Notes de programme

NEMANJA RADULOVIĆ

Ven. 12 avril 2024

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Programme détaillé

Maurice Ravel (1875-1937)
Alborada del gracioso

[8 min]

Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893)
Concerto pour violon et orchestre en ré majeur, op. 35

I. Allegro moderato – Moderato assai
II. Canzonetta : Andante
III. Finale : Allegro vivacissimo

[35 min]
 

---  Entracte ---

Maurice Ravel
Daphnis et Chloé

Symphonie chorégraphique en trois parties sur un argument de Michel Fokine

Première partie
Introduction – Danse religieuse – Scène – Danse générale – Scène – Danse grotesque de Dorcon – Danse légère et gracieuse de Daphnis – Scène – Nocturne – Danse lente et mystérieuse des Nymphes
Deuxième partie
Interlude – Danse guerrière – Danse suppliante de Chloé – Scène
Troisième partie
Lever du jour – Pantomime – Danse générale et Bacchanale

[55 min]

Distribution

Orchestre philharmonique de Strasbourg
Aziz Shokhakimov 
direction
Nemanja Radulović violon

Introduction

Si, parmi les concertos pour violon, celui de Beethoven est le prince et celui de Brahms le roi, celui de Tchaïkovski (de 1878, ce qui en fait l’exact contemporain du précédent) est certainement l’empereur. Né comme œuvre de renouveau après la profonde crise personnelle engendrée par un désastreux mariage, il porte la trace de l’amitié – voire plus – qui liait le compositeur à son élève Joseph Kotek, inspirateur de l’œuvre et conseiller de l’auteur pour la technique de violon. On y entend toute l’exaltation dont était capable Tchaïkovski mais aussi, dans la «Canzonetta» centrale, la sérénité idyllique des rives du Léman où les deux musiciens séjournaient chez le frère de Tchaïkovski. La grâce de l’orchestre ravélien offre le contrepoint parfait aux débordements tchaïkovskiens. La grâce un peu fanée et grotesque du gracioso bien sûr, bouffon des comédies espagnoles, dans cette Alborada [Aubade], orchestration (1918) d’une pièce pour piano issue du recueil des Miroirs (1904-1905). Une grâce qui, dans Daphnis et Chloé (ballet composé en 1913 pour les Ballets russes de Serge Diaghilev et présenté ici, fait rare, sous sa forme intégrale), ne manque ni de grandes envolées ni de puissants éclats.

Ravel, Alborada del gracioso

Pièce pour piano : extraite des Miroirs (1904-1905), dédiée à Michel D. Calvocoressi. 
Orchestration : Ravel, 1918.
Création (version orchestrale) : Paris, 17 mai 1919, par l’Orchestre Pasdeloup, sous la direction Rhené-Baton. 

Voici un paradoxe fascinant : l’inspiration de Ravel est manifestement liée à son contact intime avec le clavier du piano, d’où sont nés la plupart de ses chefs-d’œuvre, et pourtant il fut aussi l’un des plus grands orchestrateurs de son temps, appliquant cet art de la couleur orchestrale à ses propres compositions pour piano, comme à celles de musiciens qu’il aimait (Moussorgski, Chabrier, Chopin, Schumann, Debussy…).

Quand on écoute la version initiale pour piano de l’Alborada del gracioso, quatrième pièce du recueil Miroirs, on ne peut imaginer qu’une musique aussi tributaire de la technique du clavier comme de ses sonorités (notes répétées crépitantes, glissandos, énergie émanant de l’ampleur et de la vivacité des déplacements des mains) ait pu devenir également l’une des pièces d’orchestre les plus éblouissantes qui soit. Et le plus étonnant, c’est que l’absolue réussite de la seconde version n’a pas éclipsé la première, que tout pianiste virtuose se doit d’avoir à son répertoire. 

Si Ravel a parfois adopté divers déguisements plus au moins exotiques, il parle ici une langue hispanisante qui montre chez ce Basque une compréhension profonde de l’âme espagnole. Cette langue, il l’a parlée depuis ses débuts, dans la Habanera pour deux pianos qui l’a fait connaître à l’âge de 20 ans, et il y revient encore dans sa dernière œuvre achevée, les mélodies Don Quichotte à Dulcinée. Entre temps, il aura écrit, entre autres chefs-d’œuvre, l’éblouissant opéra L’Heure espagnole, la Rapsodie espagnole pour orchestre, ou encore le célébrissime Boléro

Le gracioso, c’est le bouffon des comédies espagnoles, croqué ici à la pointe sèche, en train de donner une sérénade sans espoir à une belle inaccessible. Le galant n’est sans doute pas de première jeunesse ; sa silhouette anguleuse, compassée et ridicule, se profile dans les accents heurtés de la musique, aux petites dissonances insistantes, dans la sécheresse de l’orchestre transformé au début en une immense guitare. Mais au cœur de la pièce, un récitatif quelque peu alambiqué mais d’autant plus poignant, confié à la voix noble du basson solo, laisse entrevoir une confidence où le grotesque et le tragique se mêlent intimement.

Les brefs accents passionnés qui soulèvent par moment tout l’orchestre prennent un ton déchirant, s’achevant en hoquetant dans un sanglot étranglé. Et toute la fin de la sérénade oscille dans cette ambigüité expressive : rythmes de danse contre lyrisme vocal, ironie et sens du drame. Rarement, les martèlements et les tourbillonnements des rythmes espagnols auront pris un caractère plus désespéré. 

– Isabelle Rouard
 

Tchaïkovski, Concerto pour violon

Composition : mars-avril 1878.
Création : Vienne, 8 décembre 1881, par Adolf Brodski, sous la direction de Hans Richter.

Exactement contemporain de celui de Brahms, pareillement écrit en 1878, le Concerto pour violon de Tchaïkovski est le premier à faire date dans la musique. C’est la découverte de la Symphonie espagnole de Lalo, révélée à Tchaïkovski par son élève Joseph Kotek au début de 1878 lors d’un séjour en Suisse à Clarens, qui a donné l’impulsion, et la partition fut menée à bien en un mois, dans un élan d’enthousiasme créateur. Originalement, le dédicataire en devait être le grand virtuose hongrois Leopold Auer, professeur au Conservatoire de Saint-Pétersbourg et véritable père de toute l’école de violon russe. Mais il refusa de le jouer, le trouvant inexécutable. Tchaïkovski, qui n’était pas violoniste lui-même, n’était pas entièrement au fait des possibilités techniques de l’instrument – encore un point commun avec Brahms ! Le créateur en fut finalement le jeune Adolf Brodski, qui le joua à Vienne le 8 décembre 1881 sous la direction de Hans Richter.

Quant à Auer, il finit tout de même par l’inclure dans son répertoire, mais seulement après la mort de Tchaïkovski et après y avoir introduit un certain nombre de modifications. En dépit d’un article fielleux, resté célèbre, du critique viennois Edouard Hanslick, se déchaînant contre «un violon qui grince, racle, hurle», et une musique que «l’on entend sentir mauvais», le concerto acquit rapidement une popularité qui ne s’est pas démenti depuis lors. Il y a quelques années, un nouvel hommage lui a été rendu avec le film Le Concert de Radu Mihaileanu. 

«Aux antipodes du Tchaïkovski pathétique»

Au début de l’Allegro moderato, une courte introduction orchestrale ébauche le thème que le violon va faire entendre sous sa forme définitive, belle mélodie souple et gracieusement enjouée. La virtuosité s’impose rapidement en successions de rythmes pointés et de traits. Le second thème, doucement balancé, est lui aussi exposé par le soliste. L’intensité dynamique s’exacerbe ensuite, le conflit entre le violon et l’orchestre se précise, et une première culmination reprend le thème initial au tutti. La cadence, placée avant la réexposition, fait entendre des éléments des deux thèmes et enchaîne de nombreux procédés virtuoses. Autant ces mélodies portent en elles-mêmes la signature à la fois gracieuse et mélancolique de leur auteur, autant on sent à côté de cela sa volonté de faire briller le virtuose par tous les moyens. 

Le second mouvement, «Canzonetta» en sol mineur, toute d’élégie et de confidences, est assurément dépourvu de toute recherche d’effets extérieurs. Une introduction en accords aux instruments à vent précède l’entrée du violon, muni d’une sourdine. Il y a assez peu de contrastes à l’intérieur du mouvement, hormis des chromatismes et des triolets staccato dans le volet central, qui ne rompent pas l’homogénéité voulue. Quelques dialogues s’articulent entre le soliste et les bois de l’orchestre lors du retour du thème initial. 

Le finale, Allegro vivacissimo, s’enchaîne directement, débutant par des sursauts fougueux de l’archet mordant sur la corde grave, dans un style typiquement tsigane. Puis le premier thème, lancé par le soliste, fait une allusion directe à Mendelssohn, par sa similitude de rythme et d’esprit avec le thème correspondant dans le concerto de ce dernier. Entre traits de notes conjointes et bondissements, on en arrive au second thème, qui est l’élément folklorique de l’œuvre. Sur fond de bourdon de quinte, c’est une robuste danse paysanne, volontairement lourde, mais respirant la santé et la bonne humeur, où l’on croit entendre sur les temps forts les claquements de talon. On est là aux antipodes du Tchaïkovski «pathétique», avec un nouvel exemple de ce besoin qu’éprouvaient les intellectuels et artistes russes de se ressourcer auprès du peuple… La seconde partie de ce thème donne d’abord lieu à une paraphrase orchestrale aux cordes et au cor, puis à une variante qui sert de transition lyrique, avec un tempo qui se ralentit avant le retour du premier thème. Le tout est repris ensuite avec quelques différenciations, surtout dans la partie soliste, la danse est présentée elle aussi avec des variantes nouvelles, et l’élan dynamique ne cesse de croître jusqu’à la fin du mouvement.

– André Lischke

Ravel, Daphnis et Chloé

Composition : commencée en juin 1909 achevée le 5 avril 1912 à Paris.
Création : 8 juin 1912, Paris, Théâtre du Châtelet, dans le cadre de la saison des Ballets russes, sous la direction de Pierre Monteux.

Composition : commencée en juin 1909 et achevée le 5 avril 1912 à Paris.
Création : Paris, Théâtre du Châtelet, 8 juin 1912, dans le cadre de la saison des Ballets russes, sous la direction de Pierre Monteux.

Dans le paysage culturel français du début du XXe siècle, un nom revient sans cesse : celui de Serge Diaghilev. Même s’il est associé à une compagnie de danse, les Ballets russes (qu’il fonda en 1909), son rayonnement dépassa largement ce seul art. Sa première apparition à Paris fut un concert de musique russe en 1907 et, l’année suivante, il organisa les premières représentations hors de Russie de Boris Godounov, l’opéra de Moussorgski, avec dans le rôle titre Fédor Chaliapine.

Diaghilev avait un flair exceptionnel pour dénicher les nouveaux talents, et un don non moins extraordinaire pour fédérer les arts dans des spectacles grandioses où rien, de la danse, des décors ou de la musique, n’était laissé au hasard. Lors de sa première saison parisienne, il lui fut reproché de sacrifier à des musiques mineures, qu’il s’agisse de partitions au pittoresque racoleur ou à des pots-pourris d’un goût discutable. Diaghilev se renseigna sur les compositeurs français à promouvoir, et c’est Dimitri Calvocoressi, érudit grec dont le nom est associé à de nombreux événements musicaux parisiens du début du siècle, qui lui parla de Maurice Ravel. Décision fut prise rapidement d’un ballet qu’il mettrait en musique, sur un argument du chorégraphe de la compagnie, Michel Fokine.

Dès l’été 1909, Ravel pouvait écrire à son amie Madame de Saint-Marceaux : «Il faut dire que je viens d’avoir une semaine insensée. Préparer un livret pour la prochaine saison russe. À peu près tous les soirs, travail jusqu’à trois heures du matin. Ce qui complique les choses, Fokine ne sait pas un mot de français. En russe, je ne sais que jurer. Malgré les interprètes, vous imaginez la saveur de ces entretiens

L’argument, œuvre de Fokine, est tiré d’un roman grec du IIe ou du IIIe siècle de notre ère, Les Amours de Daphnis et Chloé de Longus. Comme la Chine de Laideronnette, impératrice des pagodes (Ma Mère l’Oye) ou l’Espagne de la Rapsodie espagnole ou d’Alborada del gracioso, la Grèce antique de Daphnis naît dans l’imagination de Ravel. «Mon intention en écrivant [l’œuvre], déclarera Ravel, était de composer une vaste fresque musicale, moins soucieuse d’archaïsme que de fidélité à la Grèce de mes rêves qui s’apparente assez volontiers à celle qu’ont imaginée et dépeinte les artistes français de la fin du XVIIIe siècle.»

La partition coûtera à Ravel beaucoup de sueur. Il est en pleine composition lorsque la nouvelle étoile de la musique russe, Stravinsky, fait irruption sur la scène parisienne : le 25 juin 1910 est créé L’Oiseau de feu, premier de ses chefs-d’œuvre composés pour les Ballets russes. La barre est désormais placée très haut et, à 35 ans, Ravel ne veut pas démériter face à son cadet de sept ans. Une esquisse pianistique est prête au début de l’été 1910, mais l’achèvement du ballet prendra encore près de deux ans. Afin de tester l’efficacité de sa musique, Ravel demande à son ami le compositeur et chef d’orchestre Gabriel Pierné d’en présenter un large extrait aux Concerts Colonne, le 2 avril 1911. 

Stravinsky frappe de nouveau un grand coup avec Petrouchka, présenté le 13 juin 1911. Ravel, qui peine sur Daphnis, envisage de laisser Louis Aubert la finir à sa place. Diaghilev, de son côté, veut annuler le contrat, et c’est son danseur vedette, Vatslav Nijinski, qui l’en dissuade. Les danseurs trouvent la partition d’une difficulté extrême, butant notamment sur les mesures à cinq temps de la danse finale – ils auraient réussi à assimiler leur carrure particulière en scandant le nom de leur patron : Ser – ge – Dia – ghi – lev. Nijinski et Fokine se querellent sans cesse à propos de la chorégraphie. Ces tensions attiseront la rivalité entre Diaghilev et Fokine, et ce dernier quittera la compagnie à la fin de la saison. En dépit des difficultés de tous ordres qui auront jalonné la gestation, la première représentation a lieu à Paris le 8 juin 1912, au Théâtre du Chatelet, sous la direction de Pierre Monteux. Nijinski et Tamara Karsavina dansent les rôles principaux dans les décors et costumes créés par Léon Bakst. La réception est tiède, mais la musique acquiert rapidement une grande renommée au travers des deux suites de «fragments symphoniques» que Ravel en tire aussitôt. 

L’argument

La scène est sur l’île de Lesbos, dans une prairie bordant un bois sacré ; sur le côté s’ouvre une grotte, où se dresse un autel gardé par les statues de trois nymphes. Le berger Daphnis est amoureux de la bergère Chloé. Mais celle-ci est convoitée par le bouvier Dorcon, qui parvient à lui voler un baiser sous les yeux de Daphnis. Leurs amis proposent aux deux rivaux un concours de danse pour les départager. Dorcon interprète une danse de séduction grotesque, qui déclenche l’hilarité générale ; la danse de Daphnis est au contraire légère et gracieuse. L’assemblée entoure le couple enlacé. Chloé se retire avec la foule, laissant Daphnis en extase. Entre Lycénion, qui tente (sans succès) de séduire le jeune pâtre. Par deux fois, elle laisse tomber un des voiles qui lui couvrent les épaules, que Daphnis ramasse et remet en place. On perçoit le bruit d’armes : des pirates poursuivent Chloé. Daphnis arrive trop tard : les pirates l’ont enlevée. Fou de désespoir, il maudit les dieux et tombe évanoui. Les nymphes invoquent le dieu Pan, qui paraît. Daphnis se prosterne avec humilité. La deuxième partie se déroule chez les pirates, où Chloé est aux prises avec leur chef, le cruel Bryaxis. Mais de mystérieux petits feux s’allument çà et là : il s’agit des chèvre-pieds de Pan, venus délivrer Chloé avec leur maître. Le paysage bucolique de la première partie réapparaît pour la troisième. Le jour se lève et Daphnis retrouve Chloé. Le berger Lammon leur apprend que si Pan l’a sauvée, c’est en souvenir de la nymphe Syrinx, dont il fut autrefois épris. Daphnis et Chloé miment l’histoire de Pan et Syrinx dans une danse de plus en plus exaltée. Chloé tombe dans les bras de Daphnis et le couple se jure fidélité en sacrifiant deux moutons sur l’autel des nymphes. Leurs noces sont célébrées au son d’une danse générale qui se transforme en joyeuse bacchanale.

La partition

La partition de Ravel campe somptueusement cette Grèce irréelle, dont elle saisit la lumière avec une acuité particulière : frémissante et sensuelle au début de la première partie, qui se déroule lors d’un après-midi ensoleillé ; nocturne et mystérieuse dans l’interlude de la seconde, avant que s’ouvre le rideau sur le camp de pirates ; radieuse et envoûtante au début de la troisième, avec le célèbre «Lever de soleil». L’effectif orchestral redouble d’imagination pour créer des effets saisissants, que ce soit la sauvagerie de la «Danse guerrière» des pirates, la délicatesse du murmure des ruisseaux et des chants d’oiseux accompagnant le «Lever de soleil», la virtuosité vertigineuse de la flûte à l’évocation des amours de Pan et Syrinx ou l’ivresse de la «Danse générale» qui referme la partition, pour ne citer que quelques passages parmi les plus célèbres.

Par-delà la magnificence de son orchestration, Daphnis et Chloé se distingue par l’élévation de son inspiration et l’ambition de son propos. Dès les premières esquisses, Ravel veut dépasser le modèle du ballet à numéros, où solos, pas de deux ou danses caractéristiques se succèdent sans autre cohérence que celle offerte – ou non – par l’argument. Les succès de Stravinsky l’aiguillonnent et le confortent dans sa quête d’une partition à la complexité et à la cohésion symphoniques – le sous-titre de «symphonie chorégraphique» n’est pas choisi au hasard : derrière l’apparente liberté de cette partition qui se déroule d’un seul tenant, au gré des péripéties de l’argument, la construction se montre d’une rigueur inhabituelle dans un ballet, organisée par un réseau de motifs et de thèmes soumis à toutes sortes de développements et de récurrences. Daphnis et Chloé restera la partition orchestrale la plus vaste et la plus aboutie de Ravel.

– Claire Delamarche