois interrompus, dans le troisième mouvement ou au bout de quelques mesure seulement. C’est donc le chant qui triomphe, plutôt qu’un thème affirmé tel qu’on en trouve habituellement en début de sonate. Peut-être faut-il y deviner le souvenir du dernier été passé à Steyr avec le chanteur Vogl ? Le souvenir des douces promenades avec son ami ? De précédentes vacances à Zselíz, en Hongrie, agrémentées des leçons de piano données aux filles du comte Esterházy, avaient rendu Schubert nostalgique de la capitale, de ses théâtres et de ses cafés ; ses compagnons lui manquaient, et il se sentait bien seul avec sa musique, sa «bien-aimée» ainsi qu’il la surnommait. Mais les sorties dans les bois et les champs toujours l’enchantent, de sorte qu’il se réjouit à la seule idée des moissons, des vendanges, des habitudes des paysans et des villageois. Schubert a besoin de nature et de beau temps, comme il le confie un jour de pluie : «Au mois de mai, ne pas pouvoir s’asseoir dans un jardin ! Terrible ! Affreux ! Inouï ! C’est ce qu’il peut y avoir de plus cruel pour moi.» Avec son ami Vogl, il est heureux de se trouver au côté d’un véritable artiste. De plus, leur hôte a une «charmante» jeune fille, Josephine von Koller : «Elle joue bien du piano et chante quelques-uns de mes lieder.» Dédicataire de la sonate, elle lui transmet sa fraîcheur et sa grâce.

Après le premier thème, voici donc le second, plus complexe qu’il n’en a l’air. Modulant à la tierce supérieure d’une manière typiquement schubertienne, il s’appuie sur un rythme dactylique, une longue suivie de deux brèves. Ce rythme, ce sera celui si caractéristique du lied La Jeune Fille et la Mort, et de tant d’autres œuvres plus graves. L’inéluctabilité – du moins son pressentiment – gagne ainsi la sonate. Tandis que la main fait courir ses triolets, accords majeurs et mineurs s’échangent leurs modes ; un accord s’éclaire lorsqu’un autre s’assombrit. Et la fin de l’exposition thématique réserve bien des surprises avec son exploration tonale, traversant des mondes plus ou moins familiers avant de s’engager dans un développement annoncé d’une certaine manière, mais qui lui-même se dirige vers d’autres tonalités.

La date de composition de la Treizième Sonate pour piano a été l’objet de nombreux débats d’historiens. Certains pensent qu’elle a été écrite en 1825, au moment où Schubert a retrouvé Vogl en Haute-Autriche. Nouvelles promenades dans la région du Salzkammergut, que le compositeur raconte dans une lettre son frère : «Te décrire le charme de cette vallée est presque impossible. Imagine-toi un immense jardin de la superficie de plusieurs milles, et dans lequel d’innombrables châteaux et domaines apparaissent devant ou à travers les arbres, imagine un fleuve qui serpente de la manière la plus capricieuse ; imagine-toi des prairies et des champs comme autant de tapis des plus belles couleurs, le tout entouré de masses grandioses qui les enserrent comme des liens, et enfin des allées d’arbres immenses, longues de plusieurs lieues. Tout cela environné à perte de vue des plus hautes montagnes, comme si elles étaient les gardiennes de ces vallées célestes. Imagine ça et tu auras une faible idée de son indicible beauté.»

Si l’on ne peut certifier la parenté de la sonate et des promenades dans une nature enchanteresse, force est de constater que l’Andante change de registre avec ses accords répétés, quasi immobile et pourtant animé d’un intense mouvement intérieur. Et c’est la jeune Josephine von Koller et son jeu pianistique brillant qui paraissent inspirer le finale ; gammes et mélodies dansantes, joie insouciante : ça gambade, ça bondit et ça court gaiement. Comme dans la plupart des rondos, l’élan de celui-ci est régulièrement freiné par les couplets, avant que les refrains ne s’empressent de chasser les doutes, et malgré quelques accents plus dramatiques, de conduire l’œuvre sans nuages vers son ultime cadence victorieuse.

– François-Gildas Tual

Debussy, Suite bergamasque

Composition : 1890-1905.
Première édition : 1905 (Fromont, Paris).

1905, année animée pour Debussy. Il révise sa Suite bergamasque, qui remonte à 1890 mais qu’il considérait jusqu’alors comme indigne d’être publiée, et en livre la partition à son éditeur. Un an plus tôt, il a rencontré Emma Bardac, épouse du banquier et collectionneur Sigismond Bardac, ancienne égérie et maîtresse de Gabriel Fauré. Ensemble, ils fuient à Jersey, tandis que l’épouse délaissée s’essaie au suicide et provoque un terrible scandale. De cette rencontre naît le 30 octobre une fille, Emma-Claude, par ses prénoms scellant l’union des amants. La petite recevra en cadeau une suite pour piano, Children’s Corner, dédiée «À ma très chère Chouchou… avec les tendres excuses de son père pour ce qui va suivre».

«Que vont charmant masques et bergamasques»

1905, année des «esquisses symphoniques» que sont La Mer, sorte de grande symphonie déguisée en trois mouvements dont la création aux Concerts Lamoureux, quinze jours avant l’arrivée de l’enfant, ne remporte pas les suffrages espérés. Debussy écrit toutefois beaucoup pour le piano, entreprend la composition des premières Images alors que Ricardo Viñes vient de jouer, le 18 février, L’Isle joyeuse inspirée par Le Pèlerinage à l’île de Cythère de Watteau. Quinze ans après avoir composé le premier jet de la Suite bergamasque, Debussy la remet donc sur le métier et confie retrouver le goût de la danse : «On y rencontre des masques de la comédie italienne, des jeunes femmes chantant et dansant ; tout se terminant dans la gloire du soleil couchant.» Associée à Masques, L’Isle joyeuse a été esquissée dans le sillage de la Suite bergamasque, et toutes ces pièces se révèlent finalement unies par une même poésie. Certes, Debussy n’a peut-être pas pensé à Verlaine tout de suite, mais les titres et sous-titres de cette série de pièces rappellent les «masques et bergamasques» au clair de lune dans les Fêtes galantes :

Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.

Tout en chantant sur le mode mineur
L’amour vainqueur et la vie opportune,
Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,

Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d’extase les jets d’eau,
Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.

Il a été parfois suggéré que Debussy ait pu être influencé par un autre cycle poétique, le Pierrot lunaire d’Albert Giraud, «pâle dandy bergamasque» aux traits dignes des mêmes pinceaux de Watteau. Mais le poème de Verlaine est si plein de musique que les quatre pièces de la Suite bergamasque paraissent en incarner le moindre mot : le luth par les soyeuses arabesques et les arpèges, le chant en mode mineur, la danse, la mélodie lointaine des oiseaux et des jets d’eau. Peut-être l’amour se cache-t-il derrière tout ça, dans la mesure où Emma, chanteuse remarquable, a été auparavant la dédicataire du recueil de Fauré La Bonne Chanson, sur des poèmes du même Verlaine.

Mais plus essentiel paraît l’attachement de Debussy à l’art classique, aux tableaux de Watteau comme aux pièces de clavecin de Couperin ou de Rameau. Son projet initial prévoyait un prélude, un menuet, une promenade sentimentale et une pavane, avant que la suite n’opte provisoirement pour des masques, une sarabande (peut-être été réutilisée dans l’Hommage à Rameau) et une Isle joyeuse. Dans la partition publiée en juin 1905 chez Fromont, les quatre mouvements retenus sont finalement un «Prélude», un «Menuet», l’illustre «Clair de lune» et un «Passepied».

La partition

Le «Prélude» offre de longues arabesques qui s’étirent librement à partir de l’affirmation d’octaves. Les accords de septième se succèdent dans une modalité changeante mais dans une tonalité très stable. Cela bouge à peine, comme un rayon de lumière qui s’irise, tremble parfois, et soudainement brille plus encore.

Si la modalité du «Menuet» est plus archaïsante, la mesure à trois temps ne semble pas suffisamment affirmée pour permettre aux danseurs d’y poser correctement les pieds. Et la mélodie tournant en rond, ce n’est plus qu’un souvenir de bal de plus en plus tourbillonnant jusqu’à l’envol final.

Quant au «Passepied», il est un peu lent et dans une mesure peu adéquate, proche du passamezzo, bien qu’on ait l’impression d’assister, avec Madame de Sévigné, en 1689, à une démonstration de danse du fils et de la bru du sénéchal de Rennes. Assurément, le style debussyste est plus aristocratique que populaire.

Au milieu de ces danses, en troisième position, résonne ce «Clair de lune» qui prend ses distances avec le schéma de la suite de danses tel que l’a fixé Froberger. Il rappelle comment Couperin, deux cents ans plus tôt, a remplacé les danses par d’autres pièces souvent plus descriptives. Harmonie évanescente, temps suspendu : la clarté lunaire paraît se refléter dans l’eau transparente...

– FGT

Beethoven Sonate pour piano n° 32

Composition : 1820-1822.
Dédicace : à l’archiduc Rodolphe de Habsbourg, dans la première édition londonienne à Antonia Brentano.
Première édition : 1823 (Schlesinger, Paris, Berlin, Vienne).

«Ces variations elles-mêmes pourront un jour être comprises mais nous doutons qu’elles deviennent jamais belles», écrit Wilhelm von Lenz en 1852 à propos du second mouvement de la dernière sonate de Beethoven. Un tel jugement se souvient bien sûr de ce que disait Beethoven lui-même à propos des Quatuors «Razoumovski» : composés pour l’avenir. On se souvient aussi de la reprise de Fidelio en 1806, adressée aux véritables amateurs et non à la foule, et à l’affirmation de Beethoven qui prétendait ne point se soucier des «boyaux de chat» de ses interprètes quand il recevait la plus haute inspiration des muses.

Avec son opus 111, Beethoven plus que jamais expérimente. Sonate en deux mouvements plutôt qu’en trois ou quatre, le diptyque interroge. Wagner lui-même en livre une interprétation très personnelle : «C’est là toute ma doctrine ! Le premier mouvement est la volonté dans sa douleur et son héroïque désir ; le second est la volonté apaisée, comme l’homme la possédera lorsqu’il sera devenu raisonnable, végétarien.» L’appropriation étonne, et c’est probablement la construction du discours, rompant avec les équilibres habituels de la forme sonate, qui explique le mieux les choix formels de Beethoven.

«Chimères musicales»

Des «chimères musicales», c’est ainsi que Roland Barthes qualifie les plus extraordinaires inventions de Beethoven dans un article consacré au maître de la Neuvième Symphonie, «Musica practica», paru en 1970 dans la revue L’Arc. Des chimères que l’on retrouve dans la symphonie, lorsque la voix fait voler en éclats le cadre instrumental, dans le quatuor quand la forme classique se désagrège dans la fugue, la danse ou le récitatif, ou dans la musique de piano, lorsque ce dernier rivalise avec l’orchestre. Ces chimères, nous les retrouvons dans les trente-deux sonates sous la forme de thèmes insolites, fusions d’idées à la fois antagonistes et complémentaires, celles-là mêmes qui confèrent au discours beethovénien sa profonde unité tout en lui assurant un renouvellement constant.

Au début de la dernière sonate, des accords pointés de septième diminuée, ambigus, interrogatifs, presque violents, cèdent à l’apaisement des cadences. Dans les graves, la main gauche gronde avant de lancer le premier thème disjoint, décidé, tempétueux, avec ses intervalles diminués de quarte et de septième. Déjà on en perçoit le potentiel contrapuntique, même si, pour l’heure, le procédé de la variation s’en mêle, englobant les notes essentielles dans des traits de doubles croches. Repris par la main droite, il voudrait renouer avec le calme, mais ne peut échapper à son propre destin, devant se développer à toutes les voix pour accomplir dans la fugue son devoir.

Quant au deuxième mouvement, on y retrouve le maître de la variation, celui qui s’empare d’une modeste valse de Diabelli, la transforme en marche et, se l’appropriant pour commencer sérieusement le travail, au fil de trente-trois suggestions, fait de la pauvre idée de départ un petit chef-d’œuvre de Mozart ! Ici, cinq variations seulement, mais enchaînées de telle façon que le terme d’amplification est parfois préféré à celui de variation. Depuis longtemps, Beethoven a exploré les différentes façons de transformer un thème jusqu’à le rendre méconnaissable. Il opte généralement pour des idées très riches, portant en elles-mêmes de nombreux petits motifs afin de pouvoir partir dans de multiples directions. Mais le thème de l’Arietta est simple que le premier mouvement semble n’en être que l’introduction. Son unité implique une autre pensée, renverse les équilibres de la sonate en la faisant aller de la puissance au dénuement, en changeant la nature de son point culminant, et en achevant l’ensemble dans une simplicité proche du recueillement.

«Le génie aux prises avec la réalité»

Dans son étude sur les trois styles de Beethoven, Wilhelm von Lenz explique que la troisième période «n’a plus la spontanéité des deux premières, mais elle a et aura à jamais l’intérêt de montrer le génie aux prises avec la réalité». À propos des variations, il ajoute qu’elles ont pour Beethoven «une signification qu’elles n’ont pas pour nous, qu’elles n’auront probablement jamais». Mais leur sérénité nous suffit car Beethoven parvient à donner de la sonate une signification inédite, non pas dans le jeu des tensions et des détentes, mais dans l’acceptation religieuse du choral auquel l’Arietta ressemble. Et il suffit d’écouter une petite boîte à musique, dans les aigus du piano après une variation plus exaltée, pour ne plus s’inquiéter de ce que dit Beethoven, et se laisser porter par les trilles de la coda, s’étirant comme pour suspendre le temps...

– FGT