Notes de programme

Hommage à Saint-Saëns

Sam. 11 déc. 2021

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Générique détaillé

Camille Saint-Saëns (1835-1921)
«Cyprès», extrait de Cyprès et Lauriers, op. 156 

[7 min]

Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Prélude et Fugue en ré mineur, BWV 539

[8 min]

Camille Saint-Saëns
Improvisation n° 5, en la majeur, «Pro Martyribus», extraite des Sept Improvisations op. 150 

[3 min]

Robert Schumann (1810-1856)
Esquisse n° 3, en fa mineur, extraite des Quatre Esquisses pour piano à pédalier, op. 58

[5 min]

Camille Saint-Saëns 
«Mon cœur s’ouvre à ta voix», extrait de Samson et Dalila

(Transcription d’Edwin Lemare) 

[6 min]

Marcel Dupré (1886-1971)
Prélude et Fugue en fa mineur, op. 7 n° 2

[11 min]

Camille Saint-Saëns 
Scherzo (n° 5), extrait des Six Duos pour harmonium et piano op. 8 (transcription de Daniel Roth) 

[4 min]

Robert Schumann
Étude n° 4, en la bémol majeur, extraite des Quatre études en forme de canon pour piano à pédalier, op. 56

[5 min]

Camille Saint-Saëns
Fantaisie en mi bémol majeur

[6 min]

Franz Liszt (1811-1886)
Variations sur «Weinen, klagen, sorgen, zagen»

[16 min]

 

Vincent Warnier orgue

Introduction

«L’orgue moderne, tel que M. Cavaillé-Coll l’a créé et perfectionné, est un instrument nouveau, qui demande un style nouveau. Le vrai style de l’orgue, à présent, est celui qui, prenant l’orgue ancien pour base, laisse libre carrière aux effets des instruments actuels, si riches et si merveilleux.»
Saint-Saëns, 1879

Au sein de la carrière aux multiples facettes de Camille Saint-Saëns, l’orgue occupe une place de choix, bien que non prépondérante. Ses compositions pour l’instrument à tuyaux ne sont qu’une trentaine parmi plus de 600 œuvres répertoriées. C’était un interprète renommé, et il se produisit lors d’inaugurations d’instruments remarquables ; notamment à Paris les orgues Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice, Notre-Dame, la Trinité et du Trocadéro, aujourd’hui à l’Auditorium de Lyon. Il fut également un improvisateur hors pair, dont la pureté de style impressionnait les auditeurs.

Le jeune Saint-Saëns était avant tout un pianiste prodige. Sa rencontre précoce avec Alexandre-Pierre-François Boëly, qui tenait à Paris l’orgue de Saint-Germain-l’Auxerrois, fut sans doute marquante pour l’orienter également vers l’orgue et lui faire découvrir les maîtres anciens, pour lesquels il gardera une prédilection constante. Au Conservatoire, dans la classe de François Benoist, il obtient un second prix d’orgue dès sa première année d’études et un premier prix en 1851, après quoi il entre en classe de composition. En 1853, à l’âge de 18 ans, Saint-Saëns est nommé titulaire de l’orgue historique de l’église Saint-Merry, et est ainsi amené à suivre de près le travail du célèbre facteur Aristide Cavaillé-Coll qui réalise la transformation de l’instrument de 1855 à 1857. En 1858, il est nommé à la prestigieuse tribune de la Madeleine, où il officiera pendant une vingtaine d’années.

Avec cet orgue Cavaillé-Coll de 1846, il dispose désormais d’un instrument de facture moderne, orchestrale et expressive, d’une grande richesse de timbres. Il démissionne en 1877, laissant la place à Théodore Dubois, car bien que prestigieuse et rémunératrice, cette fonction liturgique était trop astreignante. Épris de liberté et d’indépendance, il peut ensuite se consacrer pleinement à la composition et entreprendre de nombreux voyages d’agrément, ou encore des tournées de concerts en tant que pianiste ou chef d’orchestre. L’orgue est désormais pour lui un instrument de concert, détaché de ses attaches liturgiques, qu’il touche à l’occasion avec son impressionnante virtuosité digitale, un instrument répondant à son goût inné pour le contrepoint comme celui de la couleur orchestrale, et suscitant l’inspiration la plus élevée, la noblesse du style et de l’idée. 

Saint-Saëns, Cyprès

Composition : Algérie, mars 1919.
Création : Ostende (Casino), 11 juillet 1920, sous la direction de Léon Jehin. 
Création française : Paris, Trocadéro, 24 octobre 1920, par Eugène Gigout et l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire sous la direction du compositeur. 
Dédicace : à Raymond Poincaré, président de la République française.

Cyprès est la première partie (pour orgue solo) d’un diptyque, Cyprès et Lauriers, dont la seconde partie fait intervenir en sus l’orchestre symphonique ; l’orgue se trouve alors intégré comme instrument concertant, renouvelant l’heureuse association déjà expérimentée dans la 3e symphonie. Cette œuvre tardive est la dernière composition que Saint-Saëns a consacrée à l’orgue. Composée après la Première Guerre mondiale, c’est un hommage à la victoire des Alliés : les disparus sont évoqués par les cyprès, arbres emblématiques des cimetières ; les lauriers, quant à eux, symbolisent la gloire héroïque des combattants et l’exaltation du sentiment patriotique. Saint-Saëns a cependant précisé que l’on pouvait interpréter la première partie «séparément, dans les cérémonies funèbres».

L’exorde, en accords dissonants, est d’emblée tragique et tourmenté, mais bientôt s’élève une sorte de plainte aux inflexions descendantes entrecoupées de silences, formant comme des sanglots. Le langage harmonique est mouvant, aux tonalités incertaines et parfois presque suspendues, révélant un Saint-Saëns pas totalement fermé aux évolutions du langage musical du début du XXe siècle. Après un développement des deux idées principales, la plainte crépusculaire reparait une dernière fois à découvert, dans un silence recueilli et un caractère résigné. 

Composé pour l’orgue du Trocadéro, Cyprès et Lauriers sera finalement créé à Ostende pour des raisons de disponibilité de la salle ; au Trocadéro reviendra quelques semaines plus tard la création française.

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La seconde partie de cette œuvre patriotique, Lauriers, est l’une des pièces musicales choisies par Emmanuel Macron pour sa cérémonie d’investiture comme président de la République, à l’Élysée, le 14 mai 2017. On peut l’entendre ici, à 5’35’’, dans une version écourtée, et dans un arrangement… sans orgue, par l’Orchestre symphonique de la Garde républicaine : https://bit.ly/3DyS3sY

Bach, Prélude et Fugue en ré mineur

«Malheur aux époques qui méprisent le passé et négligent de l’étudier ! Trois fois malheur à celles qui le copient, qui s’y enferment et n’osent rien inventer !»
Saint-Saëns, 1879

Composition : vers 1718-1723 (violon), vers 1724-1725 (orgue).

La musique de Johann Sebastian Bach fut pour Saint-Saëns une référence constante et une source d’inspiration, à une époque où, en France, on redécouvrait ses œuvres. Saint-Saëns dut cette révélation à son premier professeur d’orgue, Boëly (1785-1858), qui en son temps devait se sentir bien isolé à défendre ce répertoire qui était alors complètement ignoré. 

Le Prélude et Fugue en ré mineur, BWV 539  de Bach est partiellement une transcription de sa Première Sonate pour violon seul, BWV 1001. Un nouveau prélude, de proportions modestes et sans pédale, remplace le premier mouvement de la sonate, sans qu’on ait la certitude que cette pièce soit bien destinée à précéder la fugue de la version pour orgue (certains interprètes le remplacent par leur propre transcription du premier mouvement de la sonate pour violon).

La monumentale fugue réalise dans sa plénitude la polyphonie esquissée ou seulement virtuelle de la version pour violon. La tonalité est transposée de sol mineur à ré mineur pour recentrer l’ambitus vers le grave, puisque l’orgue dispose d’une bien plus vase étendue que le violon. L’écriture contrapuntique qui était limitée par la nature essentiellement monodique de l’instrument initial est étoffée de nouveaux détails en contre-chants, de basses harmoniques solides, et atteint par moments l’opulence de cinq voix réelles. Mais Bach reste cependant extrêmement fidèle à l’original : le déroulé de la forme est exactement respecté, à part deux mesures ajoutées pour permettre une entrée supplémentaire du sujet. Le résultat est atypique pour une œuvre d’orgue : les imitations fuguées alternent avec des passages plus libres en figurations linéaires ou arpégées, typiques du violon, et l’écriture ciselée, la dentelle sonore des accords détachés rappellent le geste de l’archet sur les doubles ou triples cordes.

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La version originale de la fugue de la Sonate pour violon seul BWV 1001, par la jeune violoniste Iris Kengen : https://bit.ly/3FEOIKz.

Saint-Saëns, Improvisation n° 5

Composition : décembre 1916 – février 1917.
Dédicace : à Eugène Gigout.

Les Sept improvisations op. 150 sont également une œuvre tardive, où Saint-Saëns se souvient de ses années passées comme organiste liturgique. Il a révélé que l’inspiration de nombreuses œuvres instrumentales ou vocales lui était venue aux claviers de la Madeleine, où il avait tout loisir d’expérimenter des idées, des couleurs, des intentions expressives… Dans un article intitulé «L’Orgue», Saint-Saëns a affirmé la place prépondérante qu’il faisait à l’improvisation dans le contexte liturgique, où il excluait les œuvres du répertoire, «morceaux de concert, déplacés dans un offertoire catholique, avec lequel ils ne s’accordent point», ajoutant plus loin «aussi, pendant les quelque vingt ans que j’ai tenu l’orgue de la Madeleine, ai-je improvisé presque toujours, me laissant aller au hasard de ma fantaisie, et ce fut une des joies de mon existence». 

À part la dernière, dansante et joyeuse, les Improvisations op. 150 se meuvent dans une expression austère et recueillie. Trois d’entre elles, dont la cinquième, font référence à des thèmes de plain chant librement paraphrasés, formant de souples mélodies vocales, diatoniques, parées d’harmonies modales intemporelles.

Schumann, Esquisse n° 3 et Étude n° 4

Esquisse n° 3
Composition :
1844.

Étude n° 4
Composition :
printemps-été 1845.
Dédicace : à Johann Gottfried Kuntsch (organiste de la cathédrale de Zwickau).

Comme Saint-Saëns, Schumann fut également fasciné par l’écriture polyphonique de Bach. En 1845 à Dresde, il est pris soudainement d’une sorte de rage de contrepoint : avec sa femme Clara, il étudie avec acharnement des fugues de Bach, et son Journal rend compte des étapes de ce travail comme de son état d’esprit déjà altéré par des troubles psychiques. C’est comme si le musicien se réfugiait dans la rigueur de l’écriture du Cantor de Leipzig  pour éviter de sombrer.

Il existait à cette époque un instrument hybride, le piano à pédalier, qui permettait aux organistes de s’exercer à la maison. Schumann, qui n’était pas organiste, pensait que cet instrument pourrait également apporter un nouvel essor à la musique de piano. Il avait loué un pédalier adaptable à son piano, et composa en quelques semaines trois cycles pianistiques avec une partie de pédale : les Six Études en forme de canon, op. 54, Quatre Esquisses, op. 56 et Six Fugues sur le nom de BACH, op. 60 (auxquels il faut ajouter, dans la même veine contrapuntique, les Quatre Fugues op. 72, pour piano). De nos jours, cet instrument ne subsistant plus que dans les musées, on joue ce répertoire à l’orgue. 

Les Études op. 54 ne cherchent pas à imiter le style de Bach ; ce ne sont pas non plus des exercices de technique instrumentale : Schumann y conserve son expressivité propre. La contrainte d’écriture est une image du «double» qui hante nombre de ses œuvres : le canon fait proliférer la mélodie sur elle-même tout en entravant sa marche en avant, puisque celle-ci entraîne inexorablement son écho derrière elle.

Quant aux Esquisses, ce sont de brefs impromptus de style essentiellement harmonique, la partie de pédale fournissant des basses profondes à une écriture en accords d’une plénitude presque surchargée. 

Saint-Saëns, «Mon cœur s’ouvre à ta voix»

Création (opéra) : Weimar, Théâtre de la cour grand-ducale, 2 décembre 18772 sous la direction d’Eduard Lassen.

La transcription de l’air célèbre «Mon cœur s’ouvre à ta voix» (Samson et Dalila) nous rappelle que Saint-Saëns fut aussi un compositeur lyrique renommé. Avec Faust et Carmen, Samson et Dalila (1877) demeure l’un des opéras les plus populaires du répertoire français. Le moment crucial de cette histoire d’amour et de trahison tirée d’un épisode biblique est l’air «Mon cœur s’ouvre à ta voix», où Dalila parachève son entreprise de séduction pour obtenir de Samson le secret de sa force surhumaine. Cette mélodie aux accents enjôleurs et sensuels est devenue très vite un «tube» qui a suscité de nombreuses transcriptions instrumentales pour toutes sortes de formations. L’orgue s’y révèle un instrument expressif, capable du plus beau cantabile dans l’emploi de ses différents jeux solistes. Sa transcription pour orgue est l’une des innombrables réalisées par l’organiste anglais Edwin Lemare (1865-1934) à sa propre intention.

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Une très belle version de l’air d’opéra, chanté par Elīna Garanča (Dalila), avec Roberto Alagna (Samson) et l’Orchestre du Metropolitan Opera de New York, sous la direction de Mark Elmer (2018) : https://bit.ly/3v4Jinj.

Dupré, Prélude et Fugue en fa mineur

Composition : 1912.
Dédicace : «À la mémoire d’Augustin Barié, organiste de Saint-Germain-des-Prés».

Les trois Préludes et Fugues op. 7 figurent parmi ses toutes premières œuvres pour orgue de Marcel Dupré et, par leur ambition technique et leur perfection formelle, sont toujours au répertoire des organistes. À cette époque, Dupré, encore étudiant en composition, travaille en parallèle le piano et l’orgue, d’une manière intensive et méthodique, et il s’est forgé une technique à toute épreuve (ce qui peut le faire comparer à Saint-Saëns). La difficulté technique de ses œuvres est cependant mise au service d’une pensée musicale authentique, qui se nourrit de nouvelles combinaisons de plans sonores et de textures d’une grande ingéniosité. On peut noter que dès ses débuts, Dupré choisit de s’inscrire dans une tradition ‒ l’artisanat et l’objectivité de l’écriture contrapuntique, le goût des formes clairement construites ‒ sans pour autant tomber dans l’académisme (encore un point commun avec Saint-Saëns).

Dans les Trois Préludes et Fugues, le matériau thématique du prélude et celui de la fugue qui s’y enchaîne sont reliés de manière organique. Le morceau central, en fa mineur, fait office de mouvement lent dans ce triptyque. Il commence dans une ambiance feutrée et mystérieuse (les registrations sont précisément notées) et oppose une figure ostinato en notes détachées (gambe et octavin) et un cantabile aux flûtes, qui se croisent et s’entrelacent, évoluant peu à peu vers une grande intensité d’expression. Le sujet de fugue reprend les premières notes du cantabile dans un développement contrapuntique très vocal, dense et soutenu, où l’on remarquera quelques procédés savants (strette, inversion du sujet) qui adviennent sans le moindre pédantisme.

Saint-Saëns, Scherzo

Composition : avril-mai 1858.
Dédicace : à Louis-James-Alfred Lefébure-Wély.

Les Six Duos pour harmonium et piano, op. 8 révèlent une autre facette de la carrière et la vie de Saint-Saëns, qui fréquenta assidûment dès sa prime jeunesse les salons parisiens de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie, interprétant au piano ses œuvres, accompagnant ses mélodies ou participant à des séances de musique de chambre. Un instrument nouveau, l’harmonium, y fit alors son apparition et devint fort à la mode, avant même de s’introduire dans les églises comme succédané de l’orgue. Cet instrument à anches libres et soufflerie actionnée par des pédales avait été breveté en 1842 par Alexandre-François Debain, et fut ensuite perfectionné par d’autres facteurs réputés (Alexandre, Mustel…). Son grand avantage, outre ses sonorités particulières (déclinées en plusieurs jeux), était sa capacité à réaliser des nuances progressives, et donc une expressivité appréciée dans la musique romantique. 

Dans le Scherzo de ses Six Duos, Saint-Saëns oppose les deux instruments dans leur manière de produire le son : sur un rythme de tarentelle, le piano utilise un jeu sec et délié (caractéristique du style pianistique du compositeur) alors que l’harmonium joue des accords tenus. Ce n’est pas une mince performance que d’avoir réuni dans une transcription ces deux entités antinomiques : la version pour orgue solo de Daniel Roth (actuel organiste titulaire du grand orgue de Saint-Sulpice, à Paris)confronte sur deux claviers distincts le jeu staccato et le plus parfait legato dans une musique de haute voltige, étincelante d’inventivité et de charme.

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Daniel Roth interprétant sa transcription du Scherzo pour harmonium et piano de Saint-Saëns, sur l’orgue du centre commercial Wanamaker à Philadelphie (États-Unis), réputé pour être le plus grand orgue du monde (6 claviers et pédalier, 451 jeux pour 28 500 tuyaux) : https://bit.ly/30mK6J1

Saint-Saëns, Fantaisie en mi bémol majeur

Composition : mai 1857.
Dédicace : «À mon ami Georges Schmitt».

La Fantaisie en mi bémol majeur est la première œuvre importante pour orgue de Saint-Saëns, alors âgé de 22 ans, alors qu’il était organiste à Saint-Merry. C’est résolument une musique de concert, enjouée et virtuose, qu’il choisira d’ailleurs d’interpréter lors du concert d’inauguration de son instrument restauré par Aristide Cavaillé-Coll, le 3 décembre 1857. La pièce est composée de deux grandes parties : un prélude où les mains voltigent d’un clavier à l’autre en accords alternés, et un Allegro di molto e con fuoco au thème plein d’élan qui se souvient peut être de Schumann. Le jeune Saint-Saëns y déploie sa science de la polyphonie dans un fugato central, suivi du retour du thème qui s’achemine vers une péroraison de plus en plus brillante, parée de traits tourbillonnants.

Liszt, Variations sur «Weinen, klagen, sorgen, zagen»

Saint-Saëns rencontra pour la première fois Liszt dans un salon parisien en 1853, et le jeune homme fut ébloui par son talent pianistique phénoménal : «Les rêves de mon imagination juvénile n’étaient que de la prose à côté du poème dionysiaque évoqué par ses doigts surnaturels.» Ce fut le début d’une longue amitié et d’un soutien mutuel entre ces deux pianistes-compositeurs, qui ne cesseront qu’à la mort de Liszt en 1886. Ayant entendu Saint-Saëns à l’orgue de la Madeleine, Liszt s’était enthousiasmé, le considérant comme «le plus éminent et extraordinaire roi des organistes», ou encore «le premier organiste du monde» ! Sur le modèle de Liszt, Saint-Saëns introduisit en France le genre nouveau du poème symphonique, avec ses quatre pages célèbres : Le Rouet d’Omphale (1869), Phaéton (1873), la Danse macabre (1874) et La Jeunesse d’Hercule (1877). Liszt favorisa la carrière de son cadet en Allemagne et fit créer en 1877 au théâtre de Weimar l’opéra Samson et Dalila, refusé par les scènes françaises. Saint-Saëns l’en remercia en 1878 par l’organisation d’un concert au Théâtre-Italien de Paris entièrement consacré aux œuvres symphoniques de Liszt, qui peinaient à trouver leur public en France. Il devait en 1886 lui dédier sa Troisième Symphonie, avec orgue.

Prodige du clavier ayant révolutionné la technique pianistique, Liszt n’était pas véritablement organiste, mais il a composé pour l’instrument à tuyaux trois œuvres monumentales, la Fantaisie et Fugue sur le thème BACH, la Fantaisie et Fugue sur le choral «Ad nos, ad salutarem undam» et ces Variations sur «Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen», ainsi que quelques pages plus modestes et des transcriptions. Il envisageait l’orgue, sans a priori, comme une somme de possibilités d’effets polyphoniques, orchestraux et dramatiques, enflammés par sa technique digitale transcendante. 

Les Variations sur «Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen» prennent comme base la Cantate BWV 12, composée par Bach en 1714 à Weimar. Le premier chœur se déploie sur une basse obstinée chromatique descendante traitée en passacaille, qui est une figure baroque de l’affliction et du deuil (les paroles en sont : «Pleurs, gémissements, tourments, découragement, angoisse et détresse, voilà le pain noir des chrétiens qui portent le fardeau de Jésus», et Bach en reprendra plus tard la musique dans le Crucifixus de la Messe en si mineur). Liszt, qui avait déjà adapté ce chœur en un bref prélude pour piano en 1859, et en grandes variations pianistiques en 1862, en fait finalement une version pour orgue encore plus aboutie. 

Après une introduction d’essence dramatique qui présente le motif descendant, les variations commencent par une séquence polyphonique d’essence vocale proche de la version de Bach, dans le registre médium. Mais bientôt l’ambitus s’élargit, l’écriture instrumentale s’émancipe, la basse obstinée est retravaillée, et surtout, le langage harmonique, devenu hyper-chromatique, frôle la suspension du sentiment tonal. Un récitatif plein d’incertitude interrompt cette progression et se prolonge par une section d’allure improvisée, de caractère hésitant et angoissé. De ce chaos tonal hautement subjectif surgit soudain, par un contraste total, dans un clair et franc fa majeur, le choral Was Gott tut, das ist wohlgetan [«Ce que Dieu fait, est bien fait»] (c’était déjà le choral conclusif de la Cantate BWV 12), prolongé par une coda exaltée et triomphante.

Il est vraisemblable que Liszt a voulu faire bien davantage dans cette œuvre que travailler le genre de la variation amplificatrice sur basse obstinée et réaliser une étude de langage chromatique opposé au diatonique. L’aspect symbolique transcende la technique. Liszt vivait à cette époque une période difficile de sa vie : désillusions dans sa carrière artistique, où ses œuvres autres que pianistiques n’étaient pas comprises, difficultés dans sa vie privée, décès soudain de sa fille aînée Blandine… Dans une vision chrétienne, l’accablement et le désespoir peuvent être surmontés par une acceptation qui n’est pas seulement de la résignation, mais l’espérance de l’au-delà. 

– Textes : Isabelle Rouard

L’ORGUE DE L’AUDITORIUM

L’ORGUE EN BREF

Les facteurs d’orgue :
Aristide Cavaillé-Coll (1878)
Victor Gonzalez (1939)
Georges Danion/S. A. Gonzalez (1977)
Michel Gaillard/Manufacture Aubertin (2013)

Construit pour l’Exposition universelle de 1878 et la salle du Trocadéro, à Paris, cet instrument monumental (82 jeux et 6500 tuyaux) fut la «vitrine» du plus fameux facteur de son temps, Aristide Cavaillé-Coll. Les plus grands musiciens se sont bousculés à la console de cet orgue prestigieux, qui a révélé au public les Requiem de Maurice Duruflé et Gabriel Fauré, le Concerto pour orgue de Francis Poulenc et des pages maîtresses de César Franck, Charles-Marie Widor, Marcel Dupré, Olivier Messiaen, Jehan Alain, Kaija Saariaho, Édith Canat de Chizy, Thierry Escaich ou Philippe Hersant. Remonté en 1939 dans le nouveau palais de Chaillot par Victor Gonzalez, puis transféré en 1977 à l’Auditorium de Lyon par son successeur Georges Danion, cet orgue a bénéficié en 2013 d’une restauration par Michel Gaillard (manufacture Aubertin) qui lui a rendu sa splendeur. La variété de ses jeux lui permet aujourd’hui d’aborder tous les répertoires, de Bach ou Couperin aux grandes pages romantiques et contemporaines. C’est, hors Paris (Maison de la Radio et Philharmonie), le seul grand orgue de salle de concert en France. En juin 2019, il a accueilli la première édition à l’orgue du Concours international Olivier-Messiaen.

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