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Notes de programme

Roman Borisov

Mar. 14 oct. 2025

Programme détaillé

Ruth Crawford Seeger (1901-1953)
Préludes (sélection)

Cinq Préludes
– Prélude n° 1

Quatre Préludes
– Prélude n° 8
– Prélude n° 6

[15 min]

Robert Schumann (1810-1856)
Humoresque op. 20

I. Einfach [Simple]
II. Hastig [Hâtif]
III. Einfach und zart [Simple et tendre]
IV. Innig [Intime]
V. Sehr lebhaft, immer lebhafter [Très vif, toujours plus vif]
VI. Mit einigem Pomp [Avec une certaine pompe]
VII. Zum Beschluss [En guise de conclusion]

[25 min]

 

--- Entracte (10 minutes) ---

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Douze Variations sur une danse russe du ballet «Das Waldmädchen», WoO 71

[12 min]

Sergueï Rachmaninov (1873-1943)
Sonate pour piano n° 2, en si bémol mineur, op. 36

Version originale de 1913

I. Allegro agitato
II. Non allegro – Lento
III. Allegro molto

[25 min]

Dans le cadre d’Unanimes ! Avec les compositrices. Attentif depuis plusieurs années à la place des femmes dans sa programmation, l’Auditorium-Orchestre national de Lyon participe à cette initiative de l’Association française des orchestres (AFO) dédiée à la promotion des compositrices et de leur répertoire.

Distribution

Roman Borisov piano

Introduction

Disciple de Mary Lebenzon, emblématique professeure du Conservatoire de Novossibirsk, Roman Borisov a donné son premier récital en France en 2015. Il avait à peine 12 ans et avait alors conquis le public du festival Piano en Valois d’Angoulême. Depuis lors, il a fait du chemin, glanant toutes sortes de récompenses et enregistrant des premiers disques remarqués. Il ouvre ce récital salle Molière par les étonnants préludes de la compositrice américaine Ruth Crawford Seeger, composés à la fin des années 1920, qui adoptent les traits les plus audacieux de l’avant-garde. Dans son Humoresque (1839), Schumann dessine une mystérieuse voix intérieure dont les interprètes se demandent encore s’il faut la jouer ou seulement l’imaginer à travers les autres notes. Empruntant un thème prétendument russe à un ballet à la mode du compositeur tchèque Paul Vranitzky, Beethoven se l’approprie dans des variations (1796) jusqu’à en faire une prémonition de son Hymne à la joie. Quant à Rachmaninov, il s’inspire dans sa Deuxième Sonate (1913) de celle de Chopin, dans la même tonalité de si bémol majeur. Le compositeur russe révisera la partition en 1931, désireux de lui donner plus de concision. Roman Borisov a choisi ici de jouer la version originale.

Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon

Crawford Seeger, préludes

De quatre ans la cadette d’Henry Cowell (l’inventeur du cluster*), de trois ans celle de George Gershwin, Ruth Crawford Seeger a choisi la voie de l’ultra-modernisme avant de changer de direction et, soucieuse des réalités sociales et économiques, de rêver d’une œuvre prolétarienne qui renouerait avec les racines de la musique populaire. Séduite par la dissonance et convaincue par l’atonalité d’Arnold Schönberg, elle a ainsi composé deux séries de préludes, dédiant les cinq premiers «avec profond amour et reconnaissance» à Djane Lavoie-Herz, disciple d’Alexandre Scriabine dont elle recevait les leçons parallèlement aux cours de composition et de piano dispensés au Conservatoire américain de Chicago. Djane Lavoie-Herz lui ayant permis de rencontrer de nombreux compositeurs, Cowell bien sûr, mais aussi Dane Rudhyar dont les principes astrologiques et le mysticisme l’ont profondément marquée, Ruth Crawford Seeger fait preuve d’une grande liberté harmonique et formelle dans ses pièces pour piano. De l’enfoncement silencieux de certaines touches et de la combinaison des pédales forte et sostenuto, elle tire des couleurs d’une extrême délicatesse, enrichies par la vibration sympathique des cordes libérées de l’action des étouffoirs du piano. Aussi est-ce encore à Djane, son «inspiration», qu’elle offre quelques années plus tard le premier de ses quatre nouveaux préludes, réservant le dernier au pianiste Richard Buhlig qui allait en livrer la première exécution à New York. Dans ce second recueil, le cheminement harmonique est toujours aussi sinueux, mêlant motifs gracieux et motifs burlesques, thèmes méditatifs et gammes fulgurantes. Le contrepoint y est parfois si entremêlé qu’il paraît presque impossible d’en distinguer les différentes lignes, à moins qu’une troisième portée et de petites notes ne précisent quels sons, parmi ceux joués par la main droite ou la main gauche, dessinent le thème principal. Leggiero, d’un bout à l’autre joué staccato (en notes détachées), le Huitième Prélude repose sur une forme tripartite très contrastée, opposant rythmes binaires et ternaires, effets de quintes à vide et méandres mélodiques. Autant dire que tout l’oppose au Sixième, joué legatissimo (très lié) ; avec ses changements de mesure, ses métriques irrationnelles à neuf croches et ses dessins chromatiques cachés entre les motifs de la main droite et les grappes d’arpèges de la main gauche, cet Andante mistico s’avère terriblement mystérieux.

* Agrégat de notes conjointes qui n’est pas analysable selon les termes de l’harmonie classique.

SCHUMANN, HUMORESQUE

Probablement pourrions-nous rapprocher les préludes de Ruth Crawford Seeger, mutatis mutandis, des expérimentations schumanniennes, et plus particulièrement de la portée ajoutée par le compositeur allemand au cœur de son Humoresque. «Innere Stimme» [«Voix intérieure»], précise Schumann sans indiquer à l’interprète ce qu’il doit en faire. Assurément, il y a là quelque chose qui ne saurait être dit mais qu’on peut entendre, une de ces confidences intimes qui ne sauraient être partagées qu’avec celle qui est dans le secret. Le 11 mars 1839, Schumann écrit à sa bien-aimée Clara : «Je suis resté assis à mon piano, toute cette semaine ; j’ai composé, écrit, ri et pleuré tout à la fois : tu trouveras tout cela dépeint dans mon op. 20, la grande “Humoresque”, qui est déjà sous presse.» Puis il explique à un correspondant belge qu’il «est regrettable que la langue française ne possède pas d’équivalents exacts pour des notions et particularismes aussi enracinés dans la nation allemande que Gemütlichkeit et Humor, ce dernier terme décrivant l’heureuse combinaison de Gemütlichkeit [bien-être à la fois chaleureux, intime et réconfortant, n.d.r.] et witzig [spirituel].» Tout comme les sept sections composant la pièce, les humeurs s’enchaînent, la cyclothymie plus habitée de mélancolie que d’humour. L’instabilité s’imposant au sein même des parties, la première se fait tour à tour nostalgique, espiègle et dramatique, de plus en plus rapide avant de tout reprendre à l’envers. Dans la deuxième se cache la «voix intérieure», ligne virtuelle engloutie dans un flot de doubles-croches. Rien n’est prévisible dans une telle œuvre. Ni les idées, ni les sentiments. Encore moins cette mélodie qui se fige sur une note répétée, ces longs accords dans lesquels le temps semble soudainement se suspendre. Partout, la fantaisie règne.

Beethoven, Douze Variations

Probablement les mélodies fantomatiques ne sont-elles pas nouvelles lorsque Schumann conçoit son Humoresque. Les variations instrumentales en regorgent, puisqu’elles se plaisent à déstructurer un thème pour n’en garder que l’essence, ou à le faire disparaître dans un torrent d’ornements. Avec ses Douze Variations sur une danse russe du ballet «Das Waldmädchen», Beethoven reprend un thème à la mode de Paul Vranitzky, un musicien d’origine tchèque alors installé à Vienne. Au fil des variations, le thème se métamorphose, change de caractère, ici enrichi de guirlandes ou de contrechants, là dépouillé de tout superflu pour se réduire à la plus simple des lignes. Curieusement, il annonce alors le futur «Hymne à la joie» dont le compositeur a déjà esquissé le motif dans ses lieder, presque trente ans avant de révéler au public sa Neuvième Symphonie ; le musicien s’est ainsi approprié le thème russe au point d’en tirer du pur Beethoven. Pour le remercier, le comte von Bröwe lui offrira d’ailleurs un magnifique cheval que Beethoven, pourtant très fier, ne tardera pas à négliger.

Rachmaninov, Sonate pour piano n° 2

Inspirée par la Deuxième Sonate de Chopin dont elle reprend la tonalité de si bémol mineur, la Deuxième Sonate de Rachmaninov se veut aussi concise que son modèle. Gêné par certaines longueurs, le compositeur a même révisé sa pièce en 1931 afin de l’écourter, laissant aux interprètes le choix entre l’une ou l’autre des versions. Faut-il alors penser, pour reprendre les termes d’une critique de Schumann à propos de la sonate de Chopin, qu’il y a lui aussi réuni ses «enfants les plus turbulents» ? Pianiste, Rachmaninov inscrivait régulièrement la musique du Polonais à ses programmes. Dans sa Suite pour deux pianos op. 5, une barcarolle pouvait déjà suggérer un double hommage à Chopin et Tchaïkovski. Ici, le souvenir est plus vague, caché au creux de la forme plutôt que dans les thèmes eux-mêmes. Comme souvent chez Rachmaninov, les mélodies naissent du geste pianistique, s’échappent de la matière instrumentale sous la forme de longues lignes chromatiques. «La mélodie est la musique, affirme Rachmaninov, l’idée principale autour de laquelle la structure complète se développe ultérieurement. Une mélodie qui n’est pas développée ou n’est que superficiellement développée n’est pas une symphonie, mais seulement une improvisation.» Chez Rachmaninov, le développement s’appuie autant sur le travail thématique que sur les textures. Dans le premier mouvement, le plongeon inaugural dans les extrêmes graves se déploie en de multiples figures dépressives jusqu’à occuper toute l’étendue du clavier, s’habille de formules rythmiques et d’arpèges afin de transformer l’idée pianistique en matière orchestrale. Au début du mouvement lent, des accords inattendus font réapparaître des lignes comparables avant que le Lento n’impose son délicat balancement. Et alors que l’écriture s’étire et se densifie pour se faire de plus en plus dramatique et labyrinthique, jamais l’insouciance ne semble pouvoir l’emporter, condamnant le feu d’artifice final à se résoudre, malgré la tonalité de si bémol majeur, sur une ultime chute dans les abîmes du piano.

– François-Gildas Tual