Notes de programme

Orchestre national de Lille

Thierry Escaich

Programme détaillé

Thierry Escaich (né en 1965)
Concerto pour orgue et orchestre n° 1

I. Allegro moderato
II. Adagio
III. Vivacissimo
[28 min]

Ernest Chausson (1855-1899)
Symphonie en si bémol majeur, op. 20

I. Lent – Allegro molto
II. Très lent
III. Animé – Très animé
[33 min]

Orchestre national de Lille
Alexandre Bloch 
direction
Thierry Escaich orgue

Concert sans entracte.

Escaich, Concerto pour orgue n° 1

Composition : 1995.
Création mondiale : Paris, église Saint-Eustache, 5 décembre 1995, dans le cadre du Festival d’art sacré et du Concours international d’orgue de la Ville de Paris, par Henri-Franck Beaupérin (orgue), l’Ensemble orchestral de Paris et Jean-Jacques Kantorow (direction).
Commande : Musique nouvelle en liberté et la Ville de Paris.

À sa sortie du Conservatoire de Paris, muni de huit premiers prix au nombre desquels ceux d’orgue et de composition, Thierry Escaich n’imagine pas spécialement écrire pour son instrument. Après les Trois Esquisses (1990) et les Cinq Versets sur le «Victimæ paschali» (1991), il compose des pièces vocales, instrumentales et orchestrales. La seule exception est la Quatrième Esquisse, «Le Cri des abîmes» (1993), commande du Concours international d’orgue de Chartres. Dès ces pièces, il utilise l’orgue en compositeur plus qu’en organiste. Le pur hédonisme sonore l’intéresse aussi peu que la démonstration de virtuosité : il plie l’instrument au geste formel et au besoin d’expression. En 1995, il renoue avec l’orgue par deux fois : Récit, pour orgue seul, et le Premier Concerto, composé pour le Concours international d’orgue de la Ville de Paris et créé par son lauréat, Henri-Franck Beaupérin.

Le concerto est l’une des partitions les plus jouées de Thierry Escaich. Il doit beaucoup de cette popularité à Olivier Latry, organiste titulaire des grandes orgues de Notre-Dame de Paris et professeur au Conservatoire de Paris, qui en a assuré la diffusion en Europe, la création américaine et le premier enregistrement. L’auteur lui-même l’a joué à de nombreuses reprises, en Europe comme sur le continent américain (Chicago, Philadelphie).

Le Premier Concerto adopte la découpe traditionnelle du concerto, en trois mouvements (vif-lent-vif). Mais il renouvelle ce genre à plusieurs titres : en intégrant un fort élément dramatique, voire autobiographique ; et en profitant de cet alliage original que forment l’orgue et l’orchestre pour trouver de nouveaux équilibres sonores.

Les trois mouvements forment autant de montées paroxystiques, où les luttes personnelles de Thierry Escaich s’incarnent au travers de thèmes de plain-chant. Trépidant sous l’effet d’une battue incessante à la croche, l’Allegro moderato initial s’ouvre (et se referme) par un accord cinglant de l’orgue. Les cordes graves balbutient le Te Deum, hymne catholique de louange divine. Mais ces tentatives sont tuées dans l’œuf par un orgue de plus en plus péremptoire et laissent place finalement à une effrayante course à l’abîme.

Cœur vibrant de la partition, l’Adagio est de ces processions obsessionnelles qu’affectionne le compositeur. Tapi dans le grave des cors, mué en une sorte de thème de passacaille, le Te Deum prend des allures de Dies iræ (la Séquence apocalyptique de la Messe des morts grégorienne). Deux motifs funestes occupent le devant de la scène : une paraphrase du Sanctus de la même Messe des morts (jouée par le Cornet) et une phrase en notes répétées dont les contours rappellent le De profundis, la prière désespérée du Psaume CXXX («Des profondeurs je crie vers toi, Seigneur»). La supplique monte en véhémence, l’orchestre engloutit progressivement le soliste. La violence du cri final laisse les protagonistes exsangues ; seul le chant désolé du violoncelle émerge de ce néant.

Le Vivacissimo final combine la nervosité et la rudesse de l’Allegro avec le lyrisme angoissé de l’Adagio, mêlant les thèmes de ces deux mouvements en un rondo frénétique.

L’orgue et l’orchestre sont rois.
Hector Berlioz

Dans ce concerto, l’orgue tient un rôle singulier : virtuose, puissant, il n’a pourtant pas la place prépondérante et ni le caractère conquérant qu’aurait le soliste d’un concerto de Beethoven ou Brahms. Cette particularité est due en partie à la spécificité de l’orgue, que peu de compositeurs ont osé confronter à l’orchestre. «L’orgue et l’orchestre sont rois, écrivait Berlioz dans son Traité d’orchestration. Ou plutôt, l’un est Empereur et l’autre Pape ; leur mission n’est pas la même, leurs intérêts sont trop vastes et trop divers pour être confondus. Ainsi dans presque toutes les occasions où l’on a voulu opérer ce singulier approchement, ou l’orgue dominait l’orchestre de beaucoup, ou l’orchestre ayant été élevé à une puissance démesurée faisait presque disparaître son adversaire.»

Thierry Escaich fait mentir son aîné. Tout au long de la partition se révèle la volonté de trancher avec ce que des prédécesseurs comme Alexandre Guilmant, Camille Saint-Saëns, Charles-Marie Widor ou Francis Poulenc avaient pu faire en matière de composition pour orgue et orchestre. Aucun protagoniste n’est le serviteur ni la pâle réplique de l’autre, et leur rencontre ne se réduit pas non plus à un combat de titans. Le concerto témoigne de préoccupations organiques – trouver des points de rencontre entre des timbres dissemblables, glisser sans heurts d’une texture à une autre – qui, dès cette œuvre de relative jeunesse, occuperont un rang croissant dans la création escaichienne.

Les trémolos de cordes, les battements rapides de croches ou les résonances de cymbales animent la matière de l’orgue ; à l’inverse, les arpèges ou les spasmes rythmiques des claviers embrasent les tenues de cordes. L’ultime crescendo est particulièrement troublant. L’orchestre s’immisce peu à peu, insensiblement, dans la cadence du soliste : cuivres graves sur le thème de «passacaille», puis bois aigus sur celui du «De profundis»… ; pourtant, au plus fort de la montée, l’orgue reprend seul la parole, larguant des rafales de clusters sur un ostinato convulsif de pédale.

Les œuvres suivantes pour orgue et orchestre – le Second Concerto (2006), le poème symphonique pour orgue et orchestre La Barque solaire (2008) et Quatre Visages du temps (Troisième Concerto) (2017) poursuivront cette recherche d’une fusion encore plus intime entre l’orgue et l’orchestre, faisant naître des sonorités inouïes.

Claire Delamarche

Chausson, Symphonie en si bémol majeur

Composition : de septembre 1889 à décembre 1890.
Création : Paris, salle Érard, 18 avril 1891, sous la direction de l’auteur.

Ernest Chausson, sur lequel a lourdement pesé l’influence flamande de César Franck, était un des artistes les plus délicats de notre temps. Si l’influence du maître de Liège a pu servir, indéniablement, quelques musiciens contemporains, elle semble avoir plutôt desservi Chausson, dans ce sens qu’à des dons naturels d’élégance et de clarté, elle opposait cette rigueur sentimentale qui est à la base de l’esthétique franckiste.
Claude Debussy

Le jugement de Claude Debussy, émis en 1913 – soit quatorze ans après la mort prématurée de Chausson, victime d’un stupide accident de vélo – traduit le relatif dédain dans lequel le compositeur fut tenu par ses contemporains comme par ses successeurs. Né en 1855, Ernest-Amédée Chausson voyait l’avenir lui sourire. Issu d’une famille aisée, il partageait sa vie entre un hôtel particulier parisien et une villa à la campagne, brillant d’un côté dans les salons les plus en vue, jouissant de l’autre d’une quiétude très profitable à son activité de compositeur. Il fut l’un des disciples les plus aimés et les plus aimants de Franck, et certainement cette étiquette l’encombra-t-il plus souvent qu’il ne l’aurait souhaité.

Il est difficile, en effet, de ne pas juger sa Symphonie en si bémol, composée de septembre 1889 à décembre 1890, à l’aune de la Symphonie en ré mineur de Franck, achevée deux ans plus tôt et qui, avec la Troisième Symphonie de Saint-Saëns, «avec orgue» (1885), la Symphonie en sol mineur d’Édouard Lalo et la Symphonie cévenole de Vincent d’Indy (1886), signait le renouveau de la symphonie française.

L’influence de Franck et Wagner

L’influence de Franck se traduit dans la couleur orchestrale, dans le chromatisme, dans l’écriture en choral, dans la conduite d’amples mélodies à la tonalité changeante ; mais elle innerve également les strates plus secrètes de la symphonie : le recours à des thèmes cycliques (thèmes récurrents qui traversent les trois mouvements de l’œuvre) et la manière dont ces thèmes se métamorphosent pour engendrer de nouvelles idées, de nouveaux climats. La symphonie entière prend germe, en effet, dans le thème angoissé et sombre déployé dans les mesures initiales (clarinette, cor et cordes graves).

L’ombre de Wagner plane également sur cette partition. Comme tant de musiciens de sa génération, Chausson s’était rendu à Bayreuth et avait été envoûté. L’été 1889, quelques semaines avant de se mettre à sa symphonie, il avait entendu Tristan, Parsifal et Les Maîtres chanteurs.

Pour autant, Chausson ne fait pas œuvre d’épigone. Le lyrisme élégiaque qui imprègne sa symphonie n’appartient qu’à lui, et l’orchestration (plus transparente que celle de son maître), tout comme certaines harmonies hardies, font de cette œuvre un trait d’union entre Franck et les pages orchestrales de Debussy – dont Chausson soutint le talent et qu’il aida financièrement à certains moments.   

L’œuvre pas à pas

Les premières mesures de l’introduction lente, aux inflexions wagnériennes, placent l’auditeur dans un ailleurs indéterminé et lointain, dont on ressent le mystère autant que le caractère tragique. La musique se déploie, de plus en plus intense, jusqu’à l’irruption joyeuse de l’Allegro molto, saluée par une grande glissade de bois et de violons. L’énoncé du premier thème témoigne du soin méticuleux que Chausson apporte à l’orchestration : cor et basson solos sur les bruissements de seconds violons et d’altos, puis hautbois solo sur les trémolos des premiers violons, les volutes de clarinettes, les arpèges et accords de harpe. Tout, ici, est séduction sonore, et ce caractère s’intensifie à l’énoncé du second thème, au lyrisme lumineux. L’atmosphère évoque plutôt une journée de printemps ensoleillée en Provence que les rivages du Rhin. Mais le développement se montre plus inquiet, avec de nombreuses sautes d’humeur.

L’intensité émotionnelle perçue dans la coda de l’Allegro vivo se prolonge dans le mouvement central, Très lent, remarquable par la beauté de son expression autant que par la conduite magistrale en un ample crescendo.

Le finale commence dans une explosion d’énergie, fanfare cuivrée sur les vagues impétueuses de cordes. Après cette introduction notée «Animé», le tempo s’élève encore («Très animé») et le premier thème proprement dit, très franckiste, est présenté aux violoncelles, puis aux violons. Comme le premier mouvement, celui-ci est d’humeur changeante, les grosses masses orchestrales s’opposent aux solos délicats, et certaines sections ont un raffinement orchestral presque debussyste. Le sens du rythme est aussi remarquable que celui de la couleur : l’auditeur est pris dans un tourbillon qui lui laisse peu de répit. La réexposition, commencée avec une impétuosité intacte, mène toutefois à une conclusion apaisée introduite par la trompette solo – le passage le plus wagnérien de la partition, avec des références évidentes au Ring.

Chausson dédia sa symphonie à son beau-frère, le peintre Henri Lerolle, et en dirigea lui-même la création, le 18 avril 1891, salle Érard à Paris. Le succès fut au rendez-vous, mais c’est un véritable triomphe qui l’accueillit sept ans plus tard, lors d’un concert parisien de l’Orchestre philharmonique de Berlin dirigé par Artúr Nikisch.

En 1899, une seconde symphonie resta à l’état d’esquisse. La Symphonie en si bémol reste donc l’un des très rares témoignages du talent orchestral de Chausson, aux côtés du poème symphonique de jeunesse Viviane et du cycle pour voix et orchestre Poème de l’amour et de la mer, commencé en 1882 mais achevé en 1893 seulement, deux ans après la symphonie.

Claire Delamarche