Notes de programme

BRUCKNER, SYMPHONIE N° 8

Ven. 16 fév. | sam. 17 fév. 2024

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Programme détaillé

ANTON BRUCKNER (1824-1896)
Symphonie n° 8, en ut mineur

(Version originale de 1887)

I. Allegro moderato
II. Scherzo – Trio – Scherzo da capo
III. Adagio : Feierlich langsam, doch nicht schleppend [D’une lenteur solennelle, mais sans traîner]
IV. Finale : Feierlich, nicht schnell [Solennel, pas trop rapide]

[85 min]

Distribution

Orchestre national de Lyon
Simone Young direction

Introduction

Après le Requiem de Verdi la saison dernière, Simone Young revient à la tête de l’Orchestre national de Lyon dans la grandiose Huitième Symphonie de Bruckner, dédiée à l’empereur François-Joseph Ier. Préférant respecter l’intention originelle de l’auteur, comme dans son intégrale des symphonies enregistrée avec l’Orchestre philharmonique de Hambourg, elle choisit de donner la «symphonie des symphonies» – telle qu’on la définit à sa création – dans sa version originale de 1887. Car avant de devenir le monument tragique que l’on connaît, dans sa version révisée de 1890, la Huitième naquit dans l’euphorie du triomphe de la Septième Symphonie, à Munich, en 1885. C’est le rejet inattendu de la nouvelle partition par le chef d’orchestre Hermann Levi qui plongea Bruckner au bord du suicide et dans une frénésie de révisions. Moins sombre, plus aventureuse que la version révisée, celle de 1887 comporte son lot de surprises. Surtout, elle donne à entendre dans la pureté de leur pensée originelle l’incroyable voyage métaphysique qu’est son adagio, ainsi que l’impressionnant finale, avec sa célèbre coda qui superpose dans un contrepoint grandiose les principaux thèmes de la symphonie. Une grande première pour l’Orchestre national de Lyon !

Bruckner, Symphonie n° 8

Composition : de juillet 1884 à août 1887. Révisée entre 1888 et 1890.
Création : Vienne, 18 décembre 1892, par l’Orchestre philharmonique de Vienne, sous la direction de Hans Richter.
Dédicace : à l’empereur François-Joseph Ier d’Autriche.
Édition : version originale de 1887 publiée par Leopold Nowak en 1972, puis Paul Hawkshaw en 2014 – version de 1890 publiée par Robert Haas en 1939 (avec des éléments de la version de 1887, appelée «version mixte 1887/1890»), puis par Leopold Nowak en 1955.

Entamée dans l’euphorie des créations triomphales de la Septième Symphonie et du Te Deum, la Huitième Symphonie occupa Anton Bruckner, alors organiste respecté à la Cour impériale de Vienne, durant trois longues années. En décembre 1892, la création de l’œuvre, par Hans Richter à la tête de l’Orchestre philharmonique de Vienne, valut à Bruckner le plus grand triomphe de sa carrière. Mais il s’agissait d’une version révisée, et il fallut attendre 1973 pour pouvoir entendre enfin la version originale, un an après sa publication par Leopold Nowak. 

Le premier mouvement de la symphonie est achevé à l’automne 1884, l’adagio en février 1885 et les deux derniers mouvements sont esquissés au cours de l’été de cette même année. Pendant les deux années suivantes, Bruckner délaisse quelque peu la musique d’église pour se consacrer à la seule orchestration de sa symphonie. Seul verra le jour le rugissant et peu académique motet Ecce sacerdos magnus, en avril 1885. Après un travail de longue haleine, le chef d’orchestre Hermann Levi se voit remettre le manuscrit en septembre 1887 de la main d’un Bruckner fier de sa nouvelle œuvre et à mille lieues de se douter qu’elle puisse être rejetée par l’artisan du succès de la Septième. «Puisse-t-elle trouver grâce !», le compositeur a-t-il écrit en tête de la partition. Mais, interloqué par une œuvre aux dimensions hors norme qu’il ne comprend tout simplement pas, Levi charge son confrère Joseph Schalk de transmettre au compositeur son refus de créer la symphonie en l’état, l’invitant courtoisement à la réviser.

Effondré par cette annonce, accablé de doutes, le vieux compositeur sombre alors dans une frénésie de révisions d’œuvres antérieures, parfois inutiles pour ne pas dire catastrophiques (Troisième Symphonie), allant jusqu’à réécrire complètement sa Première Symphonie, l’inscrivant dans l’esthétique de la Neuvième Symphonie – un terrible contretemps puisque, à cause de cela, Bruckner n’aura pas le temps d’achever le finale de son ultime symphonie. La Huitième est révisée durant trois longues années, en plusieurs phases, l’adagio étant retouché en premier. L’orchestration gagne en homogénéité, les bois étant utilisés par trois dès le premier mouvement, alors que, dans la version originale, l’orchestre n’apparaît au complet que dans le finale. Les crescendos deviennent plus implacables, plus directs, certaines modulations ou audaces harmoniques dans les développements s’en trouvant gommées, et la symphonie semble se parer d’un voile funèbre. La version originale est en effet moins sombre dans son cheminement, car plus aventureuse dans ses modulations, plus complexe aussi dans la conception de ses crescendos. Enfin, la version de 1890 souffre aussi de coupures malheureuses ici ou là dans les deux derniers mouvements, qui nuisent à la logique organique du discours musical. C’est pourquoi il faut saluer la perspicacité du premier éditeur de la Huitième Symphonie au XXe siècle, Robert Haas, qui rétablit en 1939 ces passages capitaux puisés dans la version de 1887, dont Bruckner souhaitait, pour certains, qu’ils fussent conservés «pour l’éternité».

Sans être radicalement différente de la version de 1890, à part le trio du scherzo, la version originale comporte son lot de surprises, avec par exemple cette vaste coda tonitruante en ut majeur, il faut bien l’avouer plutôt convenue, qui conclut le premier mouvement en lieu et place du Totenuhr (horloge de la mort), prolongé de manière efficace dans la version de 1890 et qui clôt dans un murmure glaçant le mouvement ; ou ce point culminant plus élaboré dans l’adagio, ponctué de six coups de timbales au lieu de deux et carrément dans une tonalité différente. Surtout, elle donne à entendre dans la pureté de leur pensée originelle l’incroyable voyage métaphysique que constitue son adagio, ainsi que le finale, avec sa célèbre coda qui superpose dans les dernières mesures à travers un contrepoint grandiose les principaux thèmes de la symphonie. «Symphonie des symphonies», telle qu’on l’a définie à sa création, la Huitième Symphonie dans sa version de 1887 n’est pas l’ébauche d’un chef-d’œuvre à venir, mais bien le chef-d’œuvre audacieux tel que Bruckner l’a souhaité, sa révision n’ayant été réalisée que dans l’espoir que la partition soit jouée. Elle est bien le monument digne de sa dédicace à l’empereur d’Autriche-Hongrie François-Joseph Ier.

«Je ne connais qu’un homme qui approche de Beethoven, c’est Bruckner.»
(Richard Wagner)

Retrouvant la tonalité d’ut mineur treize ans après la Deuxième Symphonie, Bruckner déploie ici un mysticisme puissant et dramatique, à l’opposé de la précédente Septième, un mysticisme agrémenté de sentiments subjectifs complexes, parfois jusqu’à l’abstraction. Le premier mouvement, forme sonate à trois thèmes (ou, plutôt, trois groupes thématiques) s’ouvre sur un sombre tremolo des violons, une inquiétude naissant immédiatement du soutien chromatique de deux cors et d’une incertitude tonale qui va se prolonger jusqu’au premier tutti. Le premier thème, surgi des tréfonds de la terre, dans les cordes graves, sera le moteur de l’œuvre tout entière. Pas d’«horloge de la mort», cette fin accablée tellement saisissante dans la version de 1890, mais une tapageuse coda bâtie sur le thème moteur de l’œuvre.

Le scherzo est fondé sur un motif tournoyant et très énergique, mise en scène du Deutscher Michel, figure parodique et populaire du paysan allemand, déterminé et proche du peuple, devenu aujourd’hui un personnage un peu benêt affublé d’un bonnet de nuit. Ce scherzo est assez éloigné des scherzos mélodiques des premières symphonies, qui faisaient référence au folklore autrichien, surtout dans cette version originale au trio nettement plus abstrait que celui de la version définitive, et dépourvu de harpes.

Dans l’immense adagio, deux groupes thématiques peu contrastés peignent un paradis perdu en un vaste continuum, les harpes et les tubas wagnériens apportant un épanouissement harmonique suprême. Si le discours s’anime peu à peu dans le développement, c’est seulement à la fin de la réexposition qu’éclate une péroraison très élaborée et grandiose magnifiée par six coups de cymbales. Une vaste coda contemplative, sorte de développement terminal, fait chanter des cordes d’une grande douceur sur un fond harmonique d’une beauté inouïe des cors et tubas wagnériens, apportant une conclusion apaisée à ce mouvement d’une grande intensité émotionnelle.

Le rythme guerrier qui ouvre le vaste finale, dans la perfection de sa version originale, ramène l’auditeur brutalement sur terre. Cette introduction «héroïque» fait référence à la rencontre, en 1884 à Olomouc (République tchèque), des trois empereurs qu’étaient François-Joseph, le tsar Alexandre III et Guillaume II, Kaiser d’Allemagne. Rigoureusement architecturé, ce mouvement tente d’apporter une résolution psychologique aux conflits rencontrés dans les précédents mouvements. Il y parviendra en sa sensationnelle coda où, dans les dernières mesures, les premiers thèmes de chaque mouvement se superposent dans un éclatant ut majeur conquis de haute lutte, conclusion grandiose à la dernière symphonie «classique» achevée du XIXe siècle.

– Raphaël Charnay