1878 : Palais du Trocadéro

Le palais Trocadéro, «cathédrale républicaine»

Située en face du Champ-de-Mars, et offrant une vue spectaculaire sur les parades militaires qui s’y déroulent, la colline de Chaillot (Paris) attise les convoitises du pouvoir après la Révolution, au cours laquelle le couvent fondé en 1651 par Henriette-Marie de France a été détruit. En 1811, un mois avant la naissance de son fils le roi de Rome, Napoléon Ier décide la construction d’un palais fastueux qui servira de résidence à cet héritier. À la chute de l’Empire, seuls quelques travaux de terrassement ont été réalisés. Divers projets grandioses se succèdent. En 1867, Napoléon III entreprend de nouveaux travaux de nivellement pour permettre à la foule de contempler l’Exposition universelle qui se tient sur le Champ-de-Mars. Après la chute du Second Empire et les balbutiements de la Troisième République, l’année 1875 apporte une stabilité politique. L’heure est aux réjouissances : on programme pour 1878 une nouvelle Exposition universelle, qui devra être plus vaste et fastueuse que jamais auparavant. Le Champ-de-Mars ne suffit plus : on décide la construction d’un palais monumental sur la colline de Chaillot, sur la place du Roi-de-Rome – qui entre-temps a pris le nom de Trocadéro (pour commémorer la victoire de Louis XVIII devant ce fort espagnol).

La conception est confiée à Gabriel Davioud. Au cœur de deux immenses bras, cet édifice néo-byzantin comportera une immense salle des fêtes (5000 places). Entre-temps, la République s’est fermement installée avec la victoire électorale de Mac-Mahon en 1877. Dès son inauguration, le 1er mai 1878, le palais du Trocadéro se veut populaire : le gouvernement a octroyé un jour de congé aux ouvriers pour qu’ils puissent être de la fête.

Le palais conserve ce rôle au-delà de l’Exposition, échappant à la destruction qui lui était promise après les festivités. Des musées s’installent dans les ailes, et la salle des fêtes accueille d’immenses rassemblements : écoliers, cérémonies maçonniques, chorales, œuvres de bienfaisance, anciens combattants, tirages de la Loterie nationale… La salle des fêtes s’impose comme la cathédrale laïque de la nouvelle République. Ce n’est pas un Christ en gloire qui couronne son buffet, mais un gigantesque buste de Marianne qui trône devant sa console, laquelle sera fréquemment pavoisée. C’est dans cet environnement que, le 14 juillet 1890, on célèbre le centenaire de la fête de la Fédération et la première Fête nationale française.

Les arts y ont également leur place : la musique, tout d’abord, autour de l’orgue. Puis le théâtre, avec la fondation en 1920 du Théâtre national populaire par Firmin Gémier. Orgue et théâtre s’inscrivent pleinement dans l’esprit des lieux : l’instrument de Cavaillé-Coll – le second orgue laïc d’une telle importance après celui de Birmingham (1834) – en développant tout un répertoire de concert ; le TNP en ouvrant cet art au plus grand nombre.

En 1935, le palais du Trocadéro sera détruit pour laisser place au palais de Chaillot, en vue de l’Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne, en 1937.

Un orgue pour l’Exposition universelle de 1878

Lorsque naît le projet du palais du Trocadéro, la décision est rapidement prise d’y construire un orgue. Le but est de laver l’affront de l’Exposition de 1867, lorsque l’Américain Steinway a raflé le grand prix de facture instrumentale au nez et à la barbe des grands fabricants de pianos français, Érard, Gaveau et Pleyel. La construction de l’orgue est confiée au plus célèbre facteur français du moment : Aristide Cavaillé-Coll. L’organier a déjà une expérience en matière d’orgues de salle, avec ceux de Sheffield (1873) et du palais de l’Industrie à Amsterdam (1875). Pris par le temps, il reprend les tuyaux d’un orgue de trois claviers qu’il vient d’achever. Cet orgue est destiné à la nouvelle église Notre-Dame-d’Auteuil, à quelques encablures du Trocadéro. Selon le musicologue Rollin Smith, toutefois, l’instrument fut conçu à l’origine non pour cette église (encore à l’état de projet) mais pour un commanditaire inconnu qui se serait rétracté. Il semble plutôt que le prêtre, l’abbé Lamazou, ait profité de l’existence de l’instrument orphelin pour l’acquérir à un prix réduit pour son nouveau lieu de culte.

Quoi qu’il en soit, Cavaillé-Coll doit adapter ce matériau à l’immense salle des fêtes. Il porte le nombre de claviers manuels de trois à quatre, augmente le nombre des jeux de 45 à 66 et privilégie des jeux puissants, pour compenser l’acoustique peu réverbérée. L’orgue est un des plus vastes de son temps et intègre les dernières nouveautés techniques : machines Barker (mécanismes d’assistance pneumatique diminuant la résistance mécanique des claviers et permettant le développement de grands orgues symphoniques), souffleries produisant des pressions très différenciées et aptes à satisfaire des besoins considérables en vent, pré-combinateur, … L’esthétique est résolument romantique et symphonique, avec l’abandon des multiples mutations et mixtures classiques au profit d’une profusion de 8’, d’un renforcement des graves (16’ et 32’) et de nombreux jeux propres à l’orgue «symphonique» : ondulants (Voix céleste, Unda maris), Violoncelles, Gambes, Diapasons, Clarinette, Flûtes harmoniques, … Par ailleurs, deux claviers sont expressifs (Positif et Récit), ce qui constitue une nouveauté.

Cavaillé-Coll organise dans son atelier des auditions privées de l’orgue qui rencontrent un vif succès.

Le Journal officiel, sous la signature de son nouveau rédacteur musical, M. Arthur Pougin, rend compte de la très-intéressante audition publique de l’orgue du Trocadéro, qui a eu lieu dimanche dernier dans les ateliers de M. Cavaillé-Coll. Plus de cinq cents personnes y assistaient. M. Guilmant, l’organiste de la Trinité, a fait, en grand artiste, les honneurs du nouvel instrument. Il a reçu entre autres vives félicitations, celles de MM. Gounod et Saint-Saëns. 
Le Ménestrel, 21 avril 1878

Pour son orgue, Cavaillé-Coll reçoit le grand prix dans la classe 13, celle des instruments de musique, au concours de l’Exposition universelle ; au jury figure Franz Liszt. Cette distinction vaut au facteur une promotion au grade d’officier de la Légion d’honneur (Journal officiel du 24 octobre 1878).

Concerts inauguraux

Le premier concert au Trocadéro a lieu le 6 juin 1878. Édouard Colonne dirige un orchestre de 350 personnes dans Le Désert de Félicien David et la cantate Les Noces de Prométhée de Camille Saint-Saëns. L’orgue est inauguré le 7 août 1878 par Alexandre Guilmant, qui joue sa Marche funèbre et Chant séraphique ainsi que des pièces de Lemmens, Martini, Chauvet, Händel, Bach (Toccata et Fugue en ré mineur BWV 565) et Mendelssohn. Dès lors, Guilmant fait office de titulaire – même si le titre ne lui est jamais conféré officiellement. C’est lui qui a organisé la série de seize concerts lançant l’histoire de l’instrument. Jusqu’au 8 octobre, les plus grands organistes jouent le nouvel orgue, notamment Eugène Gigout (13 août), Théodore Dubois (21 août), Camille Saint-Saëns (28 septembre), André Messager (8 octobre).

Le 22 août, deux semaines après le concert inaugural, Guilmant retrouve les claviers pour la création mondiale de sa Première Symphonie pour orgue et orchestre – qui n’est autre que l’orchestration de sa Première Sonate pour orgue de 1875. Le 1er octobre, la tribune du Trocadéro accueille César Franck, qui fait entendre ses Trois Pièces composées pour l’occasion). En marge de la série officielle, profitant d’un séjour à Paris, Jacques-Nicolas Lemmens et son épouse, Helen Lemmens-Sherrington, donnent en septembre un concert exceptionnel en compagnie de Guilmant et du flûtiste Paul Taffanel. Mais l’événement majeur a peut-être été le récital de Charles-Marie Widor le 24 août, avec la création de sa Sixième Symphonie : parangon de l’orgue «symphonique» mis au point par Cavaillé-Coll, l’instrument du Trocadéro se prête tout particulièrement à l’exercice de la symphonie pour orgue seul, où il rivalise avec l’orchestre par la richesse des timbres autant que par la puissance.

Les grandes heures de l’orgue du Trocadéro

L’Exposition universelle ferme ses portes le 31 octobre 1878. L’été suivant, Guilmant instaure une série de concerts mêlant l’orgue seul et l’orgue accompagné d’autres instruments, notamment d’orchestre. C’est dans ce cadre que, le 19 octobre 1879 Widor donne la première audition publique de sa Cinquième Symphonie, couronnée de l’illustre «Toccata» (quelques semaines plus tôt, en juin, l’organiste lyonnais avait joué lors d’un concert privé l’une de ses deux nouvelles symphonies pour orgue seul, la Cinquième ou la Sixième – ou les deux – devant le ministre des Beaux-Arts). Durant l’Exposition universelle de 1889, Widor présentera une troisième symphonie au Trocadéro, la Huitième. Le 11 juin 1896, il dirigera sa Troisième Symphonie pour orgue et orchestre, op. 69, avec en soliste son élève Louis Vierne.

Après cette glorieuse entrée en matière, des problèmes se posent rapidement. Le curé de Notre-Dame d’Auteuil réclame ses tuyaux. Grâce à Guilmant et Widor, l’État en fait l’acquisition en 1882 pour le Trocadéro. Cavaillé-Coll construit pour Auteuil un instrument à deux claviers manuels et 32 jeux inauguré le 11 février 1885. L’acoustique de la salle des fêtes se révèle désastreuse pour les autres formes de musique que l’orgue. Ainsi n’abritera-t-elle plus, progressivement, que des concerts d’orgue, avec ou sans orchestre. Les plus grands organistes français, européens et même américains en feront un lieu admiré dans le monde entier. Des œuvres monumentales seront ainsi données, tels les oratorios Gallia, La Rédemption et Mors et Vita de Gounod, le Messie de Händel ou, en première audition mondiale, le Requiem de Fauré (1900).

Dès les concerts inauguraux, Guilmant s’est attaché à promouvoir le répertoire ancien. Malgré ses couleurs profondément romantiques, l’orgue de Cavaillé-Coll lui semble un véhicule tout à fait adapté pour faire entendre des pages de Bach, Buxtehude, Frescobaldi ou autres, écrites originellement ou non pour l’orgue. Le 9 septembre 1889, il donne ainsi un célèbre Concert historique, dont il publiera par la suite les partitions ; à la suite d’airs de Rameau, Cesti ou Monteverdi, de pièces de Byrd, Muffat ou Clérambault, il joue des pièces plus récentes comme le charmant Andante con moto de son aîné Boëly, qui avant lui, à sa tribune de Saint-Germain-l’Auxerrois, avait fait découvrir la musique des maîtres anciens aux Parisiens. Sous le titre de Répertoire du Trocadéro, Guilmant publie quatre autres volumes de pièces anciennes transcrites par ses soins. On y trouve notamment deux adaptations pour orgue seul de concertos pour orgue et orchestre de Händel (dont il a présenté l’intégralité au Trocadéro), ainsi que le rondeau Sœur Monique de François Couperin et la célèbre sinfonia de la Cantate BWV 29 de Bach.

Déclin

Au début du siècle, l’orgue – qui manque cruellement de fonds – connaît des problèmes mécaniques croissants. La mort de Guilmant, en 1911, puis la guerre compliquent encore les choses. En 1920, Camille Saint-Saëns obtient tout de même un triomphe avec la création française de Cyprès et Laurier, où Gigout tient la partie d’orgue solo.

La même année, Marcel Dupré réalise un exploit sans précédent : l’intégralité de l’œuvre de Bach par cœur, en dix concerts (avant de tenter l’aventure au Trocadéro, où les frais de location étaient élevés et la salle immense, il avait fait un premier essai fort concluant dans la salle plus modeste du Conservatoire). Au printemps, Dupré donne une série de six récitals mêlant les pages des grands maîtres aux siennes. Néanmoins, l’état de l’instrument est des plus préoccupants, et Louis Vierne est l’un de ceux qui s’en émeuvent. Dupré a beau donner, le 30 avril 1925, la première exécution française de sa Symphonie-Passion devant 3000 personnes enthousiastes, il ne peut que constater sa détérioration catastrophique.

En 1926, devenu professeur d’orgue au Conservatoire en succession d’Eugène Gigout, Dupré use de ce prestige supplémentaire pour mettre en place, aidé de son maître Widor, un comité de soutien de l’orgue et lever des fonds auprès de ses collègues. Il donne un récital de charité et puise dans sa propre bourse. Une fois les fonds réunis, il supervise la rénovation et inaugure l’instrument restauré le 11 mars 1927. Il s’y produira encore une demi-douzaine de fois, avec notamment, le 14 août 1932, la création du Chemin de la Croix (fixation sur le papier de quatorze improvisations sur les stations du poème homonyme de Paul Claudel). Il y jouera un concert d’adieu le 14 août 1935, avant le démontage de l’instrument et la destruction du bâtiment.

– Claire Delamarche

L’instrument

– 4 claviers manuels de 56 notes (Grand-Orgue, Positif expressif, Récit expressif, Solo)

– Pédalier de 30 notes
– 66 jeux sur 85 rangs
– Pressions différenciées au sein de chaque plan sonore, dans un but d’équilibre (divisions Petite Pédale/Grande Pédale/32’ à la Pédale, fonds/anches au GO, basses/dessus au Solo)
– Traction mécanique avec 2 machines Barker