Notes de programme

PINCHAS ZUKERMAN

Mer. 15 nov. 2023

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Programme détaillé

Edward Elgar (1857-1934)
Concerto pour violon en si mineur op. 61

I. Allegro
II. Andante
III. Allegro molto

[48 min]

 

--- Entracte ---

Johannes Brahms (1833-1897)
Symphonie n° 1, en ut mineur, op. 68

I. Un poco sostenuto – Allegro
II. Andante sostenuto
III. Un poco allegretto e grazioso
IV. Adagio – Più andante – Allegro non troppo, ma con brio – Più allegro

[45 min]

Distribution

Orchestre national de Lyon
Nikolaj Szeps-Znaider 
direction
Pinchas Zukerman violon

Télérama partenaire de l’événement.

Elgar, Concerto pour violon

Composition : 1909-1910.
Dédicataire : Fritz Kreisler.
Création : Londres, 10 novembre 1910, par Fritz Kreisler sous la direction du compositeur.

«Si vous voulez savoir qui je considère comme le plus grand compositeur vivant, je vous répondrai sans hésiter Elgar […]. Je ne dis cela pour plaire à personne ; c’est ma propre conviction […]. Je le place sur un pied d’égalité avec mes idoles, Beethoven et Brahms. Il est de la même famille aristocratique. Son invention, son orchestration, son harmonie, sa grandeur, c’est merveilleux. Et c’est de la musique pure, sans affectation.» Ainsi s’exprime le grand violoniste Fritz Kreisler dans une interview donnée au Hereford Journal en 1905 ; le virtuose ajoute ensuite : «J’aimerais qu’Elgar écrive quelque chose pour le violon.»

Son désir se réalise quelques années plus tard : en 1909, grâce à une commande de la Royal Philharmonic Society de Londres, Elgar se met au travail. Malgré l’intimité qu’il entretient avec l’instrument (il avait pensé dans sa jeunesse à faire carrière comme violoniste, et avait esquissé un premier concerto vers 1890), le compositeur sollicite les avis de Kreisler et de W. H. «Billy» Reed, l’un des membres fondateurs du London Symphony Orchestra. Tous deux l’aident avec les coups d’archets, doigtés et passages de virtuosité de la partie soliste. Bien que certains passages soient retravaillés dans le sens d’une plus grande praticité pour l’interprète, le concerto reste l’un des plus difficile du répertoire, ainsi que l’un des plus longs.

La création en 1910 par Fritz Kreisler, à qui la pièce est dédiée, est un succès éblouissant – ce sera la dernière œuvre d’Elgar à connaître un tel accueil. Repris dans toute l’Europe par son dédicataire, le concerto entre aussi au répertoire des autres grands virtuoses de l’époque, tels Eugène Ysaÿe et Jascha Heifetz, qui le donne notamment à New York. Si, selon Kreisler lui-même, Ysaÿe était le meilleur interprète de l’œuvre, c’est à un autre violoniste que l’œuvre sera par la suite associée : Yehudi Menuhin. En 1932, le jeune homme de 16 ans l’enregistre en effet avec le London Symphony Orchestra dirigé par Elgar – une gravure qui restera mythique.

Le concerto pour violon, une autre énigme d’Elgar

Le Concerto pour violon op. 61 compte parmi les plus grandes réussites du compositeur, aux côtés d’autres partitions comme les Variations «Enigma», l’oratorio The Dream of Gerontius ou le plus tardif Concerto pour violoncelle. Animé d’un rare souffle poétique, il reste fortement influencé par une esthétique romantique où se devine notamment l’ombre portée de Brahms. Comme celui de Berg quelque vingt-cinq ans plus tard, c’est une œuvre intensément personnelle, voire autobiographique : «J’ai écrit mon âme en toutes lettres dans ce concerto, […] et tu le sais», affirme Elgar en 1912 à son amie Alice Stuart-Wortley. Outre la dédicace à Fritz Kreisler, la partition porte en exergue une phrase en espagnol empruntée au Gil Blas de Lesage : «Aquí está encerrada el alma de … » [«Ici est enfermée l’âme de … »]. L’identité de la personne à qui fait référence cette phrase n’est pas précisée – on sait qu’Elgar aimait les secrets et les devinettes, lui qui expliqua que les Variations «Enigma» étaient fondées sur un thème jamais joué mais bien connu, déchaînant ainsi les curiosités.

Plusieurs possibilités ont été envisagées par les proches du compositeur ainsi que les musicologues. Il pourrait notamment s’agir d’Alice Stuart-Wortley, qui était l’une des amies les plus proches d’Elgar, et à laquelle il parlait de «notre concerto», ainsi que des «thèmes Anémone» présents dans l’œuvre (Anémone étant le surnom dont il gratifiait Alice). 

Ouvert sur un long Allegro immensément virtuose, le concerto élabore ensuite en guise d’Andante une longue et douce cantilène. Tout comme celle-ci fait référence au premier mouvement, le finale retravaille des matériaux précédemment énoncés et débouche sur une cadence accompagnée qui, rappelant tous les thèmes, constitue le climax émotionnel et structurel de l’œuvre : «Elgar s’attarde sur ses thèmes comme s’il ne pouvait supporter de leur dire adieu, de peur de perdre l’âme qu’ils renferment», note le musicographe Henry Cope Colles, alors critique musical au Times.

– Angèle Leroy

Brahms, Symphonie n° 1

Composition : de 1855 à 1876.
Création : Vienne, 17 septembre 1876, sous la direction de Johannes Herbeck.

«Je ne composerai jamais de symphonie ! Tu n’as pas la moindre idée de ce que c’est d’entendre continuellement derrière soi les pas d’un géant !»

Lorsque Brahms quitte l’Allemagne du nord et s’établit à Vienne, en 1862, il s’y sent très vite chez lui. À 29 ans, il a encore de nombreuses choses à prouver, mais ses talents de pianiste et de chef de chœur l’installent rapidement comme une figure incontournable de la vie musicale locale, et l’on commence à voir en lui l’héritier de Beethoven.

Ce qui devrait être le plus beau des compliments se révèle en fait un poids écrasant. Beethoven est mort depuis vingt-cinq ans, mais il reste la référence absolue, surtout dans les trois genres qu’il a portés à leur pinacle : la sonate pour piano, le quatuor à cordes et la symphonie. Dans le premier domaine, Brahms n’a pas grand-chose à craindre. En 1852-1853, trois sonates ont jailli, et le jeune homme d’à peine 20 ans s’y est montré si original, si souverain, qu’il a déchaîné l’enthousiasme de Schumann et fait naître, sous la plume de son nouveau mentor, un article enflammé intitulé Neue Bahnen [Nouvelles Voies].

Concernant le quatuor à cordes, le fantôme de Beethoven se montre plus encombrant. À ses débuts, Brahms élude le problème et compose trios, quatuors avec piano et sextuors à cordes. La gestation du Premier Quatuor à cordes sera longue et douloureuse – huit ans ; elle ne prend fin qu’en 1873 (Brahms a alors 40 ans). Pour ce qui est de la symphonie, la référence beethovénienne est même totalement inhibante. Au début des années 1870, Brahms se plaint au chef d’orchestre Hermann Levi : «Je ne composerai jamais de symphonie ! Tu n’as pas la moindre idée de ce que c’est d’entendre continuellement derrière soi les pas d’un géant !» 

Brahms ne doutait pas de ses talents d’orchestrateur : à cette époque, il comptait déjà à son actif les deux Sérénades et le Premier Concerto pour piano, et le récent succès des Variations sur un thème de Haydn ne pouvait que l’encourager. Son souci était de manier une forme plus vaste. En cette année 1870, la Première Symphonie était déjà en chantier depuis quinze ans, sans que Brahms parvînt à en venir à bout. Le premier mouvement avait été commencé en 1855 et soumis en 1862, encore dépourvu de son introduction, au jugement de Clara Schumann (l’épouse de Robert). L’œuvre progressa rapidement en été 1874 mais ne fut achevée qu’en septembre 1876, après une gestation record de vingt et un ans. 

«Per aspera ad astra»

Dès sa parution, on ne manqua pas de mesurer la symphonie à l’aune du grand aîné. Eduard Hanslick, Friedrich Chrysander, Theodor Billroth, Alfred Dörffel remarquèrent une parenté avec la Neuvième Symphonie de Beethoven – parenté spirituelle, structurelle ou thématique selon les analyses. Tout le monde s’accordait cependant à reconnaître dans ce coup d’essai un coup de maître, et la marque d’un talent tout sauf épigonal. Le tribut à Beethoven est d’abord celui du trajet affectif de la symphonie, de l’ombre à la lumière, d’ut mineur à ut majeur. Le premier jet de 1855 portait comme devise «Per aspera ad astra» [«Par la souffrance vers la gloire»], qui pourrait aussi bien résumer la Neuvième de Beethoven. Et le majestueux thème du finale de Brahms – celui qui incarne cette «gloire» – rappelle celui de l’«Hymne à la joie» et comme lui se forge lentement, comme en hésitant, au cours d’une introduction lente. 

Là s’arrête la comparaison. Car pour magnifier son thème et les idées de fraternité qu’il véhicule, Beethoven réquisitionne un chœur et quatre solistes, et il ressasse et varie ledit thème à l’envi. Au contraire, Brahms renâcle à donner totalement la vedette au sien. Il ne fait que le citer dans le développement sans véritablement en exploiter les ressources, échafaudant le long et savant fugato sur le motif de transition ; et il préfère réexposer à sa place le second motif de l’introduction (un appel de cor en ut majeur, dont on a souvent souligné la parenté, surtout lors d’exécutions londoniennes, avec le Westminter Rounds du carillon de Big Ben) ainsi que les deux thèmes secondaires présentés lors de l’exposition ; quant à la coda, que l’on pouvait attendre à la complète dévotion de ce thème, elle ne s’intéresse guère qu’à sa forme préparatoire, entendue dans l’introduction.

Ce finale néanmoins grandiose est amené par trois mouvements plus classiques mais non moins réussis. Avec ses lignes tendues au-dessus d’une pédale de dominante rythmée par les timbales et les contrebasses, l’introduction Un poco sostenuto jette d’emblée la symphonie dans un climat menaçant. L’Allegro proprement dit ne sourit guère davantage, et il conserve d’ailleurs la même tonalité (ut mineur) et la même mesure (6/8) : un thème au rythme insistant, des cordes qui claquent sèchement, une orchestration massive. Le second thème, au hautbois, n’apporte qu’une accalmie fugitive, dans un mi bémol majeur incertain.

Le second mouvement, Andante sostenuto, rompt cette atmosphère par un mi majeur aussi surprenant que radieux, d’où s’élèvent les voix paisibles du hautbois, de la clarinette et du violon solo. Le tutti vient cependant régulièrement contredire cette sérénité, qui l’emporte finalement dans la coda.

La clarinette introduit sur une note champêtre le troisième mouvement, Un poco allegretto e grazioso en la bémol majeur, page à la poésie délicate. Les deux mouvements centraux forment les plages de repos indispensables entre le sombre premier mouvement et le finale qui, avant le solo de cor rappelant Big Ben, semble lui aussi courir au désastre.

Une première audition de l’œuvre fut donnée à Vienne le 17 septembre 1876, sous la direction de Johannes Herbeck. Une soirée préparatoire avait été organisée quelques jours auparavant en comité restreint, et Brahms y avait interprété sa propre réduction pour piano à quatre mains avec Ignaz Brüll. Le 18 janvier suivant, le compositeur remporta l’un de ses premiers triomphes à Leipzig en dirigeant sa symphonie à la tête de l’Orchestre du Gewandhaus. Nombre d’amis s’étaient pressés au concert : Clara Schumann, le violoniste József Joachim, l’éditeur Simrock. Ce succès en appela rapidement d’autres, y compris à l’étranger, et Brahms, enfin libéré de ses doutes, composa en quelques mois la symphonie suivante.

– Claire Delamarche