Notes de programme

TCHAÏKOVSKI, LA PATHÉTIQUE

Mer. 15 mai | jeu. 16 mai 2024

Retour aux concerts des mer. 15 mai et jeu. 16 mai 2024

Programme détaillé

Carl Maria von Weber (1786-1826)
Oberon, ou Le Serment du roi des elfes 
[Oberon, or The Elf King’s Oath]

Ouverture

[9 min]

Robert Schumann (1810-1856)
Concerto pour piano et orchestre en la mineur, op. 54

I. Allegro affettuoso
II. Intermezzo : Andante grazioso
III. Finale : Allegro vivace

[30 min]
 

--- Entracte ---

Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893)
Symphonie n° 6, en si mineur, op. 74, «Pathétique»

I. Adagio – Allegro non troppo
II. Allegro con grazia
III. Allegro molto vivace
IV. Finale : Adagio lamentoso

[45 min]

Distribution

Orchestre national de Lyon
Nikolaj Szeps-Znaider 
direction
Garrick Ohlsson piano

C’est avec tristesse que nous avons appris le décès de Sir Andrew Davis le 20 avril dernier. Son départ laisse un grand vide dans le monde de la musique. Nous avons eu l’honneur de l’accueillir plusieurs fois à l’Auditorium et il devait être ces deux soirs encore à la tête de l’Orchestre national de Lyon. Notre directeur musical, Nikolaj Szeps-Znaider, a accepté de le remplacer. Ces concerts, dont le programme reste inchangé, sont dédiés à la mémoire de Sir Andrew Davis.

France 3 AURA partenaire de l’événement.

Introduction

Il était une fois… L’ouverture d’Oberon commence comme un conte de fée, merveilleuse introduction à l’opéra de Weber (1826), inspiré notamment par Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Comment pourrait-on, après cela, douter de la capacité de l’orchestre à raconter une belle histoire ? Dans sa Sixième Symphonie (1893), Tchaïkovski précise toutefois que le programme est «profondément subjectif» et qu’il revient au public d’en dessiner les lignes. Toutefois, le titre est sans ambiguïté : «Pathétique», comme l’une des plus célèbres sonates de Beethoven. Tchaïkovski compose une musique bouleversante ; jusqu’au finale lamentoso, chaque émotion y est puisée dans une indicible souffrance. Et tout aussi secret se révèle le Concerto pour piano de Schumann (1841/1845), avec son motif formé sur les lettres du prénom de sa bien-aimée Clara. Après les doutes et la douleur inspirés par une séparation forcée, la joie des retrouvailles s’y impose.

Weber, Ouverture d’Oberon

Livret : en anglais de James Robinson Planché, inspiré du poème allemand homonyme de Christoph Martin Wieland, reposant lui-même sur l’épopée médiévale Huon de Bordeaux et sur des éléments issus du Songe d’une nuit d’été et de La Tempête de Shakespeare.
Composition : 1825-1826. 
Création : Londres, Opéra royal de Covent Garden, 12 avril 1826, sous la direction de Weber.

Weber compta parmi ses admirateurs des personnalités aussi différentes que Berlioz et Wagner, Chopin et Liszt, Mahler et Debussy. Pourtant, son œuvre reste étrangement ignorée des scènes et des salles de concert. Clarinettistes et bassonistes recourent bien à ses concertos, mais il est rare de voir représenter Le Freischütz, œuvre fétiche du romantisme allemand. L’enfant fut précoce, mais on ne l’exhiba devant aucun prince. Weber fut un chef d’orchestre et directeur de théâtre novateur ; il imposa l’usage de la baguette et réclama, contre tous, les répétitions nécessaires à son exigence musicale. Mais il était d’un naturel trop doux pour devenir le compositeur autocratique que serait Wagner. Virtuose exceptionnel du piano, il aurait pu être un Liszt, ou plutôt un Chopin, dont il partageait la santé fragile ; mais il préféra mener une paisible vie bourgeoise. Il n’en est pas moins le maillon indispensable entre Mozart (son cousin par alliance) et Wagner, entre La Flûte enchantée et Le Vaisseau fantôme.

«Des féeries souriantes, gracieuses, insouciantes»

Avec la création du Freischütz, le 18 juin 1821, Weber s’imposa comme le premier grand maître de l’opéra romantique allemand. Dès l’ouverture, il offrit à la forêt germanique des couleurs orchestrales à la hauteur de ses mystères. Deux ans plus tard, Euryanthe déployait un orchestre plus magistral encore, et son ouverture envoûta Berlioz. Composé pour Londres, Oberon, opéra romantique en trois actes, parachève ce magnifique triptyque. «Oberon est le pendant du Freischütz. L’un appartient au fantastique sombre, violent et diabolique ; l’autre est le domaine des féeries souriantes, gracieuses, insouciantes», devait écrire Hector Berlioz en 1862. Weber en dirigea la première représentation le 12 avril 1826 ; il mourut un mois et demi plus tard de la tuberculose.

Debussy admirait lui aussi l’exubérance de ce bijou mi-féerique, mi-chevaleresque. L’ouverture, ultime page orchestrale de Weber, est particulièrement réussie. On y entend plusieurs thèmes de l’opéra, organisés en une pièce symphonique cohérente. L’introduction lente, associée au monde magique d’Oberon, roi des elfes, s’ouvre par trois notes de cor (l’un des instruments fétiches du romantisme allemand) : l’appel de cor magique qui protégera le chevalier Huon. L’allegro con fuoco traduit les aventures d’Huon et de sa belle princesse Rezia (le retour du cor suggère l’aide d’Oberon) ; il culmine sur la mélodie avec laquelle Rezia exultera, à la fin de sa prière à l’Océan : «Mon époux, nous sommes bientôt sauvés !»

– Claire Delamarche

Schumann, Concerto pour piano

Composition : 1841 (Fantaisie pour piano et orchestre en la mineur, futur premier mouvement) et 1845 (deuxième et troisième mouvements). 
Création : Leipzig, Gewandhaus, 13 janvier 1841, par Clara Schumann, sous la direction de Ferdinand David (Fantaisie) ; Dresde, 4 décembre 1845, par Clara Schumann, sous la direction de Ferdinand Hiller (concerto entier).

Longtemps, Schumann ne composa pour ainsi dire que pour le piano, seul instrument apte à traduire ses pensées secrètes ; il compensait ainsi l’échec d’une carrière de virtuose ardemment désirée. Son mariage avec Clara Wieck eut un effet libérateur. Clara conquise, elle offrait ses doigts au compositeur qui, du même coup, pouvait explorer de nouveaux domaines : le lied (1840), l’orchestre (1841) et la musique de chambre (1842). En août 1841, à l’occasion d’une répétition de la Première Symphonie, «Le Printemps» que menait le violon solo de l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, Ferdinand David, Clara fit entendre devant une salle vide la première œuvre concertante de son mari : la Fantaisie pour piano et orchestre en la mineur.

Cette Fantaisie faisait suite à plusieurs essais avortés de concertos pour piano et s’inscrivait dans la recherche esthétique menée par Schumann et exprimée dans la revue qu’il avait fondée en 1834, la Neue Zeitschrift für Musik [Nouvelle Revue de musique]. Le compositeur s’y élevait régulièrement contre ce qu’il considérait comme une dérive du goût musical allemand. À son avis, l’opéra et le concert avaient été pervertis par l’influence de musiques superficielles venues de l’étranger – l’opéra français et italien, la musique de salon parisienne. Il leur déclara une guerre littéraire, exhortant les compositeurs allemands à s’appuyer sur la grande tradition germanique, à savoir Mozart, Beethoven et Bach, que Mendelssohn lui avait fait découvrir.

En cohérence avec les opinions qu’il défendait dans ses articles, Schumann décida d’explorer, dans la Fantaisie, l’univers de la poésie plutôt que celui de la virtuosité. Soliste et orchestre s’y mêleraient intimement, dialoguant comme en musique de chambre, sans que le second soit le simple spectateur des envolées du premier. «Je ne puis composer un concerto pour les virtuoses, écrivit-il à Clara. Je dois trouver quelque chose de différent.» De cette recherche résulta une œuvre en un seul mouvement, que Schumann décrivit comme «quelque chose d’intermédiaire entre la symphonie, le concerto et la grande sonate». Le compositeur essaya vainement de la faire publier, sous le titre d’Allegro affettuoso pour piano avec accompagnement d’orchestre.

En 1845, sous la pression bienveillante de Clara, Schumann augmenta ce mouvement unique d’un intermezzo et d’un finale, lui donnant les proportions d’un concerto. Le public, si prompt à s’enflammer devant les démonstrations éblouissantes de Thalberg, Dreyschock ou Liszt, était-il prêt à en apprécier l’émotion subtile ? Liszt lui-même le décrivit ironiquement comme un «concerto sans piano». La création à Dresde, le 4 décembre 1845, et la reprise à Leipzig, le 1er janvier suivant, furent toutefois des succès.

Si le concerto de Schumann se place à l’écart de la mode virtuose de son époque, il ne s’inscrit pas davantage dans la continuité du concerto beethovénien, dont la structure de base, la forme sonate, joue comme d’un ressort dramatique sur l’alternance de deux thèmes aux personnalités contrastées. Rien de tel dans l’Allegro affettuoso initial, qui s’apparente plutôt à une forme à variations : le seul affrontement qu’on y perçoit est celui entre les deux versants que Schumann avait discerné dans sa propre personnalité, Florestan l’enflammé et Eusebius le rêveur.

Après une introduction abrupte, le thème principal est présenté par le hautbois, puis par le piano, dans sa tonalité originelle de la mineur. Derrière le nom allemand de ses notes initiales (C-H-A-A, soit do-si-la-la), se cache la forme italienne du prénom de Clara, «Chiara» ; ce motif musical est utilisé de manière récurrente par Schumann. Au moment où l’on attendrait un second thème, c’est lui qui revient, dans un avatar majeur et renversé. On devine ensuite les contours d’un développement et d’une réexposition ; mais, malgré l’apparition de motifs secondaires, le thème principal domine tout le mouvement, et sa nature fiévreuse engendre une diversité des tempos : le mouvement trahit constamment sa nature initiale de fantaisie. Comme il se doit, le soliste jouit d’une longue cadence ; le piano s’y montre conquérant, mais le langage y reste dense et poétique. Le brio pur est réservé à la coda, Allegro molto, qui s’envole sur une métamorphose rythmique du thème. 

Moment de repos, l’Intermezzo, en fa majeur, adopte la forme tripartite traditionnelle des mouvements lents (ABA). D’entrée de jeu, le dialogue délicat entre le piano et les cordes l’inscrit dans l’intimité de la musique de chambre. Les bois dosés avec parcimonie et la phrase confiée aux violoncelles, dans la section centrale, renforcent cette impression. À la fin du mouvement, clarinettes et bassons rappellent le thème de Clara, tout en préparant à l’Allegro vivacissimo final, qui s’enchaîne directement. Dans un brillant la majeur, ce finale est l’un des morceaux les plus joyeux et spontanés écrits par Schumann. Sa fougue, qui repose sur de subtils jeux rythmiques, augmente jusqu’à l’éclatante coda, qui récapitule le matériau thématique du mouvement. 

– C. D.

Tchaïkovski, Symphonie n° 6, «Pathétique»

Composition : printemps-été 1893, achevée le 19 août 1893.
Création : Saint-Pétersbourg, 16 octobre 1893, sous la direction de l’auteur.
Dédicace : à Vladimir Davydov.

De toutes les symphonies post-beethovéniennes, la Symphonie «pathétique» de Tchaïkovski est l’une des plus jouées et des plus enregistrées, tant dans son pays que dans le monde entier. Outre son intensité émotionnelle, la part d’énigme qui entoure son message, ainsi que les circonstances de la disparition du compositeur neuf jours après sa création, a contribué à la rendre emblématique. 

Le 11 février 1893, Tchaïkovski écrit à son neveu Vladimir Davydov («Bob») : «Au cours de mes voyages j’ai eu l’idée d’une nouvelle symphonie, une symphonie à programme cette fois-ci, mais dont le programme restera secret pour tout le monde. Qu’on le devine. Ce programme est profondément empreint de sentiments subjectifs, et maintes fois au cours de mes pérégrinations, en le composant, j’ai beaucoup pleuré. Par sa forme cette symphonie comportera beaucoup de choses nouvelles, entre autres le finale, qui ne sera pas un bruyant allegro mais un long adagio

Tchaïkovski dirige lui-même la création de l’œuvre. Il était un médiocre chef d’orchestre, ce qui peut expliquer que l’accueil, tant du public que de la presse, ait été réservé, ainsi qu’il en fait part à son éditeur Jurgenson : «Il se passe quelque chose d’étrange avec cette symphonie. Ce n’est pas qu’elle ait déplu, mais elle a provoqué une certaine perplexité. Quant à moi, j’en suis plus fier que de n’importe laquelle de mes autres œuvres.» Neuf jours plus tard, le compositeur mourait dans des circonstances qui n’ont jamais été définitivement élucidées, entre la version traditionnelle de la mort par le choléra, et celle, probable mais non démontrée, d’un suicide consécutif à un scandale de sa vie privée – liaison avec un jeune homme de la haute aristocratie…

Dans ses trois dernières symphonies (Quatrième, Cinquième, Sixième), Tchaïkovski met en scène son univers intérieur, dominé par l’angoisse existentielle, le pressentiment constant du pire, les rétrospectives sur des moments de bonheur fugitif… Hanté toute sa vie par ce qu’il appelait le fatum, dont les fanfares implacables avaient retenti, quinze ans auparavant, dans sa Quatrième Symphonie, c’est à lui que Tchaïkovski a donné, sous une autre forme, le dernier mot dans la Pathétique, dont la conclusion est le solde de tout compte avec l’existence.

«Qu’il repose avec les saints»

Le premier mouvement débute par une introduction lente, avec un thème au basson dans le grave, qui devient ensuite le premier thème de l’Allegro, haletant, angoissé, montant vers une culmination cuivrée. Le second thème est une mélodie lyrique, profondément émouvante. Un choc violent annonce la partie développement où passe une citation d’un chant traditionnel du requiem orthodoxe, Qu’il repose avec les saints – levant partiellement le voile sur la teneur de la symphonie… La tension monte jusqu’au moment crucial, avec des sonneries de trombones comparables à la voix d’un oracle dans une tragédie antique. Le retour du second thème amorce le long épisode conclusif.

Le second mouvement est une valse, mais avec un rythme à cinq temps dont Tchaïkovski atténue habilement l’asymétrie. Il est de forme ABA ; à la grâce de la première partie, l’épisode central oppose une charge d’affliction qui se profile à travers un motif descendant.

Le scherzo qui suit lance le fourmillement d’une tarentelle d’où émerge un rythme de marche, destiné à envahir progressivement tout l’espace orchestral. «Une marche d’allure triomphale» selon le compositeur, mais qui n’a pas précisé si ce triomphe est celui d’une force positive ou destructrice. L’effet de puissance inéluctable qui finit par s’en dégager donne à penser qu’il s’agit bien là d’une nouvelle variante du fatum, venue à point pour justifier la teneur du finale. Cet Adagio lamentoso débute par un véritable cri de douleur aux cordes, sur une variante de la partie centrale du deuxième mouvement, puis se poursuit dans une résignation mêlée de réminiscences de plus en plus poignantes. Le sort est scellé avec un coup de gong et un choral aux cuivres graves, après lequel la coda est une descente dans les ténèbres, sur fond d’un ostinato rythmique aux contrebasses qui laisse percevoir les ultimes pulsations puis l’arrêt d’un cœur. Tchaïkovski a refermé sur lui-même la dalle de son sépulcre.

– André Lischke

André Lischke est l’auteur notamment de la principale biographie française de Piotr Ilyitch Tchaïkovski, parue chez Fayard en 1993, et de nombreux autres ouvrages sur la musique russe.

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