Notes de programme

ADRIANA LECOUVREUR

Dim. 3 déc. 2023

Portrait de Tamara Wilson

Retour au concert du dim. 3 déc. 2023

Programme détaillé

Francesco Cilea (1866-1950)
Adriana Lecouvreur

Opéra en quatre actes.

Livret : Arturo Colautti, d’après la pièce d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé Adrienne Lecouvreur (1849).

Composition : 1900-1902.

Création : Milan, Teatro Lirico, 6 novembre 1902, avec Angelica Pandolfini (Adriana Lecouvreur), Enrico Caruso (Maurizio), Giuseppe De Luca (Michonnet), Edvige Ghibaudo (la Princesse de Bouillon), Edoardo Sotolana (le Prince de Bouillon), sous la direction de Cleofonte Campanini.

Distribution

Orchestre de l’Opéra national de Lyon
Chœurs de l’Opéra national de Lyon (chef des chœurs : Benedict Kearns)
Daniele Rustioni direction
Tamara Wilson soprano (Adrienne Lecouvreur)
Clémentine Margaine mezzo-soprano (la Princesse de Bouillon)
Brian Jagde ténor (Maurice, comte de Saxe)
Misha Kiria baryton (Michonnet)
Maurizio Muraro basse (le Prince de Bouillon)
Robert Lewis* ténor (l’Abbé de Chazeuil)
Giulia Scopelliti* soprano (Mademoiselle Jouvenot)
Thandiswa Mpongwana* mezzo-soprano (Mademoiselle Dangeville)
Léo Vermot-Desroches ténor (Poisson)
Pete Thanapat* baryton-basse (Quinault)
Yannick Berne** ténor (un majordome)

* Solistes du Lyon Opéra Studio
** Artiste des Chœurs de l’Opéra national de Lyon

Nouvelle production.
Coproduction Opéra de Lyon et Théâtre des Champs-Élysées.
Coréalisation Auditorium-Orchestre national de Lyon.

Durée : 2h40 + entracte.

Argument

L’action se déroule à Paris, en  mars 1730.

Acte I

Le foyer de la Comédie-Française 

La représentation est sur le point de commencer, et Michonnet, le régisseur, s’affaire pour contenter tout le monde et se plaint de devoir courir dans tous les sens («Michonnet su, Michonnet giù»). Entrent le Prince de Bouillon, protecteur de la célèbre actrice Duclos, et l’Abbé de Chazeuil. Ils courtisent deux jeunes actrices, la Dangeville et la Jouvenot. La salle est comble, car les deux vedettes de la troupe, la Duclos et Adrienne Lecouvreur, sont réunies sur scène dans la même tragédie, Bajazet de Racine. Adrienne entre en costume de Roxane, répétant sa tirade. Tous la complimentent, mais elle accueille ces hommages avec modestie : elle n’est que l’humble servante de l’art (romance «Io son l’umile ancella»). Elle confie que Michonnet est son seul ami, ce qui bouleverse le régisseur. Michonnet révèle qu’il a surpris la Duclos, le matin même, en train d’écrire une lettre. Le Prince se met en tête d’intercepter cette missive.

Resté seul, Michonnet avoue la raison de son émotion : il est secrètement épris d’Adrienne. À son retour, il tente de se déclarer, mais son élan est brisé : le cœur d’Adrienne appartient déjà à un homme, Maurice, un officier du Comte de Saxe. Maurice entre justement, saluant sa bien-aimée de son amour passionné (romance «La dolcissima effigie»). Maurice n’est autre que le Comte de Saxe ; mais, voulant être aimé pour lui-même, il cache son identité et prétend même que le Comte de Saxe lui a refusé l’avancement qu’il demandait. Adrienne promet de ne jouer que pour lui ; elle lui offre des violettes à mettre à sa boutonnière et lui donne rendez-vous à la fin du spectacle.

Le Prince et l’Abbé ont intercepté la lettre de la Duclos. L’actrice y donne rendez-vous à Maurice le soir même, dans la petite villa que le Prince a mise à sa disposition. Afin de surprendre sa maîtresse, le Prince invite ses amis à dîner à la villa ; tous rient sous cape, sachant que la Duclos a écrit cette lettre pour le compte de la propre femme du Prince, la Princesse de Bouillon.

La représentation commence. Michonnet écoute avec dévotion le monologue d’Adrienne, mais la tristesse l’étreint car elle n’a d’yeux que pour Maurice (air «Ecco il monologo»). Maurice se rend comme convenu en coulisse. Mais avant d’avoir pu rejoindre Adrienne, il reçoit le billet de la Princesse et accepte le rendez-vous : la Princesse doit en effet l’aider dans l’imbroglio politique lié à la conquête de la Courlande. Adrienne se console lorsque le Prince l’invite à la soirée chez la Duclos : le Comte de Saxe sera présent, et elle pourra intercéder auprès de lui en faveur de Maurice.

Acte II

Le «nid» de la Duclos, à la Grange-Batelière

La Princesse de Bouillon attend avec impatience l’arrivée de Maurice, son ancien amant, dont elle est toujours éprise (aria «Acerba voluttà»). Elle lui explique la raison de cet entretien : de puissants ennemis menacent son accession au trône de Pologne et veulent son arrestation. Mais elle lui déclare bientôt sa flamme, bien que Maurice lui dise que son cœur appartient désormais à une autre, dont elle tente vainement de lui arracher le nom (romance «L’anima ho stanca»). 

Le Prince entre à l’improviste, persuadé de surprendre la Duclos avec un amant. La Princesse a le temps de se cacher dans la pièce voisine, et Maurice est seul. Le Prince fait mine de le provoquer en duel, lui avouant ensuite en riant qu’il lui cède volontiers la Duclos, dont il s’est lassé. Adrienne arrive ; on lui présente Maurice sous sa véritable identité, mais les amants font mine de ne pas se connaître. Le Prince explique à Maurice que l’actrice souhaiterait l’entretenir d’un jeune officier auquel elle veut grand bien. Le Prince et l’Abbé partent préparer le souper et Adrienne et Maurice, restés seuls, échangent des mots d’amour (duo «Ma dunque è vero»). Michonnet fait irruption, en quête de la Duclos. L’Abbé lui dit qu’elle se trouve dans la chambre voisine. Maurice empêche Michonnet d’y entrer. Il jure à Adrienne, inquiète, que la femme enfermée n’est pas la Duclos mais une dame qu’il n’a vue que pour des raisons politiques, et qu’il supplie Adrienne de l’aider à faire fuir.
La Princesse presse sa bienfaitrice de questions, jusqu’au moment où elles se rendent compte qu’elles aiment toutes deux Maurice. Adrienne est anéantie mais elle laisse tout de même la prisonnière s’échapper, au nom du serment fait à Maurice. Le Prince est de retour et sa femme s’échappe de justesse, laissant choir un bracelet que Michonnet ramasse et donne à Adrienne (duo Adrienne/Princesse «Non risponde… Aprite !»).

Acte III

À l’hôtel de Bouillon

Une soirée se prépare à l’hôtel de Bouillon. La Princesse avoue à l’Abbé qu’elle brûle de connaître l’identité de sa rivale. Les invités arrivent, et parmi eux Adrienne, au bras de Michonnet. La Princesse croit reconnaître sa voix et, pour en avoir le cœur net, lâche devant elle que Maurice a été gravement blessé en duel. Adrienne s’évanouit, ce qui confirme les présomptions de la Princesse. Mais Maurice fait son entrée. La Princesse l’entraîne à l’écart et lui demande un nouveau rendez-vous ; Adrienne comprend à son tour qui était la femme cachée dans la chambre. Le Prince presse Maurice de raconter ses exploits militaires en Courlande ; Maurice s’exécute, sous les acclamations de l’assemblée («Il russo Mencikoff»). On donne ensuite un divertissement dansé aux invités, Le Jugement de Pâris : nymphes et dieux grecs s’ébattent dans le petit théâtre du Prince de Bouillon. La Princesse interpelle sa rivale ; s’ensuit une joute oratoire entre les deux femmes («È quella dama di certo»). Les masques tombent : Adrienne brandit le bracelet, la Princesse révèle qu’Adrienne est la maîtresse de Maurice. La Princesse demande à sa rivale de déclamer quelque chose. Le choix se porte sur un monologue de Phèdre («Juste Ciel ! Qu’ai-je fait aujourd’hui ?», acte III, sc. 3). Sur les derniers vers, «ces femmes hardies, Qui goûtant dans le crime une tranquille paix Ont su se faire un front qui ne rougit jamais», Adrienne désigne la Princesse, qui jure de laver cet affront (monologue «Giusto Cielo ! che feci in tal giorno ?»).

Acte IV

Chez Adrienne, le lendemain

Adrienne a décidé de quitter la scène, et Michonnet vient l’exhorter de changer d’avis. En attendant qu’elle paraisse, il exprime une nouvelle fois son amour pour elle («Taci, mio vecchio cuor»). Adrienne ne veut pas reprendre sa carrière, qui lui semble à présent bien vaine. Elle n’a pas fermé l’œil de la nuit, rongée par la jalousie et les menaces de la Princesse. Elle ne voit qu’une issue : aller tuer sa rivale. Michonnet la dissuade, lui avouant son amour. Mais le désespoir d’Adrienne semble inextinguible (duo «Bambina, non ti crucciar»).

Adrienne retrouve le sourire : la Jouvenot, la Dangeville, Quinault, Poisson entrent chez elle pour fêter son anniversaire. Ils lui donnent les dernières nouvelles. La Duclos a quitté le Prince, et une chanson railleuse circule au théâtre pour narrer l’affaire, que les quatre comédiens chantent à Adrienne («Una volta c’era un Principe»).

La femme de chambre apporte un coffret qui semble envoyé par Maurice. En l’ouvrant, Adrienne a l’impression fugitive de suffoquer. Elle contemple tristement le contenu : les violettes qu’elle a offertes à Maurice la veille, à présent flétries comme l’amour de Maurice (romance d’Adrienne «Poveri fiori»). Michonnet tente de la consoler. 

On entend la voix de Maurice. Il entre, assure à Adrienne qu’il méprise la Princesse et la demande en mariage ; Adrienne, d’abord réticente à abandonner la scène, abandonne toute résistance et se jette dans ses bras (duo «Perdona ! perdona l’oblio d’un istante»). Mais soudain elle pâlit et tressaille. Elle pense que cela est dû aux fleurs envoyées par Maurice, mais celui-ci nie avoir fait un quelconque envoi. Adrienne souffre de plus en plus et commence à délirer. Maurice et Michonnet comprennent que les fleurs ont été empoisonnées par la Princesse. Dans une vision extatique («Ecco la Luce»), Adrienne expire.

D’Adrienne à Adriana

Sans le succès planétaire d’Adriana Lecouvreur, qui connaîtrait encore le nom de Francesco Cilea ? Des cinq ouvrages du compositeur calabrais, c’est le seul qui ait trouvé fortune hors d’Italie. Comme Tosca de Giacomo Puccini, qu’il suit de deux ans, cet opéra créé à Milan en 1902 a pour protagoniste une vedette de la scène. Mais si la cantatrice Floria Tosca est un personnage fictif, né de l’imagination de Victorien Sardou, l’héroïne de Cilea a bel et bien existé : ce fut l’une des plus grandes tragédiennes de l’histoire du théâtre français. Dans l’ouvrage, le monde du théâtre est d’ailleurs brossé avec une exquise vivacité. On y voit Adrienne déclamer Bajazet ou Phèdre, ses amis cancaner, le régisseur Michonnet s’affairer, les admirateurs faire leur cour. Mais Cilea dresse surtout un magnifique cénotaphe à l’actrice, excommuniée en raison de son métier et enterrée sans sépulture chrétienne, ce qui déclencha la colère de Voltaire et la rédaction d’une vibrante épitaphe : La Mort de Mlle Lecouvreur, célèbre actrice.

Née en 1692, cette fille d’un pauvre chapelier entra en 1707 à la Comédie-Française, toute proche du domicile familial. Elle s’y illustra dans les grands rôles de Corneille, Racine ou Molière, triomphant de ses rivales (au premier rang desquels Mlle Duclos, alias Marie-Anne de Châteauneuf, personnage de l’opéra) en imposant un style nouveau, délaissant l’emphase de mise jusqu’alors au profit d’une justesse de ton et d’un naturel qui sidérèrent ses contemporains. Elle avait affirmé sa différence dès sa première apparition sur la scène du Français, en Électre dans la pièce homonyme de Crébillon, où elle portait une simple tunique grecque de satin blanc bien éloignée des lourds costumes que l’on voyait habituellement. 

Sa beauté et son talent lui valurent de nombreux soupirants. Parmi eux figurait Voltaire, dont elle créa plusieurs pièces. Elle eut également pour amant Maurice de Saxe (1696-1750), duc de Courlande et maréchal de France, futur vainqueur de Fontenoy et arrière-grand-père de George Sand. Brillant soldat, Maurice de Saxe multipliait les conquêtes. L’une d’elles, la duchesse de Bouillon, fit les frais d’une rumeur accusatrice lorsqu’Adrienne trépassa brutalement à 37 ans, dans des convulsions horribles qui firent penser à un empoisonnement. La légende était en marche et, en 1849, Alexandre Dumas en fit le récit détaillé dans son ouvrage Louis XV et sa Cour. Dumas, donnant foi à des témoignages contemporains, identifie la rivale d’Adrienne à Louise-Henriette-Françoise de Lorraine (1707-1737), quatrième femme d’Emmanuel-Théodore de la Tour d’Auvergne, duc de Bouillon et prince de Turenne. D’autres sources penchent pour Marie-Charlotte Sobieska (1697-1740), épouse du fils aîné du premier lit d’Emmanuel-Théodore, Frédéric-Maurice de La Tour d’Auvergne, puis de son cadet Charles-Godefroy.

Adrienne Lecouvreur avait tout pour faire une magnifique héroïne romantique. Les premiers à s’y intéresser, outre Dumas, furent Eugène Scribe et Ernest Legouvé, auteurs d’une «comédie-drame» en cinq actes créée le 14 avril 1849 à la Comédie-Française comme véhicule d’une autre tragédienne mythique, Rachel (1821-1858). Le succès fut immédiat, et deux autres monstres sacrés, Sarah Bernhardt (1844-1923), puis Eleonora Duse (1858-1924), s’emparèrent à leur tour du rôle.

La pièce était encore à l’affiche à travers l’Europe lorsque Cilea tomba sous son charme, en février 1899, après avoir décliné plusieurs propositions faites par son librettiste, Arturo Colautti (1851-1914). «Parmi tous les ouvrages que j’ai lus à cette époque, raconta-t-il, c’est celui de Scribe et Legouvé qui m’a frappé. La variété de l’action, qui pouvait m’offrir des situations nouvelles et élégantes, la fusion de la comédie et du drame dans le cadre d’un climat XVIIIe (que je connaissais bien), l’amour passionnel de la protagoniste touchèrent mon cœur et enflammèrent mon imagination

Cilea se mit à la composition à la fin de l’année 1900, travaillant lors des congés scolaires laissés par son poste de professeur d’harmonie à l’Istituto musicale de Florence. La création eut lieu le 6 novembre 1902 au Teatro Lirico de Milan, fief de l’éditeur de Cilea, Edoardo Sonzogno. Le tout jeune Enrico Caruso incarnait Maurice de Saxe. Le succès fut pleinement au rendez-vous, devant un parterre de célébrités musicales au nombre desquelles Jules Massenet. Adriana entama dans la foulée une brillante carrière internationale, avec des représentations à Lisbonne, Buenos Aires, Barcelone, Varsovie, Genève (en français) en 1903 ; à Anvers (en français), au Caire, à Odessa et à Covent Garden (Londres) en 1904 ; à Paris en 1905 ; à Saint-Pétersbourg (en russe) en 1906 ; à La Nouvelle-Orléans (en français) et au Metropolitan Opera de New York en 1907, etc.
 

La partition

L’intrigue de l’opéra repose sur l’habituel triangle amoureux : l’amour réciproque de Maurice de Saxe pour Adrienne et la jalousie de son ancienne maîtresse, la Princesse de Bouillon, qui adresse à sa rivale un bouquet de violettes empoisonnées ; Adrienne, croyant les fleurs envoyées par Maurice, les presse contre ses lèvres et en meurt. Le trio est complété par le personnage du régisseur Michonnet, homme vieillissant qui aime Adrienne sans retour, mais se dévoue à elle jusqu’à son dernier souffle. 

Si la pièce de Scribe et Legouvé présentait des intrigues qui se prêtaient à l’illustration musicale, la complexité de la trame et la multitude de personnages nécessitaient un resserrement qui entraîna des ellipses. Colautti réduisit les actes de cinq à quatre et supprima deux personnages secondaires, rendant en outre muet celui d’Athénaïs, duchesse d’Aumont. Il donnait ainsi plus de relief aux quatre amis comédiens d’Adrienne (Mademoiselle Jouvenot, Mademoiselle Dangeville, Quinault et Poisson). Leur psychologie n’en est pas plus approfondie pour autant ; en revanche, ils participent efficacement à l’établissement du décor, à la peinture de cet univers du théâtre riche en mesquineries et en jalousies.

Mais s’il est un personnage qui incarne plus que tout autre le théâtre, c’est bien Michonnet. Dans la pièce comme dans l’opéra, son rôle est plus étoffé, plus approfondi que celui de Maurice ; dans l’opéra, il compte d’ailleurs un tête-à-tête de plus avec Adrienne que lui. La présence des deux hommes dans le cercle intime de la comédienne témoigne du choix douloureux qu’elle devra faire dans la dernière scène, entre le théâtre et l’amour. Les deux sont en effet inconciliables : les actrices passent pour des êtres aux mœurs légères (en témoigne l’excommunication de l’Adrienne Lecouvreur historique) et ne sauraient convoler. Adulée, convoitée, courtisée, Adrienne se voit dénier le droit d’aimer sincèrement tant qu’elle exerce son art, au même titre que la demi-mondaine Violetta, dans La traviata de Giuseppe Verdi (la Marguerite Gautier de La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils) ; comme pour Violetta, il faudra sa mort pour qu’éclate au grand jour la sincérité de ses sentiments.

La force d’Adriana Lecouvreur tient à la puissance et la variété de son rôle-titre. Dévorée par sa passion du théâtre, par son amour pour Maurice et finalement par le poison, elle impose sa stature de tragédienne dès son entrée en scène. Les premières pages de l’opéra consistent en effet en bavardages futiles, en ragots, en vaines flatteries dans les coulisses de la Comédie-Française, où tous s’affairent avant la représentation. Cette vive conversation est prise dans le flot ininterrompu d’un orchestre tour à tour enjôleur et piquant, tissé de motifs récurrents et de rythmes de danse. Lorsque Adrienne fait irruption, tout s’arrête. L’orchestre s’immobilise sur des arpèges éthérés, elle déclame quelques vers de Bajazet, tous l’acclament ; mais elle n’a cure de ces flagorneries : «Je ne suis que l’humble servante du génie créateur», dit son air le plus célèbre, «Io son l’umile ancella». La conversation reprend de plus belle, encore interrompue à deux reprises : par la romance de Maurice «La dolcissima effigie» (et le duo d’amour qui s’ensuit), puis par l’air désabusé de Michonnet, qui admire la prestation d’Adrienne tout en sachant qu’elle s’adresse à un autre («Ecco il monologo»).

La rupture de ton est totale avec le début de l’acte II. Un prélude orchestral inquiet introduit l’air de la Princesse, dont le chant exacerbé a presque des accents hongrois (un mouvement lent de verbunkos) et qui débouche sur un duo tendu entre les deux anciens amants. L’irruption du Prince et de ses invités réintroduit le climat (et les motifs musicaux) de l’acte I. Après le grand duo d’amour entre Maurice et Adrienne – qui vient de découvrir que son amant est le Comte de Saxe, et non le simple officier qui prétendait le servir –, le ton retourne au vaudeville, mais un vaudeville cruel. Avant d’aller délivrer l’inconnue cachée dans la chambre, à la demande de Maurice, Adrienne était pleine d’amour et de confiance, comme en témoignait la belle réminiscence orchestrale de «La dolcissima effigie» ; quelques minutes plus tard, après le duo avec la Princesse, le poison de la jalousie a commencé de la ronger.
L’acte III renoue avec le climat frivole du premier ; il s’agit cette fois non plus du théâtre, mais du salon de l’hôtel de Bouillon, où est donnée une grande réception. Sur ce fond sonore plaisant, qui culmine sur le récit par Maurice de ses exploits militaires («Il russo Mencikoff») et sur la Pastorale dansée du Jugement de Pâris, charmant hommage au XVIIIe siècle, la tension monte entre les deux rivales, qui se sont reconnues, jusqu’à cette tirade accusatrice de Phèdre où Adrienne fixe obstinément la Princesse. Ce monologue constitue l’une des plus belles trouvailles de l’ouvrage. Dix ans avant Schönberg dans Pierrot lunaire (et certes dans une tout autre esthétique), Cilea «invente» le Sprechgesang, le «chant parlé», à savoir une déclamation parlée, mais notée sur la portée musicale avec des hauteurs et des rythmes, au-dessus de l’accompagnement orchestral. La voix parlée monte inexorablement dans l’aigu, portée par l’émotion croissante, et se transforme en voix chantée sur les derniers vers, où Adrienne désigne clairement la Princesse («ces femmes hardies, Qui goûtant dans le crime une tranquille paix Ont su se faire un front qui ne rougit jamais»).

Le long prélude qui ouvre le dernier acte («Adagio triste») ne laisse plus aucun doute : la passe d’arme entre les deux femmes a irrémédiablement fait basculer l’opéra dans la tragédie. La présence attentive du fidèle Michonnet (qui avoue enfin sa flamme), le gai divertissement offert par les amis d’Adrienne pour son anniversaire (ultime évocation, dramatique et musicale, du monde du théâtre), et enfin le retour de Maurice et les tendres explications entre les deux amants (avec de nouvelles réminiscences de l’acte I), rien n’y fera : Adrienne marche vers une mort atroce, entre spasmes et délire.

Impossible de ne pas penser, dans ce trio final, à celui de La traviata : Michonnet, comme Germont père, intercède pour faire revenir l’amant chassé et permettre ses retrouvailles avec celle qui va mourir. D’autres traits généraux rapprochent la partition de Cilea de celle de Verdi, pourtant antérieure d’un demi-siècle : le va-et-vient entre l’ambiance festive et le drame intime, qui n’en ressort que davantage ; l’écrasement de l’héroïne par une société qui la dépasse (à la fin de l’acte II, Michonnet met Adrienne en garde contre les intrigues des Bouillon : «Imprudente ! Nous sommes de pauvres gens ! Laissons les grands s’amuser, nous n’avons rien à y gagner !»). On pourrait rapprocher également Adriana Lecouvreur de Manon Lescaut, pour la mort de l’héroïne divaguant dans les bras de son amant, pour le ton de conversation qui parcourt la partition, pour la peinture de la France du XVIIIe siècle (dont Cilea a pu également trouver un modèle dans Andrea Chénier). Contrairement à Tosca, l’arrière-plan politique n’est ici qu’effleuré. Tout au plus comprend-on que Maurice se débat dans la conquête du duché de Courlande et du trône de Pologne (le maréchal de Saxe historique ne régna qu’éphémèrement sur la Courlande, pour la conservation de laquelle, nous apprend Dumas, l’actrice avait mis «sa vaisselle en gage pour une somme de 40 000 livres»).

La musique coule avec limpidité, s’écoute sans effort et prend rapidement l’auditeur dans les filets de sa séduction. Le premier acte est empli de mélodies qui se gravent dans l’oreille, à commencer par les airs d’Adrienne et Maurice, ce qui permettra leur identification immédiate lors de leurs réapparitions ultérieures. À la même époque, Puccini ose des harmonies et des couleurs orchestrales plus hardies. Certainement cette comparaison a-t-elle valu à Catalani un certain dédain de la part des exégètes ; mais ce dédain est bien injuste car son art, s’il est conservateur, n’en fait pas moins la preuve de son savoir-faire et de son pouvoir d’émotion. Vouloir mesurer Catalani à l’aune du dernier Verdi ou de Puccini – sans parler d’ouvrages contemporains plus modernes encore, comme Pelléas et Mélisande de Debussy (1902), Salomé de Strauss (1905), voire Erwartung de Schönberg (1909) ou Le Château de Barbe-Bleue de Bartók (1912) – est à peu près aussi vain que comparer l’œuvre de Rachmaninov à celle de Prokofiev ou de Stravinsky. 

Après Adriana Lecouvreur, Cilea ne renouera plus avec le succès. Homme discret, il vouera le reste de sa vie à l’enseignement, prenant la tête successivement des conservatoires de Palerme et Naples. Son ouvrage phare n’en restera pas moins au sommet du répertoire, porté par les plus grandes cantatrices que ce magnifique personnage continue d’attirer. 

– Claire Delamarche