Notes de programme

Michel Plasson

Jeu. 3 fév. et sam. 5 fév. 2022

Retour au concert des jeu. 3 et sam. 5 fév. 2022

Programme détaillé

Gabriel Fauré (1845-1924)
Pelléas et Mélisande, suite d’orchestre op. 80

I. Prélude : Andante molto moderato
II. Fileuse (2e entracte) : Andantino quasi allegretto
III. Sicilienne (3e entracte) : Allegretto molto moderato
IV. Mort de Mélisande (4e entracte) : Molto adagio

[18 min]

Ernest Chausson (1855-1899)
Poème de l’amour et de la mer, op. 19

Poèmes de Maurice Bouchor 

I. La Fleur des eaux
Interlude
II. La Mort de l’amour

[27 min]

-- Entracte --

César Franck  (1822-1890)
Symphonie en ré mineur

I. Lento. Allegro non troppo
II. Allegretto
III. Finale : allegro non troppo

[37 min]

Distribution

Orchestre national de Lyon
Michel Plasson 
direction
Véronique Gens soprano

Fauré, Pelléas et Mélisande

Musique de scène pour la pièce de Maeterlinck, dans la traduction anglaise de Jack W. Mackail
Composition : mai 1898 (version pour piano), orchestration dans la foulée par Charles Kœchlin.
Création : Londres, au Théâtre du Prince de Galles, 21 juin 1898, sous la direction de l’auteur.

Suite d’orchestre
Réalisation : 1898.
Création : Paris, 3 février 1901, aux Concerts Lamoureux, sous la direction de Camille Chevillard.

Le 17 mai 1893, le Théâtre des Bouffes parisiens donna une représentation unique de la pièce de Maurice Maeterlinck Pelléas et Mélisande. Ce spectacle, qui eut lieu devant un aréopage artistique et mondain, constitue une date dans la vie culturelle de cette époque. Le cadre médiéval et celtique, fort vague, l’histoire d’amour malheureux et de jalousie s’inscrivent dans un romantisme proche de Tristan et Isolde de Wagner, tandis que le ton, très particulier, créé par de courtes phrases, des bribes de paroles semblant surnager sur un océan de silence, est emblématique du symbolisme théâtral. Les personnages, peu éloquents et souvent velléitaires, semblent mus par les puissantes forces de l’inconscient, qui les dépassent. Cet aspect remarquable de la pièce fascina Debussy, qui décida d’en faire un opéra.

Lugné-Poe, metteur en scène de Pelléas et Mélisande, donna ensuite la pièce à Londres. C’est alors qu’une actrice, Mrs Patrick Campbell, forma le projet de monter l’œuvre dans une version anglaise, accompagnée d’une musique de scène qui en prolongerait la poésie et le mystère. Mrs Campbell sollicita tout d’abord la collaboration de Debussy, mais celui-ci, très absorbé par son projet, refusa. En 1898, l’actrice rencontra Fauré, qui composa la partition en un mois. Faute de temps, il ne put l’orchestrer et confia cette tâche à son élève Charles Koechlin.

La création, qui attira un public anglais et français des plus choisis, fut un grand succès. Les décors et costumes, dessinés par le peintre préraphaélite Edward Burne-Jones, contribuèrent au charme de la représentation. Quant à la musique, Charles Koechlin dirait d’elle que «souple et vague, elle allait admirablement à la prose […] de Maeterlinck».

Le succès de ce spectacle poussa Fauré à tirer de la musique de scène une suite d’orchestre. Des dix-neuf morceaux constituant la partition originale, il en retint quatre. Il révisa l’orchestration de Koechlin, toute de transparence et de légèreté, pour un véritable orchestre symphonique (ce qui n’était pas le cas à Londres). Très perceptibles dans les deux morceaux extrêmes, ces modifications confèrent à l’œuvre une densité qui souligne sa dimension tragique.

«Une Fileuse pour casinos de stations balnéaires»
Claude Debussy

Une profonde mélancolie se dégage du thème du «Prélude», qui, développé dans une progression rigoureuse, atteint peu à peu des sommets passionnés. L’écriture diatonique et modale du début évolue vers un langage plus chromatique, chargé d’un romantisme proche de Tristan.

Toute différente est la «Fileuse», qui correspond à une scène que Debussy supprima. Sœur jumelle de Marguerite, Mélisande y file un rouet figuré par un mouvement continu donné par les violons en sourdine. Le hautbois dessine un thème naïf mais empreint d’une certaine coquetterie, attirant les sarcasmes de Debussy qui qualifia notre héroïne de «Fileuse pour casinos de stations balnéaires». Le caustique musicien n’entrevit probablement pas la parenté étroite qui unit ce thème à celui de la mort de Mélisande, judicieusement relevée par le musicologue Jean-Michel Nectoux. Parenté tout à fait conforme à la pensée symboliste qui ne conçoit pas le temps comme une trajectoire unidirectionnelle, mais comme une toile arachnéenne tissée de rapports subtils et de prémonitions fugaces.

De loin la plus célèbre des quatre pièces, la «Sicilienne» fut composée pour une autre musique de scène de Fauré, celle du Bourgeois gentilhomme. Mais, placée dans la pièce de Maeterlinck au début de l’acte II, quand naît l’amour entre les deux héros au bord de la fontaine et que Mélisande joue avec son anneau, elle ne sonne nullement anachronique. Le duo flûte et harpe et l’archaïsme discret de l’écriture lui donnent une couleur celtique et médiévale. 

En conclusion résonne la marche funèbre annonçant la mort de Mélisande. Le thème éthéré, plein de tristesse, est accompagné d’un motif pointé qui rythme une progression dans laquelle la trompette, s’imposant peu à peu, clame son chant tragique.

– Anne Rousselin

Chausson, Poème de l’amour et de la mer

Composition : de 1882 au 13 juin 1892.
Création (version pour voix et piano) : Bruxelles, 21 février 1896, par Désiré Demest (ténor) et l’auteur au piano ; (version pour voix et orchestre) : Paris, 8 avril 1896, par Éléonore Blanc (soprano) et l’Orchestre de la Société nationale de musique sous la direction de Gabriel Marie.
Dédicace : à Henri Duparc.

Comme de nombreuses autres mélodies de Chausson, le Poème de l’amour et de la mer repose sur des poèmes d’un ami du compositeur, Maurice Bouchor, auteur aujourd’hui oublié mais qui eut son heure de gloire (il possède même une rue dans le XIVe arrondissement de Paris). L’œuvre regroupe six poèmes empruntés aux deux premiers volumes du recueil presque homonyme Poèmes de l’amour et de la mer (1875) – volumes dont les deux volets de la partition prendront le nom (La Fleur des eaux et La Mort de l’amour).

La composition se fait par étapes : en 1882, à peine sorti de la classe de Jules Massenet au Conservatoire de Paris, Chausson met en musique les trois poèmes issus de La Fleur des eaux. Quatre ans plus tard, il met en musique Le Temps des lilas, qu’il publie isolément dans sa forme pour chant et piano ; par la suite, il le fait précéder de deux autres poèmes de La Mort de l’amour. Le 21 février 1896, la version pour chant et piano du Poème est présentée à Bruxelles par Désiré Demest et l’auteur au clavier. Éléonore Blanc et l’Orchestre de la Société nationale de musique créent la version orchestrale le 8 avril suivant à Paris.

Un ensemble indissoluble

Par cette œuvre, Chausson montre la singularité de son inspiration. Le principal modèle qui s’offrait à lui en matière de mélodie française avec orchestre était le recueil des Nuits d’été d’Hector Berlioz, publié en 1841 et orchestré quinze ans plus tard. Mais si les liens entre les six mélodies de Berlioz étaient assez lâches, rien n’empêchant d’en exécuter certaines isolément du tout, le diptyque de Chausson forme un ensemble indissoluble puisque les deux volets sont reliés par un interlude orchestral et que plusieurs autres éléments thématiques assurent la cohésion du tout.

Deux grands thèmes irriguent toute la partition. Le premier, présenté par les violons au début de l’œuvre, réapparaîtra sous de nombreux visages – notamment à l’entrée de la voix. Au-delà de sa beauté intrinsèque, il tire sa magie de son ambiguïté tonale et modale (il commence en sol majeur, mais l’écho aux vents se fait en mi mineur). Si le premier thème est présenté d’entrée de jeu puis se métamorphose, le second thème effectue le cheminement inverse : il est évoqué par bribes, puis de manière plus explicite dans l’interlude (solo de basson), mais ne trouvera sa pleine expression que dans Le Temps des lilas.

Le mouvement des vagues se traduit dans le détail de l’écriture : les dessins ondulants des motifs, les mouvements contraires entre les voix, les éclaboussures de lumière. Mais la grande forme est elle aussi un incessant mouvement de flux et de reflux entre passages exaltés et désolés, entre voix et orchestre (chacun des deux volets chantés se subdivise lui-même en trois poèmes, et ces poèmes en trois sections, toutes ces subdivisions encadrées de postludes, interludes et postludes orchestraux).

On a souvent parlé d’influence wagnérienne dans ce cycle – de 1879 à 1882, Chausson avait fait le voyage à Munich, puis à Bayreuth, s’enthousiasmant successivement pour Le Vaisseau fantôme, le Ring, Tristan et Isolde et Parsifal. Mais, au-delà de l’idée même d’inclure la voix dans un discours orchestral aussi élaboré, s’il est un Wagner auquel cette partition fait penser c’est plutôt celui, lumineux et tendre, de Siegfried-Idyll, au moins dans les premières pages. Après le choc de Parsifal en 1882, le style de Chausson s’écarta en effet progressivement de celui de Wagner pour trouver sa voie propre – sous l’influence de ses deux maîtres, Jules Massenet (notamment dans l’écriture vocale et l’orchestration) et César Franck (dans l’harmonie chromatique et le maniement de la forme).

S’il fallait trouver un équivalent de ce cycle dans le monde germanique, peut-être faudrait-il le chercher auprès de l’autre Richard, Strauss, et de ses Quatre Derniers Lieder, postérieurs d’un demi-siècle (1949) mais issus d’un style postromantique assez proche. La nature y est pareillement la métaphore de la vie : le cycle impitoyable des amours qui se font et se défont chez Chausson, celui de la vie qui s’effrite et du temps qui passe chez Strauss. Les deux recueils exaltent l’ivresse d’un printemps radieux, avec ses chants d’oiseaux réjouis, ses parfums floraux et ses couleurs, pour plonger dans un automne envahi par la mélancolie. L’orchestre de Strauss sera plus massif, plus luxuriant encore. Mais la palette de Chausson laisse la même impression d’opulence, de vie intense, d’hédonisme sonore, jusque dans la désolation des derniers vers. 

– Claire Delamarche

Franck, Symphonie en ré mineur

Composition : de 1886 au 22 août 1888.
Création : Paris, Conservatoire, 17 février 1889, par l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire sous la direction Jules Garcin.
Dédicace : «À mon cher ami Henri Duparc.»

Le talent de compositeur de César Franck ne se révéla que sur le tard, vers la quarantaine (si l’on excepte quelques rares pages de jeunesse comme les Trios concertants et l’oratorio Ruth) : ce destin le rapproche d’un autre organiste compositeur, Anton Bruckner, son cadet de deux ans. Longtemps, il se contenta modestement de sa tribune d’orgue à l’église Sainte-Clotilde de Paris, loin des cercles en vue et ne recevant, pour toute reconnaissance officielle de son talent, que le poste de professeur d’orgue au Conservatoire, à cinquante ans.

Grâce à cette lente maturation, Franck put offrir dans les trois dernières décennies de sa vie une série d’œuvres dont l’influence lui permet aujourd’hui d’être reconnu à l’égal d’un Fauré. Parmi ses toutes dernières œuvres, certaines furent très bien accueillies, notamment le Quatuor à cordes (1889). En revanche, la Symphonie en ré mineur se heurta à l’incompréhension quasi générale. La création eut lieu au Conservatoire le 17 février 1889. À en croire Vincent d’Indy, les musiciens refusèrent tout d’abord de jouer l’œuvre, et seul l’entêtement du chef d’orchestre, Jules Garcin, finit par les faire plier. Quant au public et à la critique, ils balançaient entre l’ennui, l’ironie et l’exaspération.

En ces temps d’après guerre de 1870, on reprochait à Franck (qui, rappelons-le, était belge !) d’avoir cédé trop facilement aux sirènes wagnériennes. Cet orchestre imposant, cette harmonie chromatique, osant des glissements hardis d’une tonalité à l’autre, ne portaient-ils pas l’empreinte du maître de Bayreuth ? Franck ne cachait pas son admiration pour Wagner, dont il avait découvert Tristan et Isolde en 1875. Mais peu de compositeurs français, en cette fin de XIXe siècle, échappèrent à la «wagnéromania», à laquelle succomba même le jeune Debussy.

L’autre grief fait à Franck était qu’il traitait l’orchestre en organiste : l’opposition de blocs sonores rappelant de rapides changements de claviers, une ligne sourde dans les cordes graves évoquant des fonds de pédale, le solo de cor anglais de l’Allegretto s’élevant comme au clavier de récit, des doublures entre vents et cordes à la manière des accouplements de claviers… Franck lui-même émit des réserves sur sa symphonie, notamment quant à l’usage qu’il faisait des vents. Néanmoins, il avait déjà fait la preuve à de nombreuses reprises de son talent d’orchestrateur et n’avait abordé le genre roi de la symphonie qu’une fois certain de maîtriser à la fois cette formidable palette et la vaste architecture qui la mettrait en valeur.

En effet, la Symphonie en ré se place au confluent de deux séries d’œuvres. Elle procède bien sûr des admirables poèmes symphoniques, hélas ! bien négligés, que sont Les Éolides (1876), Le Chasseur maudit (1882) ou Psyché (1888), voire de pages concertantes avec piano comme Les Djinns (1884) et les Variations symphoniques (1885). Mais elle est également, sur le plan formel, le point d’aboutissement d’une longue recherche sur le principe cyclique (la permanence d’un thème générateur au sein des différents mouvements), jalonnée par le quintette avec piano (1879), Prélude, Choral et Fugue pour piano (1884) et la Sonate pour piano et violon (1886). Ce type de forme, surgissant d’un motif unique avec un mélange de liberté et de majesté, reflète en outre le génie d’improvisateur dont Franck faisait preuve à l’orgue. Toute la profusion de thèmes de la symphonie découle peu ou prou du motif interrogatif énoncé, dans les toutes premières mesures, par les altos, violoncelles et contrebasses – un motif dans lequel on a pu reconnaître à la fois un écho du fameux Muß es sein ? [Cela doit-il être ?] du dernier quatuor à cordes de Beethoven et un rappel des Préludes, le poème symphonique de Liszt (autre improvisateur de génie, organiste et adepte de ces formes cycliques).

«Une constante ascension vers la pure joie et la vivifiante lumière, parce que la construction en est solide et les thèmes des manifestations de beauté»
Vincent d’Indy

À en croire Vincent d’Indy, la composition commença dès 1886. Mais c’est durant l’été 1887 que Franck jeta sur le papier la plupart des esquisses. Et le compositeur, trop occupé par ses activités de professeur et d’organiste, attendit encore un an pour y mettre un point final : la partition porte «À mon cher ami Henri Duparc. César Franck. Paris, 22 août 1888.» La création récente de trois autres monuments symphoniques français, la Troisième Symphonie de Camille Saint-Saëns, «avec orgue» (1885), la Symphonie en sol mineur d’Édouard Lalo et la Symphonie cévenole de Vincent d’Indy (1886), le confortèrent certainement dans son projet. D’autres monuments symphoniques étaient encore à venir, dans ces deux décennies particulièrement riches : la Symphonie en si bémol de Chausson (1890), les trois premières symphonies de Magnard (1890, 1893 et 1899) et la Symphonie en ut de Dukas (1897).

Mais la voie qu’emprunte la Symphonie en ré est des plus personnelles, comme les analystes l’ont depuis longtemps souligné. La première audace survient dès le premier mouvement. Après une introduction Lento, présentant le motif générateur, s’élance l’Allegro non troppo. Franck prend soin d’en exposer à deux reprises le thème principal. Mais la seconde fois, au lieu du ton principal de ré mineur, il apparaît dans celui de fa mineur, assez éloigné. Cette modulation prépare en fait l’arrivée du second groupe thématique, en fa majeur, formé par un thème de cordes cantabile et un autre puissamment syncopé, qui dominera la section de développement. L’ample coda superpose tout ce matériau en un contrepoint grandiose.

Comme l’a fait remarquer Pierre de Bréville, compositeur, critique musical et élève de Franck, l’Allegretto central, en si bémol mineur, tient lieu à la fois de mouvement lent et de scherzo. Selon une technique qui lui est familière, Franck présente deux groupes thématiques au caractère différent, avant de les combiner dans la section finale. Introduit par le cor anglais, le premier thème possède un indéniable parfum de passacaille avec son accompagnement de cordes en pizzicati et de harpe marchant, d’un pas immuable, selon une carrure de huit mesures. Un motif secondaire s’élève aux cordes, en si bémol majeur : ce sera la tonalité du second thème, celui qui s’apparente au scherzo. Plus alerte, ce nouveau thème danse légèrement au-dessus de trémolos de cordes, donnant lui-même naissance à plusieurs motifs dérivés, notamment une ligne de clarinette expressive au rythme pointé.

En majeur, le finale (Allegro non troppo) adopte une forme tout aussi libre que les deux mouvements précédents. «Ainsi que dans la Neuvième Symphonie de Beethoven, explique le compositeur, [il] rappelle tous les thèmes ; mais ils n’apparaissent pas comme des citations, j’en fais quelque chose, ils jouent le rôle d’éléments nouveaux.» Le thème principal, présenté par les bassons et violoncelles, est cependant nouveau ; il enfle jusqu’à faire naître un second thème, en si majeur, entonné par les cuivres. Après le long développement, jouant sur la quasi-totalité des thèmes entendus dans la symphonie entière, un long crescendo ramène le thème du troisième mouvement. Présenté dans tout l’éclat du tutti orchestral, il offre à l’œuvre une coda triomphale.

Ainsi la symphonie se révèle-t-elle être «une constante ascension vers la pure joie et la vivifiante lumière, parce que la construction en est solide et les thèmes des manifestations de beauté», pour reprendre les mots de d’Indy ; «ad astra per aspera» (vers les astres par une route escarpée) ou, en des termes plus franckistes, du tourment à la rédemption.

– CD

Poème de l’Amour de la mer - poèmes

La fleur des eaux

L’air est plein d’une odeur exquise de lilas,
Qui, fleurissant du haut des murs jusques en bas,
Embaument les cheveux des femmes.
La mer au grand soleil va toute s’embraser,
Et sur le sable fin qu’elles viennent baiser
Roulent d’éblouissantes lames.

Ô ciel qui de ses yeux dois porter la couleur,
Brise qui va chanter dans les lilas en fleur
Pour en sortir tout embaumée,
Ruisseaux, qui mouillerez sa robe,
Ô verts sentiers,
Vous qui tressaillerez sous ses chers petits pieds,
Faites-moi voir ma bien-aimée !

Et mon cœur s’est levé par ce matin d’été ;
Car une belle enfant était sur le rivage,
Laissant errer sur moi des yeux pleins de clarté,
Et qui me souriait d’un air tendre et sauvage.

Toi que transfiguraient la Jeunesse et l’Amour, 
Tu m’apparus alors comme l’âme des choses ; 
Mon cœur vola vers toi, tu le pris sans retour, 
Et du ciel entr’ouvert pleuvaient sur nous des roses.

Quel son lamentable et sauvage
Va sonner l’heure de l’adieu !
La mer roule sur le rivage, 
Moqueuse, et se souciant peu
Que ce soit l’heure de l’adieu.

Des oiseaux passent, l’aile ouverte, 
Sur l’abîme presque joyeux ; 
Au grand soleil la mer est verte,
Et je saigne, silencieux,
En regardant briller les cieux.

Je saigne en regardant ma vie
Qui va s’éloigner sur les flots ; 
Mon âme unique m’est ravie
Et la sombre clameur des flots
Couvre le bruit de mes sanglots.

Qui sait si cette mer cruelle
La ramènera vers mon cœur ?
Mes regards sont fixés sur elle ; 
La mer chante, et le vent moqueur
Raille l’angoisse de mon cœur.

La mort de l’Amour

Bientôt l’île bleue et joyeuse
Parmi les rocs m’apparaîtra ;
L’île sur l’eau silencieuse
Comme un nénuphar flottera.

À travers la mer d’améthyste
Doucement glisse le bateau,
Et je serai joyeux et triste
De tant me souvenir bientôt !

Le vent roulait les feuilles mortes ;
Mes pensées
Roulaient comme des feuilles mortes,
Dans la nuit.

Jamais si doucement au ciel noir n’avaient lui
Les mille roses d’or d’où tombent les rosées !
Une danse effrayante, et les feuilles froissées,
Et qui rendaient un son métallique, valsaient,
Semblaient gémir sous les étoiles, et disaient
L’inexprimable horreur des amours trépassés.

Les grands hêtres d’argent que la lune baisait
Étaient des spectres : moi, tout mon sang se glaçait
En voyant mon aimée étrangement sourire.
Comme des fronts de morts nos fronts avaient pâli,
Et, muet, me penchant vers elle, je pus lire
Ce mot fatal écrit dans ses grands yeux : l’oubli.

Le temps des lilas et le temps des roses
Ne reviendra plus à ce printemps-ci ;
Le temps des lilas et le temps des roses
Est passé, le temps des œillets aussi.

Le vent a changé, les cieux sont moroses,
Et nous n’irons plus courir, et cueillir
Les lilas en fleur et les belles roses ;
Le printemps est triste et ne peut fleurir.

Oh ! joyeux et doux printemps de l’année,
Qui vins, l’an passé, nous ensoleiller,
Notre fleur d’amour est si bien fanée,
Las ! que ton baiser ne peut l’éveiller !

Et toi, que fais-tu ? pas de fleurs écloses,
Point de gai soleil ni d’ombrages frais ;
Le temps des lilas et le temps des roses
Avec notre amour est mort à jamais.

Poèmes de Maurice Bouchor 

LE PODCAST DE L’AO