Notes de programme

METAMORPHOSIS

Mar. 7 mai 2024

Retour au concert du mar. 7 mai 2024

Programme détaillé

Ouverture

Antonio Vivaldi (1678-1741)
Concerto pour deux violons et violoncelle RV 578a

Publié au sein de L’estro armonico, Amsterdam, 1711
Extrait – version originale

I. Adagio e spiccato

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I. Le Monde d’Arzach

Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Concerto pour violon en ré mineur BWV 1052R

Transcription de Johann Sebastian Bach d’après le Concerto pour clavecin BWV 1052 (1738)

I. Allegro
II. Adagio
III. Allegro

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Intermezzo I

Antonio Vivaldi
Concerto pour deux violons et violoncelle RV 578a

Publié au sein de L’estro armonico, Amsterdam, 1711
Extraits – arrangement de Johann Georg Pisendel (manuscrit de Dresde)

I. Adagio e spiccato
II. Allegro

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II. La Faune de Mars

Karl Aage Rasmussen (né en 1947)
Summer [Été]

Extrait de The Four Seasons [Les Quatre Saisons], d’après Antonio Vivaldi (Il cimento dell’amornia e dell’invenzione, Amsterdam, 1725) 

I. Allegro non molto
II. Adagio
III. Presto

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Intermezzo II

Franck-Emmanuel Comte (né en 1968)
Adagio e spiccato

Inspiré du Concerto pour deux violons et violoncelle RV 578a d’Antonio Vivaldi

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III. Le Paradis de Dante

Karl Jenkins (né en 1944)
Concerto grosso «Palladio»

1995, inspiré de Tomaso Albinoni et Antonio Vivaldi

I. Allegretto
II. Largo
III. Vivace

Distribution

Le Concert de l’Hostel Dieu
Stefan Plewniak 
violon solo
Franck-Emmanuel Comte direction et clavecin
Christophe Waksmann vidéos (d’après Mœbius), en collaboration avec Potentiel Hydrogène

Introduction

Le XVIIIe siècle ne connait pas le droit de propriété ! Mieux encore, transcrire, adapter, ou orchestrer les œuvres d’autrui est considéré comme un hommage musical. Ce processus de métamorphose est étourdissant, car non seulement, il offre une nouvelle vie à l’œuvre originale, mais il l’inscrit dans une perspective temporelle illimitée : les réappropriations sont infinies et s’adaptent à l’humeur du temps. Lorsque Avison adapte les sonates de Scarlatti pour orchestre à cordes, il leur donne un nouveau cadre en adoptant la forme du concerto grosso ainsi qu’une nouvelle couleur. Mais lorsque Rasmussen transpose les Quatre Saisons de Vivaldi, dans un univers esthétique contemporain, c’est un tout nouvel espace esthético-temporel qui s’ouvre à nous. À travers ce projet, Le Concert de l’Hostel Dieu nous invite à une nouvelle écoute du répertoire baroque, gageant que certaines œuvres (ainsi métamorphosées) nous parleront autant de notre époque contemporaine que de celle de Bach.

Metamorphosis accueille un contrepoint visuel inspiré de l’œuvre graphique de Jean Giraud, alias Mœbius. S’inspirant de l’univers onirique du dessinateur, le vidéaste Christophe Waksmann projette en direct une dizaine de planches animées issues de trois des mondes imaginaires de Mœbius. Au lyrisme et à la virtuosité du concerto de Bach correspond Le Monde d’Arzak. L’étrangeté de La Faune de Mars apporte une touche d’humour à la réécriture par Rasmussen de L’Été de Vivaldi. Le Paradis de Dante, inspiré des gravures de Gustave Doré, nous transporte vers un ailleurs spirituel, éclairé par le concerto Palladio de Jenkins.

– Texte Auditorium-Orchestre national de Lyon

Le genre du concerto et ses métamorphoses

La formidable richesse formelle et esthétique du concerto a été relevée par Alberto Basso, qui affirme ainsi : «Le concerto est un idéal de la période baroque. Le baroque prendra fin au moment même où seront définitivement fixées les formes dans lesquelles ce module stylistique s’articule. La forme concertante [stile concertato et concertante] est l’exemple même de la dynamique et de l’élasticité, elle incarne une espèce d’idéal de liberté» (L’età di Bach e di Handel, EDT, 1991). C’est ce polymorphisme et cette liberté intrinsèque au concerto que se proposent de redécouvrir Franck-Emmanuel Comte et son Concert de l’Hostel Dieu. Le genre est un tremplin de choix pour l’exploration esthétique et la relecture – voire la réactualisation – de pièces emblématiques de la période baroque, et plus spécifiquement du XXe siècle. Interroger ce que fut et ce que peut être aujourd’hui la réception de ces chefs-d’œuvre des grands maîtres que sont les concertos d’Albinoni, Vivaldi ou Bach fait écho aux recherches et questionnements du mouvement du renouveau baroque, qui tend à mettre en œuvre depuis les années 1970 une pratique «historiquement informée», et dont est partie prenante Le Concert de l’Hostel Dieu depuis sa création.

L’on pourrait d’ores et déjà employer le terme «métamorphoses» (du latin metamorphosis) pour décrire la création même et les développements du concerto, tant celui-ci prend des formes variées depuis la sonate dont il se différencie pour constituer un genre indépendant, jusqu’à la sinfonia ou à la symphonie concertante auxquelles il donnera naissance. Le concerto est susceptible de générer deux types de réemplois, ou d’un autre type de métamorphose ou transformation. Le premier, immédiat et contemporain de la période baroque et de la création des œuvres, est celui de la réécriture, dans le sens que lui donne le XVIIIe siècle. Il s’agit en fait de transcription, soit de ses propres œuvres, soit d’œuvre de ses contemporains – le cas de Johann Sebastian Bach étant, à ce titre, le plus représentatif. La réutilisation littérale d’une œuvre, qui ne subit souvent qu’une réorchestration, ne doit en aucun cas être considérée comme un plagiat à l’époque baroque : la pratique est courante, il s’agit d’un hommage rendu à ses pairs ou prédécesseurs, qui sert parfois également, pour le compositeur, à engager une expérimentation nouvelle. Bach, mais également Telemann, Händel, Mozart, Beethoven… tous auront recours à cette tradition, avant que le XIXe siècle n’y mette fin, proposant une nouvelle définition de l’œuvre, de son auteur, et de la marchandisation de la musique. Quelques compositeurs reviendront plus tard à ce procédé de recomposition, ainsi de Stravinsky qui l’expérimenta dans sa période dite «néoclassique» (1920-1940).

Le deuxième type de «métamorphoses», tel que nous le proposent ce soir Rasmussen, Jenkins ou Comte, nous est contemporain. Il s’agit de s’emparer d’œuvres anciennes dont les enregistrements et la diffusion ont assuré depuis quelques décennies une large réception auprès du public d’aujourd’hui, qui les connaît et reconnaît, pour en proposer une translation dans notre époque et ouvrir ainsi un «nouvel espace esthético-temporel», pour reprendre les termes de Franck-Emmanuel Comte. Les œuvres sont inventées à partir de l’«idée» du concerto, celle du compositeur, celle de l’interprète, celle de l’auditeur, ou encore plus fidèlement remodelées à partir de la partition originelle.

Les concertos de Vivaldi

Vivaldi fut un violoniste virtuose et presque la moitié de ses compositions sont destinées à son instrument. Elles reprennent à leur compte le genre du «concerto» tel que l’avait formalisé Giuseppe Torelli quelques années auparavant, mais l’enrichissent d’une théâtralité géniale, qui s’appuie à la fois sur une virtuosité extrême et sur une dispersion maîtrisée des timbres. C’est en 1711, que paraissent chez Étienne Roger, à Amsterdam, deux volumes réunis sous le même titre de L’estro armonico (littéralement L’Inspiration harmonique, op. 3). Le grand succès de cette nouveauté salue l’une des compositions les plus abouties du Vénitien et lui assure une notoriété dépassant définitivement les frontières.

Contrairement au précédent, le deuxième opus de concertos (op. 8), dans lequel se trouvent les Quatre Saisons, publié en 1725 également à Amsterdam, ne présente que des concertos pour solistes (faisant intervenir un seul musicien soliste). Le titre général de cet opus 8, Il cimento dell’armonia e dell’invenzione (La Dispute entre l’harmonie et l’invention) fait référence au combat imaginaire entre la rationalité et la fantaisie, celle-là même que Vivaldi défend dans son jeu violonistique, héritier du courant des musiciens italiens de la fin du XVIIe siècle prônant l’inventivité des interprètes et le recours à toute sorte d’effets sonores expérimentaux. Les scènes champêtres, les caprices du ciel ou encore la vie animale et végétale, chaque élément y est dépeint, à l’image d’un tableau vivant. Assorti de quatre sonnets écrits par Vivaldi lui-même, l’ensemble constitue l’un des exemples les plus aboutis de «musique à programme». Le Prêtre roux a poussé là les limites de la composition, expérimentant comme jamais les jeux sonores pour servir cette nouvelle musique descriptive. D’abord le violon est virtuose à l’extrême, déployant une technicité inédite. Les sauts d’archet, les changements de tempo, les effets de jeux variés et détaillés en font un exercice redoutable pour le soliste. Ensuite, la forme même de la pièce se trouve être plus complexe, dictée par les sonnets sur lesquels elle s’appuie. Enfin, la conduite générale propose tantôt un rythme effréné soutenant l’ensemble, tantôt un climat aquatique et mouvant suspendant le temps, le tout se succédant sans cesse dans un tableau aux mille couleurs. Renforçant ces effets de contraste, les strates orchestrales se décomposent en des textures de cordes variées et incroyablement inventives. Il n’est qu’à évoquer entre autres l’archet aérien et presque timide qui, soudainement, s’emballe et racle la corde de façon quasi animale, ou encore les micro-tonalités, les trilles ou les glissandos, qui évoquent chacun une idée propre, celle de l’ivresse, du frisson ou du souffle.

Le Concerto BWV 1052 de Bach

La genèse du Concerto en ré mineur BWV 1052, sans aucun doute le plus célèbre de Johann Sebastian Bach, reste très mystérieuse. En amont de la source manuscrite conservée du concerto pour clavecin, pourrait avoir préexisté une version pour violon, aujourd’hui perdue ; c’est ce que laisse penser l’écriture très «violonistique» de la partie soliste, par ailleurs extrêmement virtuose. Quoi qu’il en soit, aucun doute ne subsiste quant au fait que l’œuvre naquit bien plus tôt que l’année 1738, année où Bach en compile une version aboutie pour le clavecin. En effet, comme pour beaucoup de ses concertos, le Concerto BWV 1052 réemploie des pages instrumentales de ses propres compositions ou d’œuvres de ses contemporains, et c’est ainsi qu’il puise ici dans ses Cantates BWV 146 et 188, datant respectivement de 1726 et 1728. 

Bach excelle dans ce genre italien baroque du concerto : c’est un genre qu’il connaît parfaitement et qu’il apprécie pour la liberté d’écriture qu’il présente. S’il lui donne une impulsion nouvelle en introduisant le premier un clavecin soliste dialoguant avec l’orchestre, ça n’est pourtant pas là l’essentiel tant l’éloquence et la maîtrise de l’écriture y sont sans pareilles. À l’étroit dans son rôle de Cantor, balancé entre contraintes de toutes sortes et insatisfactions, Bach retrouve un espace de liberté au travers des responsabilités qu’il assume à partir de 1729 au sein du Collegium musicum de Leipzig, établissement fondé par Telemann qui se produit dans le célèbre Café Zimmermann, où fut très certainement créé le Concerto BWV 1052.

La version pour violon de ce concerto a fait l’objet de plusieurs propositions de reconstitutions successives, et ce depuis le XIXe siècle. Il réunit trois mouvements d’égales dimensions dans une alternance classique Allegro/Adagio/Allegro. La tonalité principale s’exprime dans le thème à l’unisson du premier mouvement, autour duquel se succèdent les tutti orchestraux et les prises de paroles du soliste. Le mouvement lent se caractérise par sa sobriété ; de manière subtile, Bach y développe des contrastes au sein d’une mélodie mise à nu, grâce notamment à l’exploration des différents registres du clavier. Enfin, l’Allegro final laisse exploser une virtuosité débridée, dans une veine qui n’a rien à envier aux plus brillants concertos italiens.

Karl Aage Rasmussen

Le compositeur danois Karl Aage Rasmussen s’intéresse depuis de nombreuses années déjà à la musique ancienne et a concentré une partie de son œuvre à la «recomposition» d’œuvres historiques de Vivaldi, Brahms ou Mahler, étendant son champ d’expérimentation jusque Satie, Nielsen, Ives. Il prend le contrepied de la recherche de pratiques musicales «historiquement informées» et de sa quête d’idéal fantasmé d’authenticité, et interroge avec force la réception de la musique par l’auditeur, dont la définition, la posture et les attentes sont aujourd’hui très éloignées du public d’hier. C’est ainsi un véritable manifeste qu’il propose : «Dans le monde musical, il est courant de penser que la musique devrait idéalement sonner exactement comme elle l’a fait au moment de sa composition, c’est-à-dire être jouée selon les habitudes et les conditions qui prévalaient à l'époque. L’interprétation musicale, cependant, est toujours ancrée dans le présent, elle est inévitablement soumise aux cadres conceptuels qui s’appliquent au moment où elle a lieu. Et la partition, les textes, les vieilles notes muettes ou les mots cachent autant qu’ils révèlent. Il n'y a pas de ligne idéale à adopter, pas de vérité – l’œuvre n’existe qu’en tant qu’approches toujours nouvelles – les notes sont de la musique endormie. Chercher l’œuvre dans une forme définie, c'est comme chercher l’obscurité avec une bougie à la main

À la faveur de son travail comme compositeur en résidence au sein de l’ensemble Concerto Copenhagen entre 2015 et 2017, Rasmussen livre sa propre vision des Quatre Saisons, dans une œuvre intitulée Four Seasons after Vivaldi qui met en pratique ses recherches esthétiques. Il écrit à ce propos en 2019 : «J’ai eu envie d’entendre comment les Quatre Saisons de Vivaldi sonneraient si des oreilles modernes les entendaient avec le même étonnement que celui qu’a dû ressentir le public de Vivaldi, non pas en modifiant la composition en tant que telle, mais simplement en soulignant les aspects de la musique qui préfigurent la conception que les périodes ultérieures auront du rythme et de l’idiome musical. L’élan rythmique et les répétitions caractérisent de multiples façons les formes musicales les plus répandues de notre époque, mais c’est aussi un aspect évident du mode d’expression de Vivaldi, et ce n’est pas porter atteinte à Vivaldi que de le souligner et d’en dresser le profil.» De ce fait, l’œuvre originelle est parfaitement reconnaissable. Elle ne sert pas uniquement de matrice, mais se présente dans son identité première, c’est-à-dire qu’elle conserve ses caractéristiques essentielles, non seulement les paramètres tangibles d’orchestration, timbres ou structure formelle, mais également le climat et l’esthétique générale. Le jeu compositionnel se glisse alors dans des éléments ciblés, qui se présentent comme des formules mélodiques ou rythmiques, des couches sonores et des motifs rythmiques. Ceux-ci sont alors autant de prétextes à déclencher une inventivité tantôt facétieuse tantôt quasiment mathématique, qui n’est pas sans évoquer certaines techniques de scratch des DJ. Rasmussen saccade le discours et déconstruit l’œuvre sans jamais la fragmenter.

Jenkins, Palladio

C’est une tout autre posture qu’adopte Karl Jeans dans son concerto intitulé Palladio, en hommage à Andrea Palladio (1508-1580), architecte et théoricien italien de la Renaissance. L’œuvre de Palladio, humaniste féru de Vitruve et de l’Antiquité grecque, insuffle à la composition musicale des lignes épurées, un formalisme assumé et la démonstration d’un ordre qui régit le cosmos. Jenkins revendique de s’être inspiré des concertos du Vénitien Tomaso Albinoni (1671-1750), premier maître du genre à Venise, quelques années seulement avant Vivaldi.

Il déploie sa composition sur une des caractéristiques essentielles du concerto, la progression dramatique. L’idée musicale n’est pas sujette à variation ; elle est exploitée successivement au travers de répétitions, de changements de tonalités, de registres, de rythme ou de techniques de jeu. Les strates sonores constituent, comme chez Vivaldi ou Albinoni, la base d’une écriture qui fait la part belle aux contrastes entre groupes instrumentaux, capable de sublimer la mélodie du violon solo dans le Largo central. Jenkins conserve ainsi l’essence même du concerto, sa tension dramatique et sa charge émotionnelle.

Le premier mouvement, Allegretto, est indissociable de la publicité télévisuelle, domaine dans lequel Jenkins a été plusieurs fois primé en tant que compositeur : écrit à l’origine pour une publicité du groupe diamantaire De Beers en 1993, la pièce s’invite encore aujourd’hui dans des campagnes commerciales de grandes firmes comme Loréal, Renault ou Nike. En 1996, l’album Diamond Music intègre le mouvement dans un concerto en trois parties sous le titre de Palladio, interprété par le London Philharmonic Orchestra.

– Bénédicte Hertz