Notes de programme

MARIE-ANGE NGUCI

Ven. 24 fév. 2023

Retour au concert du vendredi 24 février 2023

Programme détaillé

Alexandre Scriabine (1871-1915)
sonate pour piano n° 5, op. 53

[11 min]

Maurice Ravel (1875-1937)
Gaspard de la nuit

I. Ondine : Lent
II. Le Gibet : Très lent
III. Scarbo : Rapide

[23 min]

Thierry Escaich (né en 1968)
Les Litanies de l’ombre

[11 min]

 

--- Entracte ---

Johann Jakob Froberger (1616-1667)
«Plainte faite à Londres pour passer la melancholie», extraite de la Partita n° 30, en la mineur, FWV 630

[15 min]

Tombeau, fait à Paris, sur la mort de Monsieur Blancrocher, en do mineur, FWV 632

[5 min]

Sergueï Prokofiev (1891-1953)
Sonate n° 6, en la majeur, op. 82

I. Allegro moderato
II. Allegretto
III. Tempo di valzer lentissimo
IV. Vivace

[26 min]

En partenariat avec Les Grands Interprètes.

Distribution

Marie-Ange Nguci piano

Scriabine, Sonate n° 5

Composition : 8-14 décembre 1907.
Création : Moscou, 18 novembre 1908, Mark Meitschik.

Tout au long de sa trop courte carrière, Scriabine a composé de nombreuses pièces brèves pour le piano, dont les titres abstraits – préludes, études, mazurkas, impromptus, valses… – révèlent tout ce que son impulsion créatrice initiale doit à Chopin. Cependant, leur originalité s’affirme très vite : dès ses débuts, Scriabine est à la recherche d’un langage personnel qui pourrait s’exprimer par aphorismes, où la concentration de la pensée va à l’essentiel, en un unique geste sonore. Cependant, ses capacités techniques hors du commun de virtuose du piano le poussent à introduire dans sa musique une richesse sonore très personnelle.

Malgré sa prédilection pour les formes brèves, Scriabine s’est pourtant aventuré dans le domaine de la grande forme, en composant tout au long de sa carrière dix sonates, où se révèle une dialectique d’opposition entre thèmes contrastés. Mais là comme ailleurs, il concentre sa pensée, et à partir de la Cinquième de 1907, ses sonates n’ont plus qu’un seul mouvement, rompant avec la forme classique de la sonate en trois ou quatre mouvements..

Composée dans la foulée de l’un des chefs-d’œuvre symphoniques de Scriabine, Le Poème de l’extase, la Cinquième Sonate s’appuie sur un extrait du poème éponyme, œuvre du compositeur :

Я к жизни призываю вас, скрытые стремленья!
Вы, утонувшие в темных глубинах
Духа творящего, вы, боязливые
Жизни зародыши, вам дерзновенье приношу!

Je vous appelle à la vie, ô forces mystérieuses !
Noyées dans les obscures profondeurs
De l’esprit créateur, craintives
Ébauches de vie, à vous j’apporte l’audace !

[Source et traduction : Wikipedia]

Dépourvue d’armature (de dièses ou de bémols à la clef, valant pour tout le morceau), elle flirte avec l’atonalité, passant par des caractères très contrastés dans une atmosphère souvent fantastique et hallucinée.

– D’après un texte d’Isabelle Rouard

Ravel, Gaspard de la nuit

Composition : 1908.
Création : Paris, 9 janvier 1909, par Ricardo Viñes.

Composé en 1908, Gaspard de la nuit est le chef-d’œuvre pianistique de Maurice Ravel. Inspiré du recueil de poèmes en prose homonyme écrit par Aloysius Bertrand en 1842, c’est une œuvre sombre et extrêmement difficile à jouer.

Le premier mouvement, «Ondine», nous plonge dans l’univers aquatique des nymphes. Du scintillement des flots émerge la voix d’Ondine : «Écoute ! Écoute ! C’est moi, c’est Ondine…». Les lignes mélodiques s’entrelacent avec les trémolos d’accords dans l’ondulation charmeuse de la fée, qui cherche à attirer le poète dans son palais aquatique au fond du lac. Fluide et insaisissable, la mouvance des eaux amplifie son spectre sonore jusqu’à la lyrique demande de la fée : «Elle me supplia de recevoir son anneau à mon doigt.» Un jaillissement de percussions et de cuivres accompagne le dépit de la nymphe replongeant dans son royaume aquatique à la suite du refus du poète : «Boudeuse et dépitée, elle pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire, et s’évanouit en giboulées qui ruisselèrent blanches le long de mes vitraux bleus

Le poème Le Gibet, sujet du deuxième mouvement, tourne autour d’une question posée par le poète tout au long de son poème : «Ah ! ce que j’entends, serait-ce…?» Ravel, dès le début du mouvement, donne la prédominance à la réponse apportée en fin de poème : «C’est la cloche qui tinte aux murs d’une ville…» En effet, cette cloche implacable traverse le mouvement par la répétition mécanique de la note si bémol, énoncée 153 fois. S’en dégage un sentiment d’effroi glacé.

Le troisième mouvement, «Scarbo», met en scène une figure fantastique de la nuit, gnome aux soubresauts démoniaques, qui vient hanter les cauchemars éveillés du poète : «Que de fois j’ai entendu bourdonner son rire dans l’ombre de mon alcôve, et grincer son ongle sur la soie des courtines de mon lit !» Scarbo s’introduit dans la chambre du poète, et l’épouvante de celui-ci s’exprime par des accords répétés et de terrifiantes gammes en secondes majeures à la main droite. La pièce se développe en un scherzo frénétique. Comme «Ondine», «Scarbo» se termine sur une arabesque féerique, marquant la disparition soudaine de l’être fantastique.

– D'après un texte d’Hélène Codjo

Escaich, Les Litanies de l’ombre

Composition : 1990.
Commande: du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP).
Création : en juin 1991, Paris, salle Gaveau, lors du concours de fin d’année du CNSMDP (œuvre imposée).
Première audition en concert : Paris, salle Cortot, 27 janvier 1992, par Hideki Nagano, dans le cadre de la Société nationale de musique.

Ce n’est pas un opus un ; en témoignent un Choral varié composé en 1984 à l’intention des élèves de conservatoire, une pièce pour orchestre à cordes, Émergence, écrite quatre ans plus tard, puis quelques partitions de musique de chambre, Antiennes oubliées et Rhapsodie notamment. Ce n’est pas un début mais Les Litanies de l’ombre, composées en 1990 pour un concours de sortie du Conservatoire de Paris, sont particulièrement représentatives du travail de Thierry Escaich alors que lui-même sort à peine de la prestigieuse institution. Remarqué par ses pairs, le jeune compositeur entame sa brillante carrière, déjà récompensé d’un premier prix André-Jolivet en 1989, du prix Blumenthal l’année suivante. Antiennes, litanies et versets : les titres de cette époque sont marqués par une profonde religiosité. On pense bien sûr au «Kyrie imaginaire», sous-titre d’une première symphonie. Mais faut-il rappeler que le jeune homme a découvert la pratique instrumentale avec un accordéon avant de se mettre à l’orgue, et qu’il a été élevé aux musiques de bal avant d’accompagner les chants de l’assemblée ? Un organiste, explique Thierry Escaich, «est immanquablement conduit à s’exprimer sur la liturgie. C’est là presque une obligation. Mais j’ai parfois la sensation d’être un mauvais élève. Je ne peux oublier que la meilleure musique sacrée n’est pas nécessairement celle qui était initialement prévue pour l’être. Comment différencier, objectivement, celle qui l’est de celle qui ne l’est pas ? Et dans quelle mesure la première l’est-elle vraiment, et la seconde ne l’est-elle pas ? Personnellement, je fais parfois référence à des chorals ou à des monodies. Mais certaines de ces références sont des contrefaçons, de simples imitations, comme dans ma Première Symphonie par exemple. En fait, j’ai plutôt l’impression de jouer avec le sacré, voire, en puisant dans les Litanies de Satan de Baudelaire avec Ad ultimas laudes, de le rejeter».

Les Liturgies de l’ombre sont la parfaite traduction de cette rencontre. De l’aveu même de Thierry Escaich, un «combat violent et incessant entre mysticisme et sensualité, entre d’un côté une mélodie grégorienne – du faux grégorien d’ailleurs – aux couleurs polymodales, et une “série thème” se dessinant peu à peu aux harmonies beaucoup plus mouvantes et aux rythmes irrationnels renforçant le climat instable de l’ensemble. Tout y est dit de manière haletante, convulsive, effrénée. L’opposition de mondes sonores opposés y est à la fois brutale et permanente». Antiennes imaginaires, tintements de glas dans les dernières mesures : l’organiste ne coupe pas avec ses racines lorsqu’il s’installe au piano. Plus attentif aux couleurs qu’aux effets faciles, il montre son goût pour le contrepoint et l’harmonie, pour les combinaisons et les superpositions thématiques les plus subtiles. «La grande progression finale, poursuit Thierry Escaich, repose sur la persistance obstinée d’un choral grave émanant du Dies iræ. On voit dans le medium de l’instrument des réminiscences grégoriennes se déformer dans un contrepoint brumeux alors que dans un troisième plan aigu naît une sorte de danse “macabre” à un tempo complètement différent. D’où une écriture polyrythmique très fréquente nécessitée par la conduite du discours

– F.-G. T.

Froberger, Plainte et Tombeau

Se souvient-on que Johann Jakob Froberger, né à Stuttgart, est mort à la cinquantaine sur le sol franc-comtois, au château d’Héricourt, sur le bord de la Lizaine ? Il est vrai que la petite ville n’était alors pas française. Jusqu’à son annexion en 1748 par la convention de Versailles, cette seigneurerie était, comme sa voisine Montbéliard, attachée au duché de Wurtemberg, territoire natal du musicien. Mais on s’étonne aujourd’hui que la mémoire du compositeur, grand ordonnateur de la suite de danses, comptant parmi les plus illustres artistes de son temps, ne soit pas mieux célébrée sur le territoire qui l’a vu disparaître, dans le réfectoire du château en pleines vêpres. Car Johann Jakob Froberger, plus encore qu’allemand, est déjà un musicien de la synthèse. Au contact des esthétiques italiennes, françaises, flamandes, anglaises et allemandes, il a exploré toutes les facettes du clavier. Fils d’un maître de chapelle, il a eu la grande chance d’obtenir un congé pour se rendre à Rome afin d’aller rencontrer Girolamo Frescobaldi. Né luthérien, il s’est converti au catholicisme afin d’accéder à la basilique Saint-Pierre, puis durant trois ans et demi a travaillé auprès du maître. À peine est-il rentré à Vienne qu’il est reparti en voyage. Entre Bruxelles et Louvain, il est dévalisé par des soldats ; de l’expérience, il tire une Lamentation sur ce que j’ay été volé et se joüe à la discretion et encore mieux que les soldats m’ont traité. À Paris, il rencontre les principaux instrumentistes de son époque, luthistes, clavecinistes ou organistes. Aux Jacobins, on organise un banquet en son honneur. «Pour régaler seulement un certain piffre d’Alemand, organiste de l’Empereur et du sieur Archiduc Léopold», lit-on dans un journal. Mais un accident ternit son séjour : la chute mortelle de son ami le luthiste Blancrocher (ou Blancheroche). En route pour Londres, nouvelle rencontre. Des pirates cette fois-ci, qui lui inspirent une Plainte faite à Londres pour passer la melancholie. Et le retour se révélera tout aussi périlleux, raconté par l’Allemande, faite en passant le Rhin dans une barque en grand péril.

Maître de la suite de danses, tout aussi à l’aise dans les toccatas, ricercares, capriccios, fantasias et canzonas, Johann Jakob Froberger excelle également dans la pièce caractéristique, véritable précurseur de la musique à programme. Ses plaintes, lamentations et déplorations ressemblent un peu à un journal, non pas pour raconter l’histoire, mais pour traduire les sentiments de l’auteur. La musique baroque, rappelons-le, est le royaume des passions, et en ce domaine on préfère souvent la douleur à la joie. Si le compositeur pleure son protecteur le roi de Rome (Lamento sopra la dolorosa perdita della Real Maestà de Ferdinando IV, Rè de Romani), il s’interroge aussi sur sa future disparition. En France, il s’empare avec le tombeau d’un genre à part entière. Comme Louis Couperin et Denis Gaultier, il rend hommage à son ami tombé dans les escaliers. «Se joue fort lentement à la discrétion sans observer aucune mesure», précise Froberger. Au tempo du cœur plutôt qu’à celui de la main [mesure], aurait dit à la même époque Monteverdi. Grands intervalles descendants, modulations soudaines, chromatismes et retards dissonants : les figures abondent, empreintes d’une profonde souffrance avant que la musique ne se fige sur une longue pédale de dominante, sombre glas à la main gauche clavier. Et l’auditeur se gardera de glisser sur l’ultime formule descendante, au risque de rejoindre aussitôt Blancrocher.

– F. G. T.

Prokofiev, Sonate n° 6

Composition : 1939-1940.
Création radiophonique : Radio de Moscou, avril 1940, par le compositeur.
Création en concert : Moscou, 26 novembre 1940, par Sviatoslav Richter.

Mars 1917, dans un pays secoué par les mouvements révolutionnaires, Prokofiev décide de se réfugier dans le Caucase avant de revenir brièvement à Petrograd pour y faire jouer sa Symphonie «classique». Puis il s’exile en gagnant dès 1918 le Japon avant de se rendre à New York. Revenu en Europe, il souffre de la situation et entreprend une tournée en URSS, dont le succès le persuade de rentrer définitivement au pays. En 1929, une deuxième tournée se passe toutefois plus mal. Son ballet Le Pas d’acier attise la colère de la gauche radicale après son audition au Théâtre Bolchoï de Moscou. Accusé de dilettantisme, qualifié d’«ennemi de la culture soviétique», Prokofiev est désormais désigné comme un auteur de «composition contre-révolutionnaire confinant au fascisme». Mai 1936 : lancé dans la composition de sa Cantate pour le 20e anniversaire d’Octobre, vaste fresque mêlant des textes d’Engels et de Lénine au Manifeste du parti communiste et à la Thèse sur Feuerbach de Marx, Prokofiev retrouve pourtant sa Russie natale, en pleine agitation des procès staliniens. Son style «bourgeois» ne le prive pas de quelques succès, tant et si bien que le musicien, abusé par de telles promesses, ne voit pas que l’étau soviétique déjà se resserre. Fonctions officielles, commandes, tout se passe bien jusqu’à la chute et l’exécution, en 1940, du dramaturge Theodor Meyerhold et au changement de politique culturelle. Les prix remportés, la nomination comme «artiste du peuple» n’éviteront pas à Prokofiev une condamnation publique lors d’une nouvelle campagne de purges. Ironie du destin, Prokofiev est mort le 5 mars 1953, une heure environ avant Staline, de sorte que son décès est passé quasiment inaperçu. Quatre ans plus tard, le prix Lénine lui sera décerné à titre posthume…

Créée en avril 1940 par le compositeur lors d’une session radiophonique de l’Union des compositeurs, puis donnée publiquement à Moscou par Sviatoslav Richter, la Sixième Sonate témoigne-t-elle des inquiétudes de Prokofiev, craignant d’être associé aux ennuis de Meyerhold (qui a été, en 1939, le librettiste de son opéra Semyon Kotko) ? Serait-ce une compensation personnelle à l’Ode à Staline, conçue à la même époque pour se rassurer ? Toujours est-il que, selon Sviatoslav Richter (qui a donné la première exécution publique de la pièce), le compositeur y «a rompu avec les idéaux du romantisme, et a introduit dans sa musique la pulsation terrifiante du XXe siècle». La Sixième Sonate s’inscrit, avec les Quatrième et Cinquième, dans une sorte de cycle de «sonates de guerre». Un cycle dont l’héroïsme serait inspiré par la lecture du Beethoven de Romain Rolland. On y devine tour à tour un caractère tempétueux, le sarcasme et l’emphase. Comme si la guerre européenne se traduisait dans le conflit des passions intérieures. De fait, la férocité des mouvements extrêmes encadre deux mouvements plus légers. Un véritable leitmotiv de trois notes, présenté sur les effrayants tritons de main gauche, lance l’Allegro moderato. Deux thèmes, l’un effréné et morbide, l’autre plus doux, se mêleront en un violent affrontement jusqu’à des clusters brutaux joués «avec le poing», devant, selon le compositeur, «effrayer les grand-mères». En deuxième place, un scherzo facétieux avant une réminiscence de valse «tendre et rêveuse». Dans cette sonate, Prokofiev repousse les possibilités sonores du piano ; l’instrument hurle, crépite, étincelle, résonne comme des cloches. La musique y unit alors tous les mondes du compositeur : le symbolisme des Visions fugitives, les mélodies populaires, les personnages de Roméo et Juliette et de Cendrillon qui lui sont contemporaines. Des morceaux de jeunesse de Prokofiev, Miaskovski disaient que c’étaient de petits chiens car ils mordaient un petit peu ; c’est peu dire que la Sixième Sonate montre les dents, geste désespéré sans doute face à l’effroyable machine soviétique.

– F.-G. T.